Reportage

Voyage au pays de la haine

Oum Qasr, Fao, Bassora, Al-Qurnah, Nassiriya, Nadjaf…: de l’entrée des troupes de la coalition en Irak, le 20 mars 2003, à la chute de Bagdad, le 9 avril, ces villes ont jalonné l’avancée des troupes d’assaut américaines et britanniques vers le nord.

Un an après l’opération Liberté de l’Irak, nos envoyés spéciaux, Sara Daniel et le photographe Stanley Greene, sont retournés sur les traces de ces soldats que beaucoup d’Irakiens considèrent davantage comme des envahisseurs que comme des libérateurs. Car si la dictature est tombée et le tyran en prison, la démocratie n’a toujours pas pris racine dans un pays en plein chaos, où les extrémistes religieux et leurs milices détiennent ‘ comme on le voit actuellement à Nadjaf et à Sadr City ‘ le véritable pouvoir et où les «occupants» tombent presque chaque jour sous les balles de la guérilla. Le voyage de Sara et de Stanley s’est terminé là où l’horreur a atteint son degré le plus insupportable : à Fallouja le 31 mars.

Fallouja

Deux des Américains ont tenté de sortir de leur véhicule mais, à coups de pelles et de fourches, les habitants de la ville les ont repoussés dans les flammes.

Attroupement au bout d’un petit pont de fer. Des jeunes chantent gaiement. Ils sont penchés sur deux corps carbonisés qu’ils rouent de coups de pieds et dont ils détachent des lambeaux avec leurs couteaux. Un kilomètre plus bas, en direction de la mosquée, les carcasses de deux voitures flambent. Au-dessus d’elles, accrochée à un fil électrique, se balance une jambe sectionnée au fémur. La foule brandit des portraits du cheikh Yassine, scande des slogans: «Fallouja est le cimetière des Américains» ou «Nous couperons les mains de tous les étrangers». Dans la foule, Abdulkader Mohamed, 20 ans, a été témoin de la scène. Deux Jeep conduites par des civils américains portant des gilets pare-balles ont été attaquées par la «résistance» avec des lance-grenades RPG-7. Deux passagers qui avaient survécu à l’impact des grenades ont tenté de sortir d’un véhicule mais, à coups de pelles et de fourches, les habitants de la ville les ont repoussés dans les flammes. «Ils suppliaient, « s’il vous plaît, s’il vous plaît, au secours! »», se souvient le jeune homme. A-t-il été tenté de les aider? Abdulkader écarquille les yeux comme si la question était totalement farfelue.

Ensuite, les habitants ont traîné les corps dans la ville derrière leurs voitures et les ont pendus au petit pont de fer. Pour les décrocher à nouveau, raconte le jeune chômeur avec un gentil sourire. «Pourquoi n’êtes-vous pas venus il y a deux jours, demande-t-il. C’est dommage. Il y a eu plusieurs attentats contre les Américains. Mais il n’y avait personne pour prendre des photos parce que les journalistes ont peur de venir ici.» Plusieurs heures après l’attentat, aucun char, aucun hélicoptère n’était en vue à Fallouja.

Oum Qasr

Première étape de la remontée vers Bagdad à partir du Koweït.Un an après la guerre, on vit toujours moins bien que du temps du dictateur honni.

Un ruban multicolore de voitures qui serpente sur plus de 1 kilomètre. Une fois passée la frontière du Koweït, chaque pompe à essence qui jalonne la route jusqu’à Bassora offre le tableau de la résignation agacée d’automobilistes qui patientent parfois cinq heures pour faire le plein. C’est le premier grief contre les forces d’occupation que nous entendrons sur cette route empruntée par la coalition pour rejoindre Bagdad. Un an après la guerre, au pays du pétrole, la pénurie d’essence sévit encore comme au premier jour de l’incursion des troupes anglo-américaines. A Oum Qasr, bourgade déshéritée de 150 000 habitants dont chaque pâté de maison comptait, du temps de Saddam, un prisonnier, un condamné à mort ou un martyr, les habitants ressassent leur déception et leur ressentiment contre les libérateurs, comme autant d’amants trahis. Un an après la guerre, on vit toujours moins bien que du temps du dictateur honni. «Le mois dernier, le lait manquait dans les rations. Ce mois-ci il n’y a pas de riz, et on n’a toujours pas l’eau courante!»: furieux, ce marchand du souk exige que l’on consigne les promesses non tenues. Comme tout le monde ici, il vomit ce petit voisin qui nargue son pays avec son niveau de vie et ses pétrodollars. Ce Koweït maudit responsable de tous les saccages, de toutes les pénuries…

Bassora

Ici, au bord du Chatt al-Arab, 45 ports ne vivent que de la contrebande: la tonne de pétrole se négocie à plus de 200 dollars.

La contrebande de l’essence, c’est le combat personnel du général Qaduum. Le chef de la police de Bassora a 40 ans et de beaux yeux bleus. C’est un flic de la nouvelle génération. Chaque jour, il arraisonne ces camions-citernes à double réservoir qui, au lieu de distribuer l’essence aux pompes, vont la vendre aux pétroliers qui mouillent dans le Chatt al-Arab a équidistance de l’Irak et de l’Iran. Mais le plus souvent le général est impuissant. Les papiers sont en règle, avalisés par des partis politiques qui siègent au Conseil de Gouvernement irakien. «Le parti Rifah de Chalabi est au coeur de ces trafics dans la région, accuse Qaduum. Saddam, au moins, était seul. Aujourd’hui, nous avons affaire à cent Saddam qui poussent leurs pions, et quand nous demandons de l’aide aux Britanniques, ils nous disent que le commerce est libre!»

Au moins une fois par semaine, Qaduum patrouille dans les 45 ports qui, le long du Chatt al-Arab, de Fao à Bassora, exportent le pétrole et l’essence de contrebande et qui portent des noms évocateurs comme al-flous, « l’argent ». C’est par ces mêmes ports que transitent les clandestins venus d’Iran, que l’on soupçonne d’être à l’origine de plusieurs des attentats qui ont ensanglanté l’Irak. Pour montrer à ses hommes qu’il n’a pas peur, Qaduum conduit lui-même sa voiture en tête du cortège d’une quinzaine de policiers en armes. Il veut que nous réalisions l’ampleur du trafic qui gangrène son pays. Sans son escorte, il assure qu’il est impossible de se rendre dans ces ports crapoteux où la tonne de pétrole se négocie à plus de 200 dollars. Tous les trafiquants sont armés, prêts à défendre chèrement leur commerce.

Et pourtant, le long de cette frontière sensible, nous ne rencontrerons pas un seul check point, pas une patrouille des soldats de la coalition. A un carrefour, une belle route goudronnée mène au port d’Al-Barak. Des camions chargés de voitures neuves sans plaques, en provenance des Emirats, sortent de l’immense port gardé comme une forteresse. Mais nous n’irons pas plus loin. Al-Barak est le port de Kaled al-Amar, l’oncle de Ben Laden, nous explique en soupirant le premier flic de Bassora. «C’est un port privé, je n’ai pas le pouvoir d’y entrer. Ils croiraient que je viens les attaquer et ouvriraient le feu.»

Hôpital de Bassora

«Avant, je pouvais faire un saut à l’hôpital à 2 heures du matin. Aujourd’hui, mes collègues se font assassiner à tour de rôle… Combien de temps tiendrons-nous?»

Sur la route de Bassora, les carcasses calcinées de chars soviétiques de l’armée irakienne gisent sur les bas-côtés comme des jouets périmés. Des chercheurs ont mesuré la radioactivité de ces ferrailles qui n’en finissent pas de diffuser les émanations d’uranium appauvri provoquées par les obus qui les ont touchés l’année dernière. Les chiffres sont alarmants. Chef du département des enfants leucémiques de Bassora, la doctoresse Jenan Hassan attend une recrudescence de petits malades en 2005 à cause de la période d’incubation. Avant l’opération Tempête du Désert, il n’y avait que 19 enfants leucémiques par an. Mais ces dernières années le docteur reçoit plus de 200 malades par an. Sans compter tous les enfants dont les parents sont assez riches pour les envoyer se faire soigner à Bagdad.

Drapée dans un hijab turquoise, l’énergique doctoresse de 47 ans fait sa tournée. Dans son service, depuis la chute du régime, le taux de guérison est passé de 20 à 50%, grâce à une ONG autrichienne qui a pris en charge l’aile des enfants leucémiques. Mais lorsqu’elle évoque l’atmosphère de la ville, la pédiatre perd son bel optimisme. «Avant, je pouvais faire un saut à l’hôpital à 2 heures du matin. Aujourd’hui, mes collègues se font assassiner à tour de rôle… Nous avons 160 partis politiques à Bassora. De nouveaux portraits ont remplacé les anciens. Moi, je ne vois pas la différence.»

Les enfants du docteur Jenan vont à l’école avec des gardes du corps et sa fille, harcelée par des islamistes qui tentaient de l’endoctriner, a cessé de fréquenter l’université. Il y a quelques semaines encore, un des partis islamistes a tenté de prendre le contrôle de l’hôpital, mais l’énergique doctoresse a chassé la milice. «Depuis, nous faisons des rondes pour défendre notre hôpital. Mais combien de temps tiendrons-nous?»

Prison de Bassora

Asil Jasem, 18 ans, a été enlevée et violée. Le juge l’a placée en détention pour la protéger de sa famille, qui veut la tuer pour laver son honneur…

La veille de notre arrivée à Bassora, deux jeunes filles qui travaillaient pour la firme américaine KBR, filiale de Halliburton, étaient assassinées dans le taxi qui devait les ramener à la maison. Des groupuscules islamistes revendiquaient le crime. «Il y a des partis qui ont décrété que les femmes ne devaient pas travailler pour des étrangers, ni d’ailleurs pour personne», explique le chef de la police. Il suffit de faire un tour à la prison de Bassora pour comprendre la dure réalité d’une vie de femme en Irak aujourd’hui. Dans cette prison crasseuse qui sent l’urine, 350 prisonniers s’entassent dans six cellules. Dans la section des femmes, onze prisonnières seulement. Mais de l’avis même du gardien, une seule d’entre elles mérite vraiment sa détention. Iman Abdallah, 33 ans, a jeté une grenade sur un bâtiment officiel en échange de quelques dollars. Orpheline, elle justifie son geste par son dénuement. Elle sait qu’elle passera probablement toute sa vie en prison. Quant aux autres…

Asil Jasem, une très jolie brune de 18 ans, a été enlevée par un homme qui l’a violée. C’est la police qui l’a recueillie et le juge l’a placée en détention pour que sa famille ne soit pas tentée de la tuer pour laver son honneur. Cela fait trois mois qu’elle se cache des siens en prison. Le gardien ne se fait pas beaucoup d’illusion sur son sort. Dès qu’elle sortira, ils la tueront. Dounia Abdul Wahad, 24 ans, est accusée de meurtre. En fait, c’est son frère qui a tué un homme qui la harcelait. Mais comme elle était «à l’origine» du crime, c’est elle qui paiera. Cela fait cinq mois et dix jours qu’elle est en prison. Sa voisine est une simple d’esprit que l’on protège, ici, de la rue. La suivante, une jeune fille de 15 ans, est la belle-soeur d’un kidnappeur que l’on n’a pu arrêter. Elle purge une peine à sa place…

Suq ash Shuyukh

«Savez-vous que vous avez failli mourir», nous dit le milicien au service du jeune chef chiite Moqtada al-Sadr… On nous avait pris pour des terroristes

Sur la route de Nassiriya se trouve la bourgade de Suq ash Shuyukh, hantise du colonel italien Luigi Scollo, qui commande la task force numéro 11 chargée de contrôler la région. Il se passe toujours quelque chose dans cette petite ville où les extrémistes chiites font la loi. Mais la spécialité de Suq ash Shuyukh, c’est l’attaque du train qui va de Bassora à Bagdad. On dit que les bandits se sont entendus avec le conducteur pour que celui-ci ralentisse aux environs de la petite ville. Et les candidats assez courageux ou inconscients pour monter dans la berline fantôme aux vitres cassées se font rares. Mais ce n’est pas la seule malédiction de Suq ash Shuyukh. Il faut s’éloigner un peu de la voie de chemin de fer pour apercevoir cette catastrophe écologique: les égouts de la ville. Des torrents d’écume blanchâtre se déversent directement dans la rivière où certains puisent leur eau «potable».

Lorsque nous essayons de quitter la ville, un pick-up de policiers irakiens nous barre la route. Une dizaine de kalachnikovs nous tiennent en joue. Dans cette ville où l’on croit fermement que les auteurs des attentats sont des Américains qui veulent justifier leur présence en Irak, on nous avait pris pour des terroristes. Une fois le «malentendu» dissipé, les policiers nous demandent de les suivre. Mais bientôt une voiture s’interpose: les miliciens du parti du jeune extrémiste chiite Moqtada al-Sadr ont le doigt sur la détente. Respectueusement, la police irakienne s’efface. «Savez-vous que vous avez failli mourir», gronde Adnan Daoui, représentant du bureau d’Al-Sadr, qui a été averti de notre présence par un milicien de quartier. «Aviez-vous oublié que dans chaque ville il faut se présenter aux autorités locales?» A voir la déférence des habitants de la ville envers Daoui, on comprend vite qui représente ici les autorités en question…

Nassiriya

Le docteur Harith, l’un de ceux qui ont soigné ‘ et sauvé ‘ «l’héroïne» américaine Jessica Lynch, n’a pas reçu un mot de remerciement…

A Nassiriya, de pauvres moutons broutent les détritus dans les ruines des bâtiments bombardés au cours de la dernière guerre. On s’est battu dans cette ville que les Irakiens, méprisants, ont surnommé «la mauvaise herbe» pour se moquer du caractère obtus de ses habitants. C’est ici que la compagnie de «l’héroïne» américaine Jessica Lynch est tombée dans une embuscade. On se souvient de l’épopée hollywoodienne de celle qu’on avait présentée comme la première soldate prisonnière de l’ennemi à avoir été «libérée» depuis la Seconde Guerre mondiale. Un raid digne des meilleurs studios avait été organisé contre l’hôpital de Nassiriya, où, selon l’état-major américain, la jeune fille était séquestrée. On avait appris ensuite qu’en réalité la soldate y avait été soignée par des médecins irakiens qui avaient tout fait pour la sauver.

Le docteur Harith, un jeune interne urgentiste de 26 ans, aux lunettes cerclées et à l’allure dégingandée, était l’un de ces médecins. C’est lui qui a pris en charge Jessica Lynch lorsqu’elle a repris conscience, vingt-quatre heures après son arrivée. «J’ai même arrangé ses coussins pour qu’elle puisse voir la ville de son lit, raconte-t-il. Elle ne cessait de répéter qu’elle avait peur de Saddam. C’était un bébé.» Lorsqu’il a jugé qu’elle était en état de voyager, c’est lui encore qui a tenté d’organiser son transfert en ambulance vers un check point américain. En vain. Accueilli par des coups de feu, le véhicule a dû se replier. La suite, on la connaît: un raid nocturne qui fait trembler l’hôpital, et l’évacuation de la soldate.

Depuis, le docteur Harith n’a pas reçu un mot de remerciement pour avoir si bien soigné l’héroïne américaine. Le seul qui a reçu un prix et la nationalité américaine, c’est l’avocat irakien qui a indiqué aux marines où se trouvait la jeune fille: «Amusant, quand vous pensez que cet homme, ancien membre des services secrets de Saddam, est recherché par les habitants de Nassiriya pour les harcèlements qu’il leur a fait subir.» Aujourd’hui pourtant, «l’affaire Lynch» est le dernier des soucis du médecin. L’état de délabrement lamentable de l’hôpital fait froid dans le dos. Des ordures brûlent sur le perron. La salle des urgences, crasseuse, est surpeuplée. Et l’odeur âcre, répugnante, d’urine et de sang mêlés, oblige les visiteurs à presser un linge sur leur visage. Tout manque. Le jeune interne le déclare carrément, la situation de l’hôpital s’est terriblement détériorée depuis la chute de Saddam: «Les Italiens nous ont apporté un petit paquet de médicaments. Mais dans cet hôpital nous recevons parfois 2 000 patients par jour. Alors autant essayer de nourrir une famille de 50 personnes avec un sandwich!»

Les sites archéologiques d’Oumma et Gudaïa

Des cheikhs ont donné leur bénédiction aux pillards des sites archéologiques sumériens et mésopotamiens contre le versement à la mosquée de 20% de leurs gains…

Traumatisés par l’attentat qui a coûté la vie à seize de leurs soldats en novembre 2003, les Italiens se sont retranchés sur l’aéroport. Aujourd’hui ils quittent l’un de leurs derniers postes dans la ville, celui du musée de Nassiriya. Le directeur, M. Hamdani, ravale sa honte et finit par accepter de nous faire visiter son établissement. Des bouteilles de vin sur le socle des statues de dieux sumériens, du plastique qui jonche le sol et des reliefs de repas… Devant ce spectacle, l’archéologue ne peut retenir ses larmes. Dans la petite pièce où il a remisé les trésors des sites sumériens, il nous fait caresser les tablettes cunéiformes, les colliers et les jouets d’enfants vieux de 5000 ans.

Avec une escorte d’une quinzaine de douaniers, nous l’accompagnons à une centaine de kilomètres de Nassiriya, sur le site du premier temple mésopotamien dont on ait la trace, le palais de Gudaïa. Une quarantaine de statues exposées au Louvre proviennent de ce site. Mais aujourd’hui on dirait qu’une armée à retourné la terre. Des pillards commandités par des marchands d’antiquités ont systématiquement creusé, ravagé, réduit en poudre ce fabuleux gisement d’histoire antique. Depuis que des cheikhs ont donné leur bénédiction aux pillards s’ils acceptent de reverser à la mosquée 20% de leurs gains, la chasse aux antiquités est ouverte: pour quelques dollars, les marchands de Bagdad peuvent se procurer les poteries et les tablettes cunéiformes que se disputent les collectionneurs occidentaux. Guère besoin de se fatiguer. Il suffit de fouler cette mer de tessons mésopotamiens pour ramasser, sans avoir même à creuser, des tablettes cunéiformes, des sceaux royaux et de petits bas-reliefs.

A Oumma, où l’on bute en marchant sur des vases sumériens intacts qui datent de 2 500 ans avant Jésus-Christ, les voleurs ont pourtant détruit une grande partie des murs de la cité antique. Car le marché est saturé de pièces de cette époque. Et les marchands occidentaux sont désormais à la recherche d’objets vieux de plus de 5000 ans: les voleurs détruisent donc tout ce qui se trouve au-dessus des couches les plus anciennes… «Pour les collectionneurs, ces pièces ne sont qu’une jolie poterie de plus dans leurs vitrines, se désole Hamdani. Pour nous, c’est le chaînon qui nous manque pour décrypter la première civilisation du monde.» Et pour défendre ce berceau de l’humanité contre les pillards, il n’y a qu’un vieillard quasi aveugle qui se sert de sa kalachnikov comme d’une canne. Pas trace de ces carabiniers vêtus de noir et armés comme des robots de science-fiction qui arpentent les rues de Nassiriya dans leurs véhicules blindés. Ce sont eux, pourtant, qui sont chargés de la protection de ces sites…

Nadjaf

Si un accusé est déclaré coupable par le «juge» du tribunal islamique, c’est la partie lésée qui applique la peine, coupe la main des voleurs, exécute les meurtriers.

Au tribunal civil de la ville de Nadjaf, ils sont une vingtaine de juges assis dans le bureau du président à siroter leur thé. Désoeuvrés, ils comptent leurs collègues assassinés. Il y a eu bien sûr l’ex-président du tribunal de Nadjaf, puis le juge de Mossoul, celui de Kirkouk et dernièrement celui d’Hilla. Aujourd’hui il n’y a pas d’audiences. Pas le moindre petit divorce, rien. Car à Nadjaf, depuis la chute du régime honni, on peut enfin s’en remettre aux autorités religieuses ou aux cheikhs des tribus pour régler les différends. Le plus populaire de ces nouveaux «centres de justice», c’est celui de Moqtada al-Sadr, le jeune leader extrémiste à la mine patibulaire qui prêche sa haine des Américains. Dans une étroite ruelle, une foule compacte se presse devant l’officine du champion des déshérités de Nadjaf. Sous les sayeds noirs, les regards lancés aux étrangers sont chargés de haine. Chacun, ici, n’attend qu’un signe du guide pour prendre les armes contre l’envahisseur.

A l’intérieur de la cour de Moqtada, dans les petites salles d’audience, les juges comme les plaignants sont accroupis à même le sol. En ce lieu baptisé «tribunal légal», on applique la charia en toute illégalité. Le «tribunal» qui n’est ouvert que le matin traite plus de 50 affaires par jour. Pour être juge, pas besoin de diplôme, il suffit d’avoir suffisamment étudié le Coran. La maison possède même une petite prison. Ici, on fait tout pour réconcilier les parties en présence. Si un plaignant refuse toute forme de compensation et que le «juge» déclare l’accusé coupable, ce sont les parties lésées elles-mêmes qui appliquent les peines, coupent la main des voleurs, exécutent les meurtriers. Assis en tailleur dans une petite chambre, le cheikh Ahmed al-Hussein arbitre un conflit entre deux frères qui se disputent leur héritage, écoute des plaignants qui sanglotent. En vingt minutes, le jugement est rendu. Et la pression sociale et religieuse est suffisamment forte pour que la sentence s’applique sans discussion. En cas de besoin, la police collabore avec le «tribunal légal». «Elle nous a même aidés à arrêter ces vendeurs d’alcool qui refusaient de se présenter devant nous», reconnaît le cheikh Ahmed, satisfait.

Bagdad

Tandis que les étrangers se terrent dans les hôtels, les joueurs de dominos sont revenus à la terrasse du vieux café Al-Beyrouti

Quand on arrive à Bagdad, la première chose que l’on remarque, le changement le plus spectaculaire, c’est la frénésie de consommation. La rage d’acheter. Sur les trottoirs des quartiers chics, à Arasat ou à Al-Mansour, c’est une montagne de cartons qui débordent. On trouve des téléviseurs pour moins de 100 dollars, des antennes satellites pour 75 dollars et des machines à laver à 150, soit près d’un mois de salaire d’un fonctionnaire. Devant les hôtels de la ville, en revanche, c’est un autre rituel qui se joue: celui de la peur et de la hantise sécuritaire. On bute sur d’anciens soldats britanniques, sud-africains, chiliens, qui marchent les jambes écartées, la main sur la crosse de leur arme, pour ‘ comme ils disent dans leur jargon ‘ «sécuriser le périmètre».

Tandis que les étrangers se terrent dans les hôtels sous la protection de ces armées de mercenaires, à Bagdad, les Irakiens ‘ les hommes en tout cas ‘ respirent. Enfin. Le soir, on fait la queue devant chez Al-Faqma, le meilleur marchand de glaces de la ville, et sur les bords du Tigre, pour la première fois depuis la guerre, les joueurs de dominos sont revenus à Al-Beyrouti. Sur la terrasse de ce vieux café de Bagdad où les serveurs arborent des gilets rouges, le vent charrie la bonne odeur du fleuve. Une barque glisse sur l’eau. Mais l’illusion de paix ne dure jamais très longtemps. Selon la police irakienne, il y a environ 25 attentats par jour dans la capitale. Un tiers seulement sont déjoués.

Une mosquée du quartier d’Al-Khazalia

«Nous allons tous mourir, dit le cheikh. Alors mourons bravement. Imitons cheikh Yassine et les martyrs qui se font exploser dans des voitures piégées en Israël!»

Vendredi, c’est jour de prière et, à Bagdad, les chars et les milices armées prennent position devant les mosquées «sensibles». Ibrahim, 14 ans, est de service à la mosquée de son quartier. Il a beau prendre l’air détaché, on sent qu’il est fier de jouer les durs avec sa kalachnikov au milieu de ses copains dont les yeux lancent des éclairs. Dans ce quartier, il y a quelques jours, la mosquée chiite dont la construction venait de s’achever a été pulvérisée par une bombe. Engrenage des représailles: un des notables salafistes du quartier a été assassiné, puis la mosquée sunnite a été attaquée à son tour. La tension est si vive que les gardes du corps armés accompagnent le cheikh à l’intérieur de la mosquée, un sacrilège pour les musulmans. Pourtant, ce n’est pas le conflit encore larvé entre chiites et sunnites qui fera l’objet du sermon du cheikh aujourd’hui. Drapé dans son ample tunique blanche sur laquelle coule sa longue barbe noire, le cheikh s’emporte avec émotion contre «l’envahisseur». Il compare la bonne odeur qui se dégage du corps des martyrs et l’odeur pestilentielle qui émane des cadavres d’Américains. «Nous allons tous mourir, c’est notre destin d’hommes, prophétise le cheikh en larmes. Alors mourons bravement. Imitons l’exemple du cheikh Yassine [le guide du Hamas palestinien assassiné le 22 mars par l’armée israélienne] et des martyrs qui se font exploser dans des voitures piégées en Israël!»