Reportage

Tikrit à l’ombre des pasdarans

Les djihadistes de Daech viennent d’essuyer leur première grande défaite. La reconquête de cette ville sunnite d’Irak, ancien fief de Saddam Hussein, marque la victoire des milices chiites et de leur allié iranien. Au prix de l’unité du pays ?

De notre envoyée spéciale en Irak Sara Daniel (l’Obs, 5/5/2015)
carte irak sara daniel

C’est un étrange convoi militaire qui s’ébranle aux premières heures du matin hors de Bagdad et prend la route de Tikrit. Debout sur des pickup recouverts de photos d’Ali Khamenei, le guide suprême iranien, les soldats de la milice chiite Badr bombent le torse, font tournoyer leurs armes comme des majorettes, leurs bâtons. Après plus d’un mois de combats acharnés, la nouvelle vient de tomber : l’Etat islamique a été enfin chassé de Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein et de Saladin, qu’il occupait depuis sa percée fulgurante de juin dernier vers la capitale irakienne. Tikrit, lieu symbolique et stratégique, à mi-chemin entre Bagdad et Mossoul, et verrou pour la reconquête de cette dernière.

« Daech, c’est fini ! » s’écrient les miliciens chiites. Dans leurs camions, au milieu d’un arsenal de mitrailleuses, ont été jetés à la va-vite des containers de gâteaux roulés aux dattes et des dessins d’enfants à la gloire des libérateurs. Ce détachement des brigades Badr, très liées à l’Iran, a décidé de se rendre dans la ville sunnite tout juste reprise pour féliciter ses combattants et montrer à une poignée de parlementaires et de journalistes la réalité de sa reconquête. Car tout le monde s’accorde à le reconnaître, même à contrecoeur : le rôle de la milice dans cette victoire a été décisif. D’ailleurs Badr avait engagé plus de soldats dans la bataille que l’armée régulière irakienne.

Depuis l’ordre de mobilisation lancé par l’ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite irakienne, en juin 2014, pour enrayer l’irrésistible progression de Daech vers Bagdad, les milices chiites rebaptisées « Hashed Shaabi », forces de mobilisation populaire (il y en aurait une quarantaine en Irak), n’ont jamais engrangé autant de recrues. Et la plus puissante d’entre elles, Badr, est une véritable armée parallèle. Une cinquième colonne iranienne fichée au coeur de l’Etat irakien, selon ses détracteurs. Créée en 1982 par des exilés irakiens en Iran pour lutter contre le régime de Saddam Hussein, cette aile militaire du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak, un parti alors interdit, s’est battue aux côtés de Téhéran pendant la guerre Iran-Irak. Son chef, Hadi al-Amiri, est aujourd’hui l’un des hommes les plus redoutés d’Irak.

Le convoi qui file vers Tikrit, en plein territoire sunnite, affiche clairement la couleur. Ses pick-up sont hérissés de drapeaux à la gloire d’Ali, le gendre du Prophète et le fondateur du chiisme. Des photos de l’imam Khomeini, le père de la révolution iranienne, tapissent les pare-brise. Des haut-parleurs hurlent des hymnes guerriers aux mélodies sirupeuses. Ses passagers chantent, dansent en brandissant leurs armes. A quelques dizaines de kilomètres seulement au nord de Bagdad, c’est un paysage de guerre qui défile en accéléré puisque la milice n’a pas besoin de s’arrêter aux check-points militaires qui rendent la circulation désormais si laborieuse en Irak.

Les seuls véhicules que l’on croise sont des chars ou des blindés, et les villages brûlés qui jalonnent la route témoignent de la violence des combats qui se poursuivent au nord et à l’ouest de la capitale. Une guerre confessionnelle. Sunnites contre chiites. Daech a ranimé cette flambée sectaire qui a embrasé l’Irak en 2006 et relancé de vieilles tensions tribales assoupies : l’organisation djihadiste a levé les derniers tabous de cette société qui a oublié depuis longtemps qu’avant l’occupation du pays par les Américains, en 2003, il était mal élevé de demander à quelqu’un sa confession. Jurf al-Sakhar, Amerli, Al-Balad… Autant de villages, pris, perdus et encore regagnés dans cette croisade aux contours aussi fluctuants que le désert.

Tikrit apparaît, enfin, au détour d’une palmeraie, après un pont sectionné en deux par l’artillerie de Daech lors de sa retraite. Une ville ravagée par les combats, les bombardements de la coalition : 24 cibles frappées du 26 au 29 mars. D’épaisses fumées grises s’élèvent des bâtiments officiels. Echoppes dévastées, cratères d’obus au milieu des routes, maisons encore en feu. Dans les rues désertes, jonchées de cartouches et de débris, les milices roulent à tombeau ouvert comme pour bien signifier qu’elles sont les nouveaux maîtres des lieux.

Seuls les palais en béton massif et aux lourds décors néo-assyriens, vestiges du mauvais goût de Saddam, semblent avoir bien résisté. Devant le principal d’entre eux, à peine écorné par les bombes, des religieux chiites de Nadjaf en turban et en treillis tirent des rafales de kalachnikov pour marquer leur joie. Les chars postés à côté du bâtiment leur répondent. Le vacarme est assourdissant. Il masque le bruit des combats qui continuent du côté de l’université et dans les faubourgs de la ville. Les djihadistes de l’Etat islamique se sont repliés au nord de Tikrit, vers El-Alam.

En Irak, ce sont les inscriptions murales qui consacrent les victoires militaires. Ici aussi les combattants se sont empressés d’arracher les drapeaux et de barbouiller les professions de foi de l’organisation de l’Etat islamique pour les remplacer par leurs propres devises. A la lecture des graffitis rédigés en farsi sur les façades de Tikrit, c’est bien l’Iran qui a remporté la bataille : « Khomeini, Tikrit est aux mains de tes petitsenfants ! » ou encore « En prenant Tikrit, nous pensons à nos martyrs », signé les « pasdarans », les gardiens de la révolution iranienne.

Devant le fleuve, entouré d’une foule compacte de zélateurs, le commandant Raïd, épuisé, s’attribue tous les mérites de la reconquête de la ville : « L’offensive a été plus facile que prévue », fanfaronne cet officier de l’armée régulière. Il ne dit pas que, sans l’appui aérien fourni par la coalition, les forces irakiennes auraient continué à piétiner face aux snipers de l’EI et aux engins explosifs dont le champ de bataille était truffé. Il déteste les Américains qui ont essayé de lui voler sa victoire. Comme un grand nombre d’Irakiens aveuglés par leur antiaméricanisme, il croit que les Etats-Unis soutiennent Daech et leur parachutent des armes et des vivres. Des largages que bon nombre de soldats croisés à Tikrit jurent avoir observés de leurs yeux.

Dans une maison encore intacte, le chef de la milice Badr, Hadi al-Amiri, les yeux mi-clos, se repose des combats des derniers jours. Malgré sa fatigue, il arbore une force brutale et tranquille. Un côté implacable. Dehors, c’est l’émeute : tout le monde veut voir le vainqueur de Tikrit. Un héros à qui un télégramme du département d’Etat américain, daté de 2009, dévoilé par WikiLeaks, attribue le meurtre de plusieurs milliers de sunnites et l’habitude de « forer le crâne de ses ennemis avec une perceuse électrique… »

Malgré ces crimes de guerre, l’homme pourrait prétendre à un destin national. L’Irak en a vu d’autres. Pour l’instant, le député a renoncé à plusieurs portefeuilles ministériels pour se consacrer à la reconquête militaire du territoire. Lui aussi refuse de remercier la coalition pour ses raids aériens : « C’est le rôle du gouvernement qui les a appelés à la rescousse, pas le mien. » Il dresse, en revanche, une couronne de lauriers aux Iraniens et au général des pasdarans, chef des forces Al-Qods, Qasem Soleimani. L’Iranien connu pour avoir mis sur pied la force armée du Hezbollah a été vu ces derniers mois sur tous les fronts contre Daech, aussi bien en Syrie qu’en Irak. Il a aidé Al-Amiri à superviser la bataille de Tikrit : « Ses conseils sont précieux et à chaque fois que nous ne les avons pas suivis, nous l’avons regretté », assure-t-il, comme pour mieux souligner que c’est à ce général et à lui seul que revient la planification des combats. « Sans Soleimani, il n’y aurait plus d’Irak aujourd’hui », conclut finalement le chef de Badr qui évoque l’idée d’ériger une statue au « sauveur » iranien dans le centre de Tikrit.

Plusieurs sources proches du gouvernement confirment que le tempo de l’offensive de Tikrit a été planifié par les milices en concertation avec Téhéran. Car la République islamique, en pleines négociations nucléaires avec la communauté internationale, avait besoin de démontrer sa force contre Daech. Mais, alors que les troupes au sol n’arrivaient plus à avancer, c’est le Premier ministre, Haider al-Abadi, qui a pris l’initiative de demander l’aide de l’aviation américaine, malgré les réticences des milices. Un appui qui a débloqué la situation notamment lorsqu’un bataillon de kamikazes de l’EI a pu être « neutralisé ». « Cette tactique a permis à Al-Abadi d’être finalement associé à la victoire d’une bataille qu’il n’avait pas décidée, explique un diplomate occidental. Vu le contexte, cela démontre un sens politique certain. »

Les Etats-Unis et l’Iran affirment en choeur qu’ils ne coordonnent pas leur action sur le terrain irakien. Une posture, selon un spécialiste des affaires militaires, les Américains ont même inventé un concept barbare pour qualifier leur coopération discrète avec le régime des mollahs : « la déconflictualisation ». Derrière ce néologisme, les deux parties se répartissent les zones à défendre ou à libérer afin d’éviter de se tirer dessus.

Le chef de Badr a déjà annoncé son prochain objectif dans la lutte contre l’Etat islamique : libérer la province d’Al-Anbar. Preuve supplémentaire que le pouvoir militaire a bel et bien échappé au Premier ministre irakien.

Comment éviter que les milices ne finissent par se substituer à un gouvernement central affaibli et dont les caisses ont été vidées par la chute des cours du pétrole et le coût exorbitant de la guerre contre Daech ? De passage à Paris, en décembre dernier, Haider al-Abadi avait expliqué à François Hollande que les guérilleros chiites constituaient une menace plus grave pour l’avenir de son pays que Daech. Le processus de réconciliation nationale promis par le Premier ministre est au point mort. Et déjà les sunnites d’Irak se plaignent des multiples abus commis par les milices chiites dans les territoires reconquis. « Nous étions reconnaissants des sacrifices consentis par les troupes gouvernementales pour nous libérer du joug de Daech. Mais pourquoi ontils tout gâché en se laissant déborder par les milices ? déplore un leader tribal sunnite de la province de Tikrit, Mutashar al-Samarrai. Ils pillent nos maisons, revendent nos biens sur des marchés spécialisés, kidnappent nos enfants et nous assassinent. » « Par comparaison, ils font passer les coupeurs de tête de Daech pour des gens civilisés ! continue ce député qui n’ose plus se rendre dans sa région parce qu’il a soutenu le gouvernement. Croyez-moi, ce sont les escadrons de la mort chiites et non pas l’Etat islamique qui détruisent notre pays ! »

Des fosses communes découvertes à Tikrit

Les forces irakiennes ont découvert, après avoir repris la ville de Tikrit, des fosses communes contenant les cadavres de centaines de recrues exécutées en juin 2014 par l’Etat islamique. Le massacre de Speicher, nom d’une base située au nord de Tikrit d’où avaient été enlevés puis assassinés de jeunes soldats chiites, avait soulevé une vague d’indignation internationale. Daech avait pris des clichés(ci-dessus) de ces exécutions et les avait ensuite diffusés sur les réseaux sociaux.

Où se trouve Al-Baghdadi ?
L’émir autoproclamé de l’Etat islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, serait toujours dans la ville irakienne de Bahaj, au sud de Sindjar, où il a été aperçu en train de prier dans une mosquée, le mois dernier. C’est le chercheur irakien Hicham al-Hachimi qui l’affirme. Ce spécialiste de l’organisation djihadiste qui a rencontré plusieurs des chefs de l’état-major de Daech, dont le frère de Baghdadi, et interviewé des dizaines de ses membres, rappelle que, le 7 décembre 2014, une frappe aérienne avait atteint à Bahaj une des voitures qui appartenaient au chef de l’EI et blessé son chauffeur. Deux bases de Daech et plusieurs stocks d’armes avaient été détruits, près de la ville. Déjà sous Saddam Hussein la ville aux mains de tribus salafistes échappait au contrôle du pouvoir central. Le chercheur évoque des dissensions entre Baghdadi et son numéro deux, Mustafa Abdul
Rahman Khatuni, émir d’Irak et commandant militaire de l’organisation, qui regretterait la scission avec Al-Qaida. Tensions exacerbées par l’affaiblissement du groupe depuis que les forces de la coalition ont repris le contrôle des deux tiers des puits de pétrole de l’EI et qu’il est plus difficile pour Daech de faire venir de nouvelles recrues par la Turquie qui contrôle mieux ses frontières.

Sara Daniel, envoyée spéciale en Irak