Reportage

Souveraineté limitée pour le «nouvel Irak»

Avant d’entreprendre une opération militaire, les forces de la coalition devront-elles obtenir le feu vert du gouvernement intérimaire irakien, ou simplement l’informer? La police et l’armée seront-elles réellement sous le contrôle du nouveau régime? Des réponses à ces questions – et à quelques autres – dépend la réussite ou l’échec du transfert de souveraineté. Mais aussi la crédibilité du nouveau pouvoir et la stabilité du pays…

Une cérémonie expédiée en quelques minutes, à 10h26 du matin. Les documents légaux du transfert de souveraineté glissés comme en catimini au juge Medhat Mahmoud, et le départ quelques heures après de l’administrateur américain Paul Bremer, si précipité, si furtif que certains Irakiens l’ont interprété comme une fuite… Le moins qu’on puisse dire est que, avancé de deux jours pour prévenir les risques d’attentats, le «jour historique» vanté par le nouveau Premier ministre de l’Irak n’a pas été accompagné par les roulements de tambours que son importance proclamée aurait pu laisser supposer. Même discrétion dans les rues de Bagdad. Ni effusion de joie ni imprécations. Les Irakiens, circonspects, constatent que l’administrateur américain a quitté leur pays sans avoir entrepris sa reconstruction et attendent qu’on leur fasse la démonstration de l’importance de l’événement. Même le clergé chiite et l’entourage de l’ayatollah Sistani y sont allés de leur mise en garde. Ce gouvernement intérimaire à la légitimité discutable, puisqu’il est le fruit d’une négociation et non d’une élection, pourra-t-il prétendre à présider aux destinées de l’Irak? Tous guettent les premiers faux pas de ces ministres qui ont prêté serment sur le Coran mais qui demeurent marqués de la faute originelle: avoir été choisis par les Américains.

Comment convaincre les Irakiens que la passation des pouvoirs qui a discrètement mis fin à quatorze mois d’occupation est autre chose qu’un «artifice orwellien», comme l’a décrit Zbignew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, dans le magazine «New Republic»? Pour lui, le transfert de la souveraineté à quelques Irakiens désignés par les Américains dans un pays encore occupé militairement ne pouvait apparaître au peuple irakien que comme une trahison.

C’est dans l’exercice quotidien de cette cohabitation à risques que le Premier ministre Iyad Allaoui et l’état-major américain arriveront ou non à apaiser les craintes des Irakiens, qui pourraient être tentés de reprendre à leur compte certaines des imprécations proférées par une voix attribuée à l’ennemi public n°1 des Etats-Unis en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui. Dans un message sonore mis en ligne sur un site islamiste, l’intégriste jordanien, chef d’un groupe terroriste lié à Al-Qaida, avait qualifié la passation de pouvoirs d’«anecdote sans éclat». Pour l’auteur du message, Washington ne cherchait rien d’autre qu’à «épargner le sang américain» et déléguer aux Irakiens «hypocrites» la mission de «spolier les richesses» du pays.

De plus en plus, la presse irakienne va se libérer du joug de l’occupant. Et poser des questions. C’est sur des éléments concrets que les Irakiens pourront juger de la réalité du transfert des pouvoirs. Et de l’indépendance d’Allaoui vis-à-vis de la puissance tutélaire. «Les frictions vont se multiplier, c’est inévitable, juge un fonctionnaire onusien, car les Etats-unis n’ont pas le savoir-faire colonial des Français. Ils ne comprennent pas l’importance des symboles.» Comme celui du Palais, autour duquel se livre, en coulisses, un bras de fer décisif. Car les Américains n’ont pas cru bon de céder ce lieu, quintessence de l’arbitraire et de la confiscation du pouvoir aux yeux des opposants au nouveau gouvernement. Autre sujet de friction: le maintien dans les ministères de conseillers américains. «C’était aux Américains de demander qu’on leur délègue à l’ambassade des conseillers irakiens émanant des ministères. Cela ne semble peut-être qu’une question de présentation. Mais ces détails sont capitaux. Car c’est dans les premières semaines que va se jouer la crédibilité de ce gouvernement», analyse un bon observateur de la vie politique irakienne.

Les Forces alliées devront-elles prévenir, agir en concertation, ou tout simplement signifier aux autorités provisoires irakiennes qu’elles s’apprêtent à lancer une opération sur le territoire irakien? Le Conseil de Sécurité insiste sur la nécessité, pour l’état-major américain, de «consulter» le gouvernement provisoire – «pour éviter qu’un autre Fallouja ne puisse se produire», explique un expert des Nations unies -, et place officiellement la police et l’armée irakiennes sous le contrôle direct du gouvernement irakien. Mais Paul Wolfowitz, dans le «Wall Street Journal», adopte une formulation plus évasive: «Les membres du nouveau gouvernement, écrit-il, seront pleinement associés au maintien de la sécurité en Irak.»

A Fallouja, épicentre de la résistance sunnite et ville-laboratoire parce qu’elle concentre tous les défis de l’Irak de demain, on fait depuis plusieurs semaines déjà l’expérience de la nouvelle répartition des pouvoirs. Contrôlée par les militaires irakiens depuis la bataille qui y a fait rage en avril, la ville a été la cible la semaine dernière de raids américains. Selon l’armée américaine, ils étaient dirigés contre «une cache connue du réseau Zarqaoui». Mais d’après le «bataillon de Fallouja», l’armée locale créée par les Etats-Unis – et aussi d’après le chef de la police -, ces raids ont surtout visé des femmes et des enfants… Cette fois, Mark Kimmit, le commandant adjoint américain en Irak, a reçu le soutien du Premier ministre Allaoui, qui s’est félicité de l’attaque – sans aller jusqu’à prétendre qu’on lui avait demandé son avis. Mais que se passera-t-il en cas de désaccord entre le gouvernement et les forces de la coalition?

Jusqu’ici, Iyad Allaoui joue la carte de l’union sacrée des partis irakiens, même opposés à l’occupant américain, contre les terroristes qui ont commis les attentats les plus sanglants. Ceux-ci se sont aliénés beaucoup d’Irakiens en s’en prenant à la population civile. La récente vague d’enlèvements et de décapitations est violemment dénoncée au sein de la population. Allaoui a ainsi su convaincre Moqtada al-Sadr, dont la révolte déclenchée en avril dernier avait causé plusieurs centaines de morts, de suspendre les hostilités. Car si le bureau du «deuxième martyr» ne croit pas à la réalité du transfert de souveraineté, il ne veut pas être accusé de l’avoir empêché. Et son mouvement, qui compte bien jouer un rôle politique dans l’Irak de demain, ne veut pas être confondu, comme l’a dit un de ses représentants, «avec les terroristes et les saboteurs qui s’en prennent aux intérêts et aux citoyens irakiens».

Récupérer les «résistants» à l’occupation américaine disposés à se démarquer des kamikazes qui font couler le sang irakien: tel semble être l’objectif actuel du nouveau pouvoir. Mais pour réaliser cette «union sacrée» contre les djihadistes les plus fanatiques, il lui faudra d’abord s’employer à restaurer l’Etat irakien et une cohésion nationale mise à mal par la débaassification. «Dans certaines villes du Sud, il suffit d’avoir appartenu au parti Baas – à n’importe quel échelon – pour être un hors-la-loi. Aucune structure étatique n’a été préservée. Et tout le monde a réglé ses comptes au détriment du bien commun», constate un fonctionnaire international.

Comme les Américains l’ont fait à Fallouja, le gouvernement n’aura d’autre choix que de «rebaassifier» une partie de l’Etat, s’il veut que celui-ci fonctionne. Mais sa marge de manoeuvre est limitée, car la menace de la guerre civile reste omniprésente: «Les chiites laisseront-ils faire?, s’interroge un diplomate. Les Kurdes, eux, sont prêts à faire sécession à la première difficulté.»

Autre inconnue, autre menace qui plane sur les chances de réussite du nouveau pouvoir: l’ombre du commandeur, l’ayatollah Ali Sistani. Tous les diplomates et hommes politiques qui ont suivi les tractations d’où est sorti le gouvernement provisoire le savent: les émissaires de l’éminence de Nadjaf ont eu leur mot à dire sur chaque nomination. Aujourd’hui l’un des hommes les plus populaires d’Irak, Sistani dispose d’un poids considérable. C’est lui qui a convaincu les Américains de solliciter l’aide de l’ONU. Et son fils intervenait constamment au cours des négociations. Toute la question est de savoir ce que l’ayatollah a en tête. «Sistani est-il ce sage quiétiste et philosophe qui commente la vie politique de loin et uniquement pour en préciser les grandes lignes?, s’interroge un spécialiste de la région. Permettez-moi d’en douter. On oublie que Khomeini, avant de prendre le pouvoir en Iran, tenait exactement le même discours…» Il suffit de rencontrer certains des porte-parole du saint homme de Nadjaf pour réaliser que l’ayatollah n’est pas exactement un héraut de cette démocratie jeffersonienne que les Américains disent vouloir établir en Irak. S’il décidait de sortir de ce quiétisme qui l’a rendu si populaire – même auprès des Américains -, Ali Sistani pourrait faire la démonstration qu’il n’est pas facile d’imposer la démocratie à la force des armes…