Reportage

IRAK: Voyage au cœur du plus grand pèlerinage du monde

Sara Daniel a accompagné les marcheurs qui vénèrent l’imam Hussein et convergent vers Karbala.

Comme des ruisseaux et des rivières qui formeraient peu à peu des fleuves noirs traversant le désert jaune sale, les pèlerins marchent à travers l’Irak et convergent vers Karbala. Au bout de la route, selon les estimations basées sur les comptages informatisés des années précédentes, ils seront près de 20 millions à passer par l’étroite porte qui conduit au tombeau de leur héros. « Nous sommes dix fois plus nombreux qu’à La Mecque ! » : les pèlerins, qui sont pourtant musulmans, sont fiers de le dire. Parce que c’est là, à Karbala, que l’imam Hussein, le fils de l’imam Ali et de Fatima, le petit-fils du prophète Mahomet, entouré par sa caravane de partisans, assoiffé par les soldats du calife Yazid, est mort. Parce que c’est donc là qu’a été consommé le schisme entre eux, les chiites (qui resteront fidèles à travers l’imamat à la descendance de Mahomet), et les sunnites (qui se rangeront derrière le califat des dynasties omeyyade, puis abbasside). C’était il y a près de 1.400 ans, mais c’était hier pour les pèlerins qui se frappent la poitrine en marchant, tandis que des mollahs leur demandent en criant à travers des haut-parleurs où ils étaient quand les sunnites ont assassiné Hussein.

J’ai rejoint le pélerinage à Samawa, à 240 km au sud de Karbala, assise dans un petit van rempli de journalistes et d’« influenceurs » iraniens que l’Atabeh al-Abbas, une fondation multiséculaire encadrant le pèlerinage, m’a proposé d’accompagner. Le van longe l’interminable procession. Certains marchent depuis les rives du golfe persique, c’est-à-dire depuis 400 km déjà. Avec eux des effigies d’Ali, d’Hussein et de son demi-frère Abbas : barbe stylisée, yeux perçants, dans le style des dessins de manga japonais. Ils sont partout : sur les drapeaux noirs, verts ou rouges que portent les hommes ; sur les sacs à dos des femmes qui, dissimulées sous leurs longues abayas noires, n’ont pas d’autres visages ; ou sur les teeshirts d’adolescents aux cheveux gominés qui défilent en dansant au rythme d’une sono qui crache un remix techno de la complainte des martyrs. Si des pèlerins viennent de Syrie, du Liban, d’Arabie saoudite, de Bahreïn, d’Oman, même d’Afghanistan, et surtout d’Iran, sur cette route du sud qui remonte l’Euphrate, la plupart sont Irakiens, et tous sont pauvres. Ils marchent dans une chaleur suffocante en sandales en plastiques ou à pieds nus, et dorment le long de la route. Alors que des manifestations contre la corruption viennent d’agiter Bagdad et cette région du pays, faisant plus de 100 morts et des milliers de blessés, cette « armée de gueux » est surveillée de près par le gouvernement.

A la nuit tombée, le van s’arrête dans un nulle part jonché de déchets en plastique, le long d’une voie de chemin de fer où ne passent que trois trains par jour. Nous passerons la nuit dans un « muqeb », une de ces maisons de repos qui parsèment chacune des routes qui mènent à Karbala. Les plus importantes sont financées par des fondations religieuses, des partis politiques ou des milices armées, comme celle du populiste irakien Moqtada al-Sader ou comme les Gardiens de la Révolution iranienne. Mais le plus souvent ce sont des familles du coin, aussi pauvres que les marcheurs, qui les supplient de boire leur eau, de s’arrêter chez eux, de manger leurs kebabs, de camper dans leur salon. Offrir l’hospitalité aux pèlerins, c’est la promesse du salut divin ; et puis c’est aussi la nature profonde des Irakiens.

Soad, une bonne soixantaine d’années, directrice d’école, a construit avec ces deux fils un « muqeb » en béton, là où d’autres se limitent habituellement à dresser de vastes tentes collectives. Généreuse et autoritaire, Soad est partout, elle s’agite, surveille, gronde sa belle-fille devant les braises du four à pain, enguirlande ses fils qui font griller trop lentement les brochettes. Quand je sors du car, elle pousse des cris en apercevant mon hidjab bleu à fils d’or acheté en Egypte, se jette sur moi pour m’envelopper dans une épaisse abaya noire et me pousse loin des hommes dans une minuscule pièce contigüe à la cuisine où s’affairent les femmes. « Repose-toi ! », m’ordonne-t-elle, en me poursuivant pour dissimuler la racine de mes cheveux sous l’abaya qui glisse.

Lorsque j’arrive à me soustraire à sa sollicitude pour rejoindre, suffocante et échevelée, la cour et les hommes, son fils Mohammed me tend une chaise. Lui aussi s’apprête à marcher vers Kerbala, mais pas avant que le dernier pèlerin de cette route n’ait dépassé le seuil de sa maison. Plus loin, il recevra à son tour l’hospitalité d’autres villageois irakiens. Il m’explique que le pèlerinage vers Karbala est vertical parce qu’il relie le pèlerin à Dieu, mais qu’il est aussi horizontal parce qu’il soude les chiites entre eux. A côté de lui, Abdullah, un ingénieur du Bahreïn acquiesce. Dans ce royaume à 70% chiite mais dirigé par un sultan sunnite, des manifestations ont lieu chaque semaine contre ce despote qui encourage les sunnites du monde entier à venir s’installer dans son microscopique état pour en modifier la démographie. « Si un chiite se fait arrêter au Bahreïn, il a de grande chance d’être menotté par un policier égyptien et jugé par un magistrat marocain », sourit-il tristement.

Dans la pièce réservée aux femmes pour la nuit, deux jeunes iraniennes vêtues d’austères tchadors me rejoignent. Tout en se dévoilant, la première me confie que « porter le voile est une terrible contrainte, mais que c’est un sacrifice que nous acceptons de faire pour Dieu ». La seconde, Atiye, a soutenu une thèse sur le théologien catholique allemand Karl Rahner. Elle a fait cinq fois le pèlerinage de La Mecque, mais elle aime beaucoup celui de Karbala, parce qu’il est aussi une manifestation de la puissance des chiites. « Les deux s’organisent autour de marche qui font grandir l’âme. L’un circulaire autour de la Kabba, l’autre linéaire vers le tombeau d’Hussein ». Allongées sur les matelas du salon ottoman, dans l’obscurité forcée par les longues pannes de courant, la conversation se fait plus intime. Les filles me racontent leur « khastegari », ces speed-datings iraniens qui se déroulent sous la surveillance attentive des mères. L’une en a eu 14, l’autre 20. Aucun garçon ne faisait l’affaire : « ils n’étaient pas assez spirituels » ; « ils ne pensaient qu’à s’amuser ou à faire de l’argent » ; « je pense que je finirai célibataire », conclut Atiye avant de s’endormir.

C’est sur la route de Nadjaf qu’apparaissent les premiers accrocs à la communion chiite : les pèlerins ont déchiré un grand portrait du guide suprême iranien, Ali Khamenei, qui avait été affiché sur un terre-plein. Beaucoup d’Irakiens rendent leur puissant voisin responsable des maux qui affligent le pays. Alors la communion sectaire cède à présent devant le nationalisme blessé, et les souvenirs de la guerre de huit ans qui a opposé les deux pays reviennent peu à peu. Dans la ville bruyante qui abrite le mausolée de l’imam Ali, l’animosité contre les Iraniens est manifeste. Il faut dire que, le temps du pèlerinage, ceux-ci colonisent la ville. Venus en train, en avion ou même à pied de Mashad, des groupes compacts d’Iraniens arpentent la ville. Les Irakiens les reconnaissent au premier coup d’œil à leurs vêtements plus chers, à leurs lunettes de soleil, au voile plus léger des femmes et à la forme de la barbe des hommes. Lorsque je dissipe le malentendu et me présente comme française et non comme iranienne auprès des Irakiens, les regards de haine laissent place à de larges sourires. Passage obligé de ces touristes perses, la maison où Khomeiny a vécu en exil plus de dix ans. Les citoyens de la république islamique regardent éberlués des photographies historiques, interdites en Iran, qui représentent l’ayatollah en compagnie de l’opposant Mir Hossein Moussavi (qui est toujours en résidence surveillée) ou de Bani Sadr (ennemi originel du régime des Mollahs).

A deux pas de la maison de Khomeiny, Saïd et Aaram tiennent une maison d’hospitalité. D’origine iranienne, ils ont été chassés de Nadjaf par Saddam dans les années 70 et ont mis quarante ans pour retrouver leur magnifique demeure ottomane. Pour remercier Dieu et Hussein de ce retour de chance, ils ont décidé d’accueillir les pèlerins. D’abord 10, puis rapidement 100, et, aujourd’hui, ce sont presque 300 Iraniens de passage qui ont déroulé leur matelas sur la terrasse, les patios et jusque dans la chambre à coucher de ce couple de personnes âgées qui ne refuse jamais l’hospitalité à un marcheur. Autour d’eux, il règne dans la maison surpeuplée une atmosphère de vie communautaire des années 70, prière collective et voile islamique en plus. C’est d’ailleurs avec un vocabulaire syncrétique new age, que Marc, un jeune new yorkais d’origine iranienne me raconte sa religion : « Jésus, Hussein, Bouddha, je crois en tous les prophètes, ils sont comme les pièces d’un puzzle qui forment un tout ».

Pour pénétrer dans le mausolée au dôme recouvert d’or de l’imam Ali, j’emprunte une rampe abrupte d’escalators : les hommes à droite, les femmes à gauche. Près de la tombe, la foule devient compacte, la chaleur insoutenable. Les femmes me tirent par les cheveux, réajustent avec brusquerie mon voile, les hommes me maudissent, ma tenue n’est pas réglementaire, j’ai beau être couverte de noir, j’ai l’impression d’être en bikini. Au portique de sécurité, une iranienne de Téhéran qui porte un hijab et un manto au lieu de l’abaya réglementaire, se fait fouetter à coup de plumeau à poussière par un garde qui la refoule en lui hurlant : « Interdit ! » Je veux partir mais, entrainée par la foule, je ne trouve plus le chemin de la sortie. C’est Murtaza, un ingénieur de 25 ans, venu apporter un repas à son père, employé dans le mausolée, qui me reconduit à la porte Bab al-Toussi. Il est au chômage, malgré ses diplômes, et il a le cœur gros. Sa fiancée vient de lui demander d’effacer tous ses messages. Il n’est pas un bon parti selon son père : il n’est pas parvenu à réunir en un an les 8.000 dollars de la dot. La semaine dernière, Murtaza a participé aux manifestations contre le gouvernement qu’il estime impuissant face aux grandes familles religieuses, celles des Sadr ou des al-Hakim. « Je déteste tous ces mollahs, ces familles de religieux inféodées à l’Iran, qui s’enrichissent sur le dos du peuple. Pour un peu, j’en viendrai à détester Ali et toute sa clique » murmure-t-il en quittant le tombeau de l’imam.

Paradoxalement, l’ayatollah al-Hakim, que je rencontre dans son école religieuse de la vieille ville, n’est pas plus tendre que le jeune homme qui le méprise avec le gouvernement irakien dont il condamne la violence disproportionnée pendant les manifestations. Il regrette aussi l’influence de l’Iran qui a pourtant accueilli et financé sa famille et son parti pendant le régime de Saddam Hussein : « L’Irak est devenu le ring du match de boxe qui se joue entre l’Iran, l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis. » (L’Iran aurait interdit au gouvernement irakien de démanteler les milices qu’il finance en Irak pour pouvoir les diriger en temps voulu contre les troupes américaines encore stationnées dans le pays.)

Pour retrouver un peu de l’esprit du pèlerinage, il faut quitter les venelles de Nadjaf, la « Rome des Chiites » et ses intrigues. Avec sa palmeraie et ses canaux, Karbala, notre point d’arrivée, est plus provinciale et sereine. Et surtout moins surpeuplée : les pèlerins ne sont pas encore arrivés pour célébrer « l’arbaïn », le 40e jour des cérémonies du deuil de Hussein. Dans le muqeb de l’Atabeh al-Abbas, les élèves de l’école internationale des mollahs de Qom en Iran viennent d’Afghanistan, du Cameroun, des Comores et même… de Melun. Ali Reza a 18 ans, il est né à Oran en Algérie mais a vécu jusqu’à son départ pour l’Iran à Melun. Il s’est converti au chiisme quand il a compris, me dit-il, la supériorité de sa mystique sur celle du sunnisme. Quand je lui demande de me donner un exemple, il me dit de regarder autour de moi, la piété tranquille de cette marée humaine en pénitence. « Le chiisme est la religion des opprimés », dit-il.

Sara Daniel