Reportage

Une Constitution piégée

Le projet de Constitution irakienne donne la majeure partie du pouvoir et une large autonomie aux Kurdes et aux chiites, alors qu?il marginalise les sunnites. Premier pas vers la démocratie ou prémices d?une guerre civile ?

Déclaration de « guerre totale » d?Abou Moussab al-Zarkaoui aux chiites d?Irak. Massacres de centaines de chiites à al-Uruba, square à Bagdad. Bouclage militaire des quartiers chiites. Charniers où s?entassent des morts exécutés d?une balle dans la tête et une dans la poitrine. Attentats contre deux parlementaires qui travaillaient sur le projet de Constitution: un mort, un blessé. Le début de la guerre civile ? Qui sait ? Tous les agents de renseignement qui travaillent en Irak l?ont noté: les kamikazes étrangers ont fait des émules chez les Irakiens. Désormais, ceux qui se suicident en déclenchant dans la foule leur charge d?explosif, ceux qui se réclament de Zarkaoui ou de Ben Laden sont majoritairement des Irakiens, Comment ne pas poser la terrible question, celle que personne, en Irak, n?ose formuler tout haut: pendant combien de temps les chiites résisteront-ils au désir de se venger ?

Il aura fallu, en tout cas, cette situation désespérée pour que Washington arrive à arracher un accord aux sunnites du Parlement irakien sur la future Constitution. Quatre semaines à peine avant le référendum qui va le soumettre à l?approbation des Irakiens, le projet de Constitution va enfin pouvoir être imprimé. Il aura fallu toute l?obstination et la capacité de persuasion de l?ambassadeur des Etats-Unis pour parvenir à concilier les points de vue inconciliables des factions en présence. Et George Bush lui-même n?a pas hésité à enfreindre sa promesse de ne pas intervenir dans le processus constitutionnel irakien lorsqu?il a téléphoné à Abdel Aziz al-Hakim, le chef du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak, pour lui demander d?être plus conciliant vis-à-vis des exigences des sunnites. En vain. Seules les menaces de Zarkaoui et les terribles attentats contre les chiites, qui ont ensanglanté le pays au point de faire resurgir le cauchemar de la guerre civile, ont pu faire accepter aux représentants des différentes communautés de menus compromis pour aboutir in extremis à un accord.

Désignés comme les fauteurs de troubles, les représentants sunnites ont fini par signer, le couteau sous la gorge, un projet de Constitution qui entérine leur défaite. Pour faire avaler l?amère pilule de la Constitution à une communauté que la guerre a déjà chassée du pouvoir, on a arrondi quelques angles, modifié certains articles, pour la plupart symboliques. Si, après amendement, la Constitution déclare ainsi que l?Irak est un membre fondateur et effectif de la Ligue arabe, c?est surtout pour compenser le refus des Kurdes de voir stipuler que l?Irak était un pays arabe. C?est aussi pour rassurer les sunnites qu?un autre article établit la création de deux postes de Premier ministre adjoint, et qu?un amendement stipule que la répartition des ressources en eau sera assurée par le gouvernement fédéral.

Mais ce consensus arraché in extremis dans un climat d?urgence politique n?est que de façade. Le texte du projet de Constitution est lourd de menaces. Et, au détour de ses articles amendés et réamendés au fil de ces mois de négociations, les désaccords et les malentendus demeurent entiers. Comme les méfiances mutuelles, si promptes, dans ce pays, à déboucher sur des massacres.

Pourquoi cette hâte des Etats-Unis à bâcler un projet constitutionnel alors que tant de questions ne sont toujours pas résolues ? L?ambassadeur américain, Zalmay Khalizad, a-t-il senti qu?il n?y aurait jamais d?accord véritable entre ces communautés aux intérêts si contradictoires et qu?il n?y avait pas d?autre solution que de leur forcer la main ? Ou les Américains, pressés par leurs propres échéances, se sont-ils arc-boutés sur un calendrier qui, selon Washington, pourrait leur permettre de commencer le retrait d?une partie de leurs troupes dès le printemps prochain ? Encore faudrait-il que la démocratie et « le règne de la loi » qu?ils s?étaient engagés à instaurer en Irak lorsqu?ils ont renversé la dictature de Saddam Hussein aient , au moins formellement, un début d?existence dans le pays. Mais à quelle forme de démocratie, à quel type de « loi » la future Constitution irakienne ouvre-t-elle la voie ?

Dans son préambule, le projet de texte indique que « l?islam est une source principale du droit » et que la « législation ne doit pas entrer en contradiction avec les enseignements de l?islam ». Une des conséquences de l?intervention militaire américaine aura donc été la réintroduction de la charia dans les institutions irakiennes. Interrogé sur ce point, l?ambassadeur Khalizad a souligné que de nombreux passages de la Constitution faisaient référence, eux, aux droits de l?homme et à l?affirmation des libertés publiques. A l?écouter, le texte proposé serait une « synthèse » entre les règles islamiques chères aux Irakiens et les principes démocratiques. Mais certains juristes estiment que la charia comprise comme un principe constitutionnel est tout simplement en conflit avec l?affirmation des libertés publiques individuelles. En matière de liberté de culte, par exemple, l?islam respecte les religions monothéistes comme le christianisme ou le judaïsme mais ne considère pas leurs fidèles comme des égaux. Ainsi, la conversion des musulmans est considérée comme une apostasie que la charia punit de la mort. Comme l?écrit dans le « Herald Tribune » l?universitaire Bassam Tibi, spécialiste des questions islamiques : « La charia ne peut contribuer au pluralisme puisqu?elle est en contradiction avec les principes universels internationaux!»

Et qui dira, en dernier ressort, quels principes s?imposent aux autres ? L?article 14 de la constitution établit que les Irakiens sont égaux devant la loi « sans discrimination de sexe », et que les hommes et les femmes bénéficieront des même droits « tant qu?ils n?entrent pas en contradiction avec la loi islamique », Le problème est que le projet de Constitution entérine l?importance « du clergé religieux, de son rôle spirituel et de sa haute valeur de symbole religieux sur le plan national et musulman ». Ce clergé dont il est question est bien entendu le clergé chiite.

Si le projet de Constitution entérine la défaite des sunnites, il marque aussi de façon éclatante la victoire des Kurdes. Le texte, s?il est adopté, donne aux Kurdes le contrôle d?une milice forte de 60 000 hommes, de larges pouvoirs législatifs et le droit de disposer des nouveaux puits de pétrole prospectés. Il ratifie aussi toutes les lois adoptées par le gouvernement régional kurde depuis 1992. La politique étrangère, la défense et la monnaie seront donc, dans les provinces du Nord, les seules prérogatives du gouvernement central de Bagdad. Les Kurdes auront aussi le droit de modifier la plupart des lois fédérales si elles entrent en conflit avec la législation locale. Dans les faits, la nouvelle constitution irakienne confirme la quasi-indépendance de la région kurde. La seule concession des représentants du Kurdistan a été de renoncer au droit de faire sécession de l?Irak « sous certaines circonstances ».

Interrogé sur la part du lion faite aux Kurdes, Zalmay Khalizad a répondu qu?il n?avait guère eu le choix: « C?était une condition sine qua non de leur participation. Autrement, ils ne seraient pas revenus dans le giron irakien », a expliqué le diplomate. En réalité les négociateurs américains ont tenté de limiter l?autonomie des Kurdes. Mais, selon des sources locales, ils ont été pris de court lorsque les chiites ont renoncé à s?opposer à l?autonomie revendiquée par les Kurdes pour faire front avec eux et demander à leur tour un Irak décentralisé.

Tout en confirmant l?autonomie des provinces kurdes, le fédéralisme irakien va donc donner naissance, dans le sud, à un super Etat chiite composé de neuf provinces , plus de la moitié de l?Irak actuel. Conséquence: la répartition fédérale des ressources naturelles risque fort d?être très défavorable aux sunnites. C?est d?ailleurs pourquoi ils ont insisté pour que la répartition de l?eau et du pétrole soient une prérogative du pouvoir central. Mais aujourd?hui, deux ans et demi après l?intervention américaine, l?industrie pétrolifère irakienne ne dépasse toujours pas un niveau d?exportation de 1,6 million de barils par jour, provenant du Sud chiite, tandis que les exportations à partir du Nord sont bloquées. La vraie répartition des richesses pétrolifères sera donc fondée sur les prospections à venir, qui ont déjà été attribuées aux Kurdes par la loi. Selon le quotidien saoudien « al Hayat » un mémorandum américain cosigné par les deux principaux mouvements kurdes et par le secrétariat d?Etat américain stipule que, pour bon nombre de contrats déjà signés, c?est le gouvernorat local et non le pouvoir central qui est responsable des droits d?exploitation du pétrole et du gaz.

Peut-on envisager sérieusement, dans ces conditions, que les sunnites n?appellent pas à rejeter une Constitution qui fera d?eux des citoyens de seconde zone ? Les parlementaires chiites et kurdes comptent sur la division des sunnites pour conjurer le risque d?un rejet global, lourd de menaces. Ils rappellent même que le Parti islamique sunnite militait pour une Constitution amendée et non pour son rejet pur et simple. Au cours de certains contacts noués entre la « résistance » et des représentants américains, les sunnites avaient laissé entendre qu?ils étaient prêts à coopérer à condition que les Etats-Unis n?accordent pas aux chiites un pouvoir absolu et qu?ils ne fassent pas de l?Irak une fédération. A leur colère, ces dispositions figurent dans le texte de la Constitution. Pourtant, la majorité des sunnites, qui refusent la terrible perspective d?une guerre civile, espèrent encore pouvoir barrer la route au projet de Constitution en allant voter le 15 octobre. Si une majorité de refus se dégage dans les trois gouvernorat sunnites: al-Ambar, al-Taamim et Salah-Eddine, le texte sera rejeté. Il faudra alors réélire une Assemblée, lui confier la tâche d?élaborer un nouveau projet de Constitution et refaire entériner ce texte par un référendum. Ce scénario est jugé cauchemardesque pour les Etats-Unis, qui seraient contraints de retarder d?autant le désengagement de leurs troupes. Mais il est jugé avec une certaine sympathie par nombre d?Irakiens qui redoutent de se retrouver livrés aux mouvements islamistes armés et aux djihadistes d?Al-Qaida par un retrait prématuré des soldats américains.