Reportage
« Coupables » d’avoir vécus sous Daesh
C’est un embouteillage de voitures encastrées, comme en connaissent toutes les métropoles du monde. Des invectives et des coups de klaxons : A Mossoul Est, la vie a repris le dessus sur la guerre. Pendant que la bataille, féroce, continue de l’autre côté du Tigre pour déloger les djihadistes qui se sont retranchés dans les dernières venelles de la vieille ville, ici, on vaque à ses occupations. L’activité reprend le dessus, sans joie, comme une fatalité, malgré les deuils, ou les membres de la famille retenus en otage des combats près de la mosquée al Nouri. Il faut s’extirper de la torpeur de la guerre. Reprendre. Le petit business de pénurie qu’il faut bien mener pour « continuer ». Les marchés ou l’on s’invective, les femmes aux voiles légers et colorés : à traverser Mossoul est trop vite, on oublierait presque que, pendant presque trois ans, Daesh a fait régner sa loi sadique dans la ville. Et pourtant les cicatrices de la bataille sont bien là, à chaque pâté de maison mais surtout dans la tête des gens.
Au début, on n’ose pas leur demander de raconter leur histoire, leur tranche de vie sous Daesh. On nous a demandé d’avoir du tact, expliqué que les gens sont encore choqués, qu’ils vivent dans la peur. Peur des chiites, des Américains, de Daesh toujours parmi eux, peur de leurs frères même. En Irak tout le monde se méfie de tout le monde. Et puis très vite on doit écouter les récits, quitter des hommes au milieu de leurs confessions qui pourraient durer des jours. Chacun a une torture à raconter, une compromission à expier. Pour survivre, ils ont dû trouver des arrangements avec le Diable, et ils s’en veulent. Après avoir subi la barbarie des psychopathes de Dieu, toute la ville a besoin d’une psychanalyse.
Ahmed se sent coupable
Et pourtant ce responsable de la clinique a tout d’un héros de la vie quotidienne. Dans la petite clinique d’urgence géré par l’ONG Waha (Women and Health Alliance international), le chirurgien a déjà traité 6000 blessés depuis le début de l’offensive. Sur un petit lit de camp en fer, il allonge une femme secouée de spasmes qui vient de fuir son quartier d’al Jadida à l’Ouest, celui ou les bombes de la coalition ont fait des centaines de morts au mois de mars dernier et a marché 7 heures pour rejoindre Mossoul est. Il n’aime pas parler de sa vie sous Daesh, lorsqu’il exerçait, à son corps défendant, à l’hôpital « al Joumhouri ». Car ne pas venir travailler quand vous étiez médecin vous condamnait à mort sous le Califat de Baghdadi. Une des taches des médecins de l’hôpital était de cautériser les moignons des voleurs à qui on avait amputé la main : « Seuls les larcins supérieurs à 50 dollars étaient passibles de l’amputation » explique Ahmed qui était devenu malgré lui un spécialiste du code des châtiments des djihadistes. Le chirurgien décrit le procédé pervers de barbarie « médicale » mis au point par l’Etat islamique. L’exécuteur de la sentence islamique qui tranchait la main avec un cimeterre, était accompagné d’un « diwan sanitaire » une équipe d’infirmiers. Le bras entier du supplicié était anesthésié avant l’amputation puis l’amputé était conduit à l’hôpital ou il recevait trois jours de soins et pas un de plus à la charge de l’Etat islamique…Le même protocole de soins était appliqué en cas de lapidation si elle ne conduisait pas à la mort de la femme infidèle. Ahmed a donc pansé les plaies infligées par les sadiques de Daesh. Même à son corps défendant, il a été un des maillons de la barbarie médicalisée de l’Etat islamique. Sa dissidence était marquée par sa barbe qu’il taillait courte en signe de protestation «Pour la hisba, la police islamique, c’était une véritable obsession, ils sont même venus m’arrêter au cours d’une opération. Mais ils ont fini par me relâcher…ils avaient besoin de moi » admet-il à contre cœur. Il se souvient aussi de ce jour ou une de ses patientes de 17 ans conduite aux urgences pour une infection a failli mourir parce qu’on lui refusait l’entrée au prétexte que son abaya n’était pas assez ample…
Mal à l’aise aussi, les professeurs du collège de Karama
Après la fin des cours qui viennent de reprendre, ils sont une quinzaine d’enseignants à s’être réuni dans le bureau du principal adjoint. Ils se tortillent sur leurs chaises, inquiets du jugement de ces étrangers qui les dévisagent. Ils ont de la peine a parler de leur étrange tâche pendant ces années. Précepteur de fils de tortionnaires. Au fil des mois de l’occupation de l’Etat islamique, les 400 élèves de ce collège de garçon ont fini par déserter l’école. Il n’est resté que 25 fils d’émir de Daesh. « A la fin il y avait beaucoup plus de profs que d’élèves. Nous étions obligés de leur faire l’école sous peine d’être décapités, vous savez » explique ce prof de chimie qui évoque la mort de deux de ses collègues qui avaient déserté l’école. Le jour même de la libération de Mossoul est, le directeur adjoint Mahmoud Faisal, admet qu’il a brulé tous les manuels distribués par le Califat. Dans sa hâte. Faire disparaître les documents de cette « collaboration » forcée. Ces livres d’histoire ou le moyen âge et la renaissance avait été expurgé des programmes. Ceux de maths ou les croix qui désignaient l’opération de l’addition avaient disparu. Comme tous les fonctionnaires de Mossoul, ils ont reçu leur salaire du gouvernement de Bagdad pendant un an. Puis en juin 2015, les versements se sont arrêtés. Aujourd’hui ils ne toucheront l’arriéré de leur solde que s’ils apportent la preuve qu’ils n’étaient pas des sympathisants de Daesh « c’est la double peine » soupire ce prof d’anglais qui a vu un de ses collègues exécuté sous ses yeux parce qu’il avait exprimé des doutes quant à la conformité des manuels du Califat.
Mais pourquoi Mohamed Arif, l’imam soufi de Karama a-t-il continué a venir prier dans sa mosquée chaque midi pendant presque toute la durée de l’occupation ? Etait ce pour ménager les nouveaux seigneurs de Mossoul ? Il élude la question. Et pourtant, le soufi, appartenant à une branche éclairée de l’Islam honnie par les fondamentalistes, a été remercié par Daesh dès leur prise de la ville. « Ils n’aimaient pas la façon dont je faisais l’adham, l’appel à la prière que je faisais suivre de récitation du Coran, ce qui pour eux était un péché… » L’émir du quartier a donc pris le contrôle de la mosquée. Bientôt Arif s’est aperçu que le nouvel imam qui conduisait la prière n’était que le tenancier du Casino du quartier, un escroc notoire, qui avait suivi une formation accélérée de deux semaines en théologie. Un jour, il a croisé un des pontes de l’Etat islamique, Abu Qatab, venu faire un prêche « il a dit a ses hommes qu’ils combattaient comme des femmelettes, il les incitait à combattre les mécréants, les Kurdes et l’armée irakienne. Il s’est interrompu et en me regardant m’a dit : toi on devra t’éliminer avant les autres. Heureusement, quelques jours après une frappe américaine le tuait ». L’imam se souvient avec horreur des exécutions publiques qui se passaient à quelques centaines de mètres de la mosquée et au cours desquelles beaucoup d’habitants du quartier se pressaient, des corps que l’on laissait pendre des poteaux des jours entiers. Il reconnaît qu’ils ont été nombreux dans le quartier à avoir prêté allégeance à l’Etat islamique. Ce sera dur de recommencer à vivre ensemble… soupire t-il.
A moins de 100 mètres de la mosquée de l’Imam Arif, la salle de billard du quartier a ré-ouvert. A quelques centaines de mètres, on aperçoit les fumées de l’offensive qui se déroule sur l’autre rive. Mais ici, dans les vapeurs de fumée de cigarettes, des jeunes hommes font des parties de billard américain dans un brouhaha presque joyeux. En Afghanistan, à la chute des Talibans, les gens achetaient des oiseaux et écoutaient de la musique. Ici, la liberté retrouvée, se mesure à la consommation de cigarettes et au jeu, transgression suprême. Mais dans cette petite salle ou les narguilés s’entassent à côté des tables de billards et malgré la joie forcée d’Ali le propriétaire, il ne faut pas pousser loin pour voir éclater la culpabilité des joueurs. Coupables d’être là quand les proches, les cousins de l’autre rive, sont encore sous les bombes. Coupables de se changer les idées. Zeid vient du quartier d’al Jadida où il y a deux mois les missiles de la coalition ont fait de terribles dégâts. En quelques jours il a alors assisté à près d’une centaine d’enterrements. Hadil, interrompt sa partie pour nous parler de sa fille de 8 ans handicapée qui a eu si peur des bombes qu’elle n’a plus prononcé un mot depuis le début de l’offensive. Rachid explique que les soldats de Daesh l’ont obligé à convoyer des armes dans la barque dont il se sert pour transporter des légumes d’une rive à l’autre de Mossoul. « Je n’avais pas le choix » la même phrase qui revient. Bientôt les récits se tarissent. Les regards se voilent. Dans le petit club, il règne un silence triste. L’illusion de pouvoir échapper à la guerre n’a pas résisté longtemps.