Reportage

Dans l’enfer de Mossoul

La grande mosquée Al-Nouri est le dernier bastion de Daech. C’est là, en 2014, qu’Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé son “califat”. Pour la reprendre aux djihadistes, la coalition mène une offensive sanglante.

Reportage de notre envoyée spéciale, Sara Daniel

Sur la ligne de front, au nord des bâtiments dévastés de la gare de Mossoul, trois mollahs coiffés de turban et armés de kalachnikov suivent la course erratique d’une roquette artisanale. « Oh Allah ! Gloire à toi Ali ! Gloire à toi Hussein ! » Lorsqu’elle explose, un kilomètre plus loin, dans le dédale des venelles étroites de la vieille ville, à quelques mètres de la grande mosquée Al-Nouri, les religieux chiites esquissent un pas de danse et invoquent a nouveau les saints patrons de leur martyrologie. : « Musayara ! » Quelques minutes plus tard, les djihadistes de Daech ripostent en envoyant un drone artisanal survoler les positions que tiennent les descendants du Prophète. Il est trop haut pour discerner s’il est armé de grenades. Les religieux et la police fédérale font feu sur l’avion miniature, qui disparaît à l’horizon.

La grande mosquée Al-Nouri est le monument le plus célebre de Mossoul, sa « tour Eiffel ». C’est désormais le dernier bastion de Daech dans la ville, que toutes les forces engagées dans la bataille de la rive ouest du Tigre rêvent de reconquérir. Mais, en ce début avril, le drapeau noir des djihadistes flotte toujours sur son minaret penché comme une tour de Pise (incapable d’en corriger les défauts d’exécution, son maître d’oeuvre en aurait justifié l’inclinaison en assurant que la tour se prosternait devant l’ascension de Mahomet). L’Etat islamique en a fait son Reichstag dans cette offensive qui dure depuis plus de cinq mois pour libérer la ville ; un conflit sans merci que les polémologues décrivent comme la plus grande bataille de conquête depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors, même si la tour en brique de 45 mètres est fichée dans une médina ou plus de 400 000 habitants restent prisonniers des combats et de plus de 1 000 djihadistes, la coalition lance aveuglément ses roquettes et ses obus de mortier pour nettoyer le périmètre autour de ce lieu où se sont retranchés les islamistes. Sa reconquête signifiera la victoire. « La mère de toutes les batailles », comme disent les soldats de Daech.

Et si c’était les milices chiites et leurs mollahs qui allaient finalement détruire l’emblème incliné de la ville sunnite, et non pas les hommes du « califat », dans un dernier feu d’artifice avant leur retraite ou leur suicide collectif ? Car la bataille de l’ouest de Mossoul n’a rien à voir avec celle de l’est. Les observateurs internationaux avaient vanté les précautions prises par le Premier ministre irakien Haidar al-Abadi pendant les premiers mois de l’offensive. N’avait-il pas réussi à limiter les pertes civiles et surtout à empêcher les milices chiites de participer à la reprise de la ville ? Mais en traversant le Tigre, le conflit a changé de nature. Les blindés sont devenus inutiles dans le dédale des venelles de la vieille ville. Et les mollahs en turban et treillis, adaptation chiite du « sabre et du goupillon », arpentent la rive ouest en territoire conquis. A tous les carrefours et sur les bâtiments effondrés, les drapeaux d’Ali ont remplacé ceux de Daech. Les soupes populaires organisées par les miliciens venus du sud de l’Irak, ou des enceintes crachotent leur musique de propagande, sont prises d’assaut par les habitants dont la faim a fait taire les scrupules sectaires. « Ces hommes ne sont pas des sunnites, ce sont nos frères irakiens que nous sommes venus secourir », assure le mollah Murtada de Kirkouk, un religieux chiite a turban dont la couleur noire indique qu’il appartient à la famille des descendants du Prophète. Pendant qu’il chante la musique pieuse d’une unité confessionnelle qui n’est plus en Irak qu’un lointain fantasme, le regard du sayed est attiré par les fumées grises qui s’élèvent du côté de la mosquée Al-Nouri.

À tous les carrefours et sur les bâtiments effondrés, les drapeaux d’Ali ont remplacé ceux de Daech

C’est dans cette mosquée qu’Abou Bakr al-Baghdadi a fait sa seule apparition publique en juillet 2014, au cours de laquelle il s’était présenté comme le commandeur des croyants du califat : « J’ai été testé, ma confiance a été éprouvée, une confiance lourde, et j’ai été nommé en tant que votre gardien », avait-il affirmé. Pourtant, quelques jours après le discours de leur calife, les soldats de Daech semblaient déterminés a détruire la mosquée, au prétexte que le monument, bâti entre 1171 et 1173 sur les fondations du couvent des 40 Martyrs, comportait une sépulture chrétienne. Mais ils tenaient encore à l’époque à gagner les coeurs

des habitants de la première ville sunnite d’Irak. Alors, lorsque les Mossouliotes avaient formé une chaîne humaine pour sauver l’emblème de leur ville, ils y avaient renoncé. Peut-être leur a-t-on aussi rappelé que, bien avant leur arrivée, l’imam de la mosquée lui-même avait organisé des manifestations de leurs sympathisants sunnites maltraités par les sbires du gouvernement chiite de Bagdad.

C’est toujours la mosquée Al-Nouri qui se trouve aujourd’hui dans le viseur des snipers qui ont élu domicile au dernier étage d’un immeuble du quartier de Nabi Chit (Seth), au pied duquel viennent s’écraser les tirs de mortier des soldats de Daech. Mohamed, le chef de cette équipe de quatre tireurs embusqués, qui a été de toutes les batailles contre l’Etat islamique, ne pense, lui aussi, qu’à reprendre le lieu de prière. La colonne en brique est devenue l’objectif de ses tireurs qui, quand ils n’épient pas les silhouettes furtives des hommes de Daech, prennent pour tromper l’ennui, malgré la pénombre, des photos du célèbre monument.

Dans les rues dévastées du quartier chrétien d’Al-Dawasa, Jassem Mohamed, chauffeur routier, et Ali Ahmed, ex-policier, ont osé revenir inspecter leur maison. Ce jour-là, ils transportent jusqu’à la décharge les cadavres noirs et gonflés de deux djihadistes qui finissent de se décomposer dans une puanteur aigre. Blessés par l’explosion d’une voiture piégée, qui a fiché des pièces de métal dans le bras de Jassem et cassé la jambe d’Ali, ils sont restés cachés dans le sous-sol d’une maison, pres de l’église Oum al-Mouana (Mère de l’Entraide), depuis les premiers jours de la bataille. C’est devant cette église – qui servait de tribunal islamique et de prison, et du toit de laquelle on précipitait les condamnés a mort – que la concentration de corps en putréfaction est la plus grande. Sur sa façade, un graffiti de Daech promet : « Ne sois pas triste, Bagdad, l’Etat islamique arrive. »

“Même les cerveaux les plus malades ne peuvent imaginer ce que nous avons vécu.”

Jassem, chauffeur routier

Les deux hommes n’ont pas remis les pieds dans la mosquée Al-Nouri depuis la prise de la ville par l’Etat islamique en juin 2014. « Trois ans sous le régime de l’Etat islamique, cela vous donne plus envie de vous convertir au judaïsme et d’aller vivre à Tel-Aviv que d’aller prier à la mosquée ! », plaisante Ali Ahmed, qui n’a pas revu son fils depuis que les soldats de l’EI sont venus l’arrêter, il y a quelques semaines. Devant les

ouvertures qui percent les murs et relient toutes les maisons du quartier entre elles, que les habitants ont du creuser eux-mêmes quelques jours avant le début de l’offensive pour abriter la fuite des djihadistes, les deux vieux messieurs commencent a raconter l’horreur et l’absurdité de la vie quotidienne sous le joug des fondamentalistes. « Même les mythes les plus fous, les cerveaux les plus malades ne peuvent imaginer ce que nous avons vécu », soupire Jassem. Parce qu’un de ses voisins l’avait dénoncé, il devait quotidiennement jurer sur le Coran, devant des émirs tadjiks ou français qui faisaient la loi dans le quartier, qu’il n’avait jamais été policier avant leur arrivée. Reconnaître avoir exercé cette profession vous faisait systématiquement exécuter.

Il y a quelques semaines, il a du se jeter aux pieds d’un soldat de l’EI qui voulait enrôler son fils unique de 12 ans dans « les lionceaux du califat » pour lui apprendre « à décapiter de sang-froid ». Et puis il y avait les règlements absurdes, comme cette interdiction de mélanger en salade ces aliments auxquels les djihadistes avaient donné un sexe : les tomates (féminin) et les concombres (masculin)… Un exemple des mille et une règles du code des péchés pervers punis par les houdoud, les châtiments islamiques (amputation, flagellation, lapidation, exil). La plus petite des infractions pouvait conduire à la mort. Devant le perron d’une maison cossue, a moins de 500 mètres de la mosquée Al-Nouri, Mohamed Hussein, 11 ans, affiche un sourire a la politesse triste. Son père, un soldat, a été tué par Daech à Makhmour, quand les djihadistes ont pris la ville en juin 2014. Sa mère est morte quelques mois plus tard « de chagrin et de maladie », dit-il. Sa soeur a été tuée dans un bombardement de la coalition alors qu’elle revenait de la maternité ou elle venait d’accoucher d’une petite fille, morte sur le coup elle aussi. La ruelle exhale une odeur insoutenable de cadavres, mais Mohamed ne sent rien. L’odeur des crimes passés l’a rendu insensible à celle des morts de la guerre. Ses souvenirs d’enfance ? Le jeune garçon évoque, en mimant la scène, ce contrebandier de cigarettes qu’on a attaché, les mains dans le dos, a un poteau en face de sa maison et a qui le calife du quartier a fendu le crâne en deux. Il est resté là des mois, pour l’exemple. Pour avoir une vue d’ensemble de la vieille ville et de la mosquée Al-Nouri, il faut s’éloigner des combats et des décombres de l’ouest, rejoindre la rive est de Mossoul ou la vie et les embouteillages ont repris, presque comme avant la guerre. Le trajet prend des heures depuis que la coalition a détruit les cinq ponts qui enjambent le Tigre. Il faut aujourd’hui sortir de la ville et la contourner par le nord sur des routes défoncées. C’est depuis le promontoire des ruines du tombeau de Jonas que deux officiers chiites sont venus admirer le minaret de toutes les convoitises. De là, face à l’immense

la mosquée Al Nouri
la mosquée al Nouri

drapeau d’Ali qui surplombe les ruines, la petite virgule de brique du XIIème siècle a l’air bien frêle. En juillet 2014, les djihadistes ont fait exploser ce tombeau, haut lieu de pèlerinage chiite. Ils le considéraient comme un lieu d’apostasie. Attribué par tous à Younous (Jonas), du nom de ce prophète a qui Dieu aurait demandé d’annoncer aux habitants de Ninive (Mossoul) que leur ville serait rasée, il s’agit en fait de la tombe d’un moine chrétien éponyme. Sa destruction a révélé l’église sur laquelle il avait été construit et mis au jour les ruines d’un palais assyrien remarquablement conservé et d’un temple zoroastrien. Devant les décombres, une stèle annonce déjà la reconstruction de la mosquée en 2017. Le jour et le mois ont été laissés en blanc, comme une promesse ou une menace. Le père Najeeb, un dominicain qui, avec une ténacité remarquable, a sauvé plus de 8 000 manuscrits et incunables irakiens de la folie éradicatrice de Daech, juge durement cette hâte à reconstruire la mosquée qu’il apparente a un révisionnisme historique : « Il aurait fallu en faire un lieu oecuménique, exposer les traces des autres religions retrouvées ici, au lieu de quoi la mosquée va tout recouvrir, déplore le moine dominicain. Il faut extirper aussi Daech des esprits ! » A Mossoul, l’église du père Najeeb, Notre-Dame dite de l’Heure, en référence à l’horloge offerte par l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, était à 100 mètres de la mosquée Al-Nouri. « Le jour, ses fidèles me saluaient, la nuit ils posaient des bombes et augmentaient le volume des haut-parleurs pour que je ne puisse plus célébrer la messe », soupire le prêtre, qui ne croit pas beaucoup au retour des chrétiens qui vivaient à Mossoul avant que l’Etat islamique les en chasse en juin 2014.

Mossoul

C’est a la sortie de la ville, dans le camp de réfugiés de Hamam al-Alil, qu’il faut se rendre pour trouver des Mossouliotes qui reconnaissent avoir fréquenté assidument la mosquée Al-Nouri sous Daech. Ici aussi, dans ce demi-millier de tentes blanches prêtées par les Hached al-Chaabi, ces milices chiites qui ont répondu à l’appel aux armes de leur pape, l’ayatollah Ali al-Sistani, le nouvel ordre chiite règne. Des chiites aux turbans blancs juchés sur des camionnettes distribuent de l’eau et des gâteaux a une population rendue agressive par la faim, qu’ils tiennent en respect à l’aide de grands bâtons verts. Indifférents aux traumatismes de leurs aînés, dont beaucoup portent encore dans leur chair les blessures de la sanglante guerre confessionnelle qui a ravagé l’Irak en 2006, de petits enfants se rangent au parti des vainqueurs et agitent les drapeaux d’Ali, le martyr des chiites. Dans cette plaie vive qu’est l’Irak, ou la population ne sait plus qui ou ce qu’elle doit craindre le plus, les allégeances sont aussi versatiles que les victoires.

A l’écart, un homme les regarde avec le sourire amer des vaincus : « Ne vous trompez pas ! Ces enfants, il y a quelques jours à peine, agitaient les drapeaux noirs de Daech », ricane cet ancien policier de Mossoul qui ne donne que son prénom, Rasan.

“Il faut extirper aussi Daech des esprits !”

Le Père Najeeb, de l’Église Notre-Dame de l’Heure

Rasan, donc, fréquentait assidument la mosquée Al-Nouri. Il explique qu’il a quitté ses fonctions en 2006, au plus fort de la guerre civile, lorsqu’il s’est aperçu qu’il n’avait pas le pouvoir de s’opposer aux exactions des chiites sur la population. « Tout le monde aimait Baghdadi, c’est son entourage qui est parfois allé trop loin dans les châtiments », analyse-t-il. Rasan se souvient de cette fierté qui l’a submergé lorsqu’il a entendu le preche du calife prononcé à la chaire de la mosquée Al-Nouri. « L’Etat islamique, cela signifiait enfin l’avènement de la justice. Aujourd’hui, pour les sunnites, c’est la fin. Il ne nous reste qu’à quitter l’Irak ou à reprendre les armes. » Incrédule devant tant de franchise, a l’heure ou tous les vaincus dissimulent leurs anciennes allégeances, on lui demande : « Et le fait qu’un acte comme celui de fumer était passible de mort, vous le défendez ? Bien sûr, la cigarette n’est-elle pas nocive pour la santé ? – Et les esclaves sexuelles martyrisées par les émirs de Daech, cela ne vous choquait pas ? – Non, puisque la charia le permet. »

A écouter Rasan, une majorité de Mossouliotes continuent encore aujourd’hui a vénérer Al-Baghdadi, leur « calife ». Bientôt, annonce-t-il, la résistance va se mobiliser et les cellules dormantes de Daech s’organiser : « Je vous le promets à 100% », assure-t-il. En Irak, la guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens, selon la formule de Clausewitz, mais la continuation d’un état de guerre permanent. Rasan sait que, pour son camp, celui des sunnites humiliés pour qui le califat de Daech a incarné pendant trois ans l’espérance, la prise de la mosquée Al-Nouri signera le début de la revanche.

SARA DANIEL

Peut-on comparer Mossoul à Alep ?

« Si l’on prend en compte l’ampleur des combats dans l’espace et le temps, le volume de forces engagées et les pertes engendrées, on assiste certainement à la plus grande bataille de conquête urbaine depuis 1945, devant même la prise de Grozny en 2000 », explique Michel Goya, colonel et historien militaire. Les opérations à Mossoul ont débuté il y a plus de cinq mois. Les forces de la coalition ont jeté 100 000 hommes dans la bataille, contre de 7 000 à 12 000 djihadistes (avec les troupes auxiliaires). Les pertes sont sévères : plus de 2 000 tués et 6 000 blessés du côté des Irakiens et des Peshmergas kurdes, au moins 4 000 morts côté djihadistes. On compterait des centaines de morts. C’est « en soi très important mais, tempère Michel Goya, cela représente nettement moins de 1% de la population de la ville . Les « bavures », qui semblent se multiplier dans la vieille ville (voir encadré p. 61), rappellent la brutalité de la coalition russo-syrienne à Alep. Pourtant, les deux  batailles sont différentes. « A Alep, explique Michel Goya, les appuis feux, aériens ou d’artillerie, ont été employés massivement et sans discrimination pour faciliter la progression des troupes. » A Mossoul, « les munitions de la coalition sont plus précises que celles des Russes et surtout de l’armée syrienne. Il y a aussi une volonté plus grande de préserver la population, quitte à faire prendre plus de risques aux combattants ».

Bavure : 140 morts civils

Le 17 mars, la coalition a mené des raids aériens sur le quartier Al-Jadida, à l’ouest du secteur de la mosquée Al-Nouri. Un de ces bombardements aurait causé la mort de 140 civils. La coalition l’a d’abord qualifié d’« accident de guerre involontaire » puis de « terrible tragédie » avant de boucler le périmètre et d’ouvrir une enquête. Des parlementaires belges soutiennent que leurs F16 seraient impliqués. Le parquet fédéral belge a effectivement été informé mais, à ce stade, il s’est limité à rappeler que « si les règles d’engagement ont été suivies et que, malgré cela, il y a eu des victimes parmi les civils, il se pourrait qu’aucune faute pénalement répréhensible n’ait été commise ». De manière générale, Human Rights Watch s’alarme du « changement de tactique » pour la conquête de l’ouest de la ville, qui accroît considérablement le nombre de morts et de blessés civils. L’organisation dénonce en particulier l’utilisation par les forces irakiennes de mortiers et de roquettes artisanales, intrinsèquement imprécises. Les ruelles de la vieille ville, limitant l’emploi des blindés, se prêtent « plus facilement à l’emploi d’armes lourdes et donc aux dégâts », explique le colonel Michel Goya. Amnesty s’émeut des « attaques disproportionnées » de la coalition et avance que « le nombre élevé de victimes civiles laisse à penser que les forces de la coalition menant  l’offensive à Mossoul n’ont pas pris les précautions nécessaires pour épargner les civils, en violation flagrante du droit international humanitaire ».