Reportage

Secret, rusé, sanguinaire : le djihadiste qui fait trembler le monde

Le chef djihadiste irakien Abou Bakr al-Baghdadi a déjà conquis un tiers de l’Irak et menace Bagdad. Son objectif ? Vaincre les chiites, créer un Etat islamique et remodeler les frontières du Moyen-Orient.

Établir un califat islamique, non pas dans les zones tribales reculées d’Afghanistan mais au cœur des villes et des puits de pétrole du Moyen-Orient… Souvent, Oussama Ben Laden avait évoqué ce rêve lointain dans ses prêches à la litanie hypnotique. Il en avait prophétisé les étapes et même précisé le lieu de confrontation ultime entre infidèles et musulmans : le Sham, le Levant. Mais c’est un Irakien de 43 ans, Abou Bakr al-Baghdadi, qui a réalisé le projet de l’inspirateur des attentats du 11-Septembre.

Ce djihadiste de la nouvelle génération a conquis un territoire de la taille de la Jordanie, peuplé de 6 millions d’habitants. 500 kilomètres carrés gagnés à force de massacres, de crucifixions et d’enlèvements, qui s’étendent de la banlieue de Damas à celle de Bagdad, de la Jordanie à la Turquie. En fondant sur Bagdad, l’Attila du Levant a mis la main sur un arsenal : 4.000 mitrailleuses lourdes, 6 hélicoptères de combat black Hawk. Et sur un trésor : au moins 430 millions de dollars en liquide dérobés à la banque centrale de Mossoul, deuxième ville d’Irak.

Ses hommes ont franchi en riant les monticules de sable de la frontière qui sépare l’Irak de la Syrie, heureux d’enfoncer, du haut de leurs pick-up, les lignes établies lors des accords Sykes-Picot de 1916 par les grandes puissances sur le cadavre de l’Empire ottoman. Ses ennemis se sont évaporés devant son armée. Sans combattre, comme dans les épopées miraculeuses et naïves évoquées par les imams de Fallouja ou de Raqqa à la prière du vendredi.

Mais qui est Abou Bakr al-Baghdadi, ce prophète sanguinaire qui a entrepris de redessiner la carte du Moyen-Orient ?
Sur les sites et les forums djihadistes, la liste des groupes armés qui font formellement allégeance à celui qui a ravi à Ben Laden le titre de « commandeur des croyants » s’allonge d’heure en heure. Ses émules tchétchènes, indonésiens ou français rêvent de rejoindre le plus grand djihad transnational jamais conduit. En attendant, ils embellissent la chanson de geste du nouveau chef de file des fondamentalistes dont l’audace militaire a relégué le fondateur d’Al-Qaida, tué à Abbottabad, au rang de terroriste de seconde zone.

Un fantôme

Incroyable tour de force qui laisse ses ennemis effarés devant l’audace de cette défaite éclair infligée par une si petite armée : Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien, celui qu’Al-Baghdadi surnomme « le Safavide haineux » en référence à sa confession chiite. Et surtout l’ancienne puissance d’occupation, les Etats-Unis, « peuple des protecteurs de la croix », humiliés par ce rebondissement de l’histoire venu leur rappeler les conséquences dramatiques de la guerre qu’ils avaient déclenchée en 2003 contre Saddam Hussein.

Abou Bakr al-Baghdadi est né dans la province de Diyala, dans l’est de l’Irak, en 1973. A-t-il encore aujourd’hui cette allure de paysan irakien au visage bouffi et mat, sourcils épais et regard inexpressif, qu’on lui voit sur les deux seules photos disponibles, l’une diffusée par le FBI qui a mis sa tête à prix pour 10 millions de dollars, l’autre par le ministère de l’Information irakien ? Impossible à dire, l’homme fuit les caméras, multiplie les pseudonymes (Al-Madaoui, Al-Badri…), brouille les pistes. Au point qu’on l’a surnommé  » Al-Shabah « , le fantôme.

Il est le calife invisible, même ses plus proches lieutenants ne le voient qu’avec un foulard sur la tête. Il applique les leçons de son mentor, un certain Abou Moussab al-Souri, un des premiers théoriciens à s’être livrés à une critique argumentée de la stratégie de Ben Laden et à se moquer de son goût pour la publicité : « Notre frère a été contaminé par la maladie des écrans, des flashs, des fans et des applaudissements », écrivait-il en 1999. Mais rien de tel chez Al-Baghdadi. D’ailleurs, dans la ville de Syrie dont il a fait la capitale de son empire, Raqqa, personne n’ose prononcer son nom.

Un juge sanguinaire

Dans cette ancienne capitale du califat abbasside de Haroun al-Rachid, autrefois célèbre pour ses poètes et ses jardins, tout est proscrit, les cigarettes, la musique et même le football : une fatwa interdit aux habitants de regarder la Coupe du Monde. Une autre empêche carrément d’évoquer l’émir de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL).

Le père Paolo Dall’Oglio, un jésuite italien qui avait vécu de nombreuses années en Syrie, a payé le prix fort pour avoir commis cette faute de lèse-califat. Le 27 juillet 2013, il se rend à Raqqa où il demande à rencontrer Al-Baghdadi. Le saint homme croit au dialogue entre les religions ; il veut négocier avec l’émir la libération de journalistes retenus en otages par le groupe fondamentaliste. Devant le tribunal de la ville, on l’éconduit brutalement. Qui est-il pour oser prononcer le nom de l’émir et, plus grave encore, prétendre le rencontrer ?

Deux jours plus tard, une dizaine d’hommes entassés dans un pick-up enlèvent le père Paolo dans la maison où il a trouvé refuge. Ils veulent le conduire auprès d’Abou Iman al-Iraqi, le lieutenant d’Al-Baghdadi. Un témoin raconte la scène. Devant le tribunal, des membres de l’armée de l’Etat islamique demandent aux accompagnateurs du jésuite de partir, l’un d’entre eux refuse, il est abattu. On ne discute pas les ordres de l’Etat islamique. « Quelqu’un d’autre veut rester ? », ironisent les miliciens. Le père Paolo est emmené, on ne le reverra plus.

Un imam distingué et mégalo

Il y a deux semaines, le président syrien Bachar al-Assad a commandé un rapport à ses espions sur le groupe d’Al-Baghdadi. Ce document comporte des informations précises, comme les noms de 8 000 membres de l’Etat islamique en Irak et au Levant, et les interrogatoires de plusieurs djihadistes arrêtés. Il est en revanche assez pauvre sur la biographie de la nouvelle star du djihad mondial. C’est une compilation d’informations, parfois contradictoires et souvent anciennes, émanant notamment du renseignement américain ou irakien.

On y apprend que l’émir a une fille prénommée Doha. Il a étudié à l’université islamique de Bagdad. C’est un imam distingué et mégalomane, auteur d’une thèse sur ses propres origines qu’il fait remonter au Prophète. Il conduisait la prière à la mosquée Ahmad Ibn Hanbal dans la province de Diyala.

Après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, il aurait fait ses premières armes en attaquant les convois de l’armée américaine, au sein de groupuscules armés composés d’anciens militaires du régime, alors nombreux dans la région de l’Anbar. Il noue des contacts dans la zone frontalière qui lui serviront plus tard, lorsqu’il portera son combat en territoire syrien. A partir de la ville d’Al- Qaim, il organise le passage des djihadistes syriens que lui envoie Bachar al-Assad par cars entiers depuis Damas pour lutter contre l’occupation américaine.

Petit à petit, il prend du galon dans la hiérarchie de la résistance irakienne. C’est l’époque où les djihadistes répandent leur propagande par la terreur : les vidéos des otages occidentaux décapités, où à Fallouja les corps des mercenaires américains brûlés vifs après la proclamation dans la ville de l’émirat islamique en 2004. Al-Baghdadi sait tirer parti du ressentiment d’une population sunnite ivre de haine, qui voit dans la chute du régime de Saddam Hussein le début de sa déchéance.

Un traqueur

Le jeune djihadiste est alors un disciple d’Abou Moussab al-Zarkaoui, un Jordanien qui avait prêté allégeance à Ben Laden et à son numéro deux, Al-Zawahiri, avant de s’aliéner les bonnes grâces de ses protecteurs en participant à des massacres de chiites. Un premier signe d’une tension croissante entre djihadistes afghans et irakiens qui connaît aujourd’hui son paroxysme avec le divorce entre les rebelles syriens du Front al-Nosra, soutenu par Al-Qaida, et l’Etat islamique en Irak et au Levant.

Tout comme Al-Baghdadi, Al-Zarkaoui profitait de la notoriété d’Al-Qaida, mais refusait de renoncer à sa croisade sanglante contre les chiites, comme le lui demandait l’organisation. Ainsi dans une lettre adressée aux chefs d’Al-Qaida, il décrivait l’ennemi chiite : « Un serpent à l’affût, un scorpion rusé et fourbe, un ennemi aux aguets, un poison mortel… une cinquième colonne qui parle en notre nom alors que son coeur est démoniaque. » (1)
En 2006, Al-Zarkaoui est tué mais les affrontements entre les deux principales confessions d’Irak continuent. En février 2006, l’attentat contre le mausolée chiite de la ville de Samarra dont est issue la tribu d’Al-Baghdadi marque le début d’une vraie guerre confessionnelle en Irak, pays où, jusqu’en 2003, demander sa religion à quelqu’un était considéré comme une offense. Le djihad d’Al-Baghdadi est imprégné de cette haine du chiisme.

Le chef de l’Etat islamique en Irak

Début 2007, alors que les Américains convainquent des tribus sunnites de se soulever contre les djihadistes d’Al-Qaida, Al-Baghdadi est arrêté et jeté dans la prison du camp américain de Bucca, près d’Umm Kasr en Irak. Lorsqu’il en sort en avril 2010, il devient le chef de l’organisation rebaptisée « Etat islamique en Irak ».

Il multiplie alors les attentats sanglants comme celui de la cathédrale de Bagdad (46 morts). En décembre 2011, le départ des troupes américaines puis la politique sectaire du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki qui opprime les sunnites font le lit de l’organisation d’Al-Baghdadi. Le despotisme confessionnel du Premier ministre chiite explique pourquoi les soldats de l’Etat islamique, malgré leur barbarie, ont pu être accueillis en libérateurs lors de la récente prise de Mossoul.

Au printemps 2011, la révolution éclate en Syrie. Devant cette montée des aspirations démocratiques, le clan Assad, issu de la minorité alaouite, une branche dissidente du chiisme, exploite les divisions confessionnelles et relâche des centaines de djihadistes détenus dans ses prisons. Le régime espère ainsi unir autour de lui les minorités syriennes terrorisées par la menace sunnite fondamentaliste. Et détourner l’Occident d’une rébellion qui risque d’aboutir à la création d’un califat au Proche-Orient.

En janvier 2012, le Front al-Nosra annonce sa création sous la direction d’Abou Mohamed al-Jolani, un Syrien formé en Irak. Tandis que Daesh, acronyme arabe de  » l’Etat islamique « , apparaît en Syrie début 2013. Très vite entre les djihadistes fondamentalistes, la guerre est déclarée. Car les deux groupes ne poursuivent pas les mêmes objectifs, comme l’expliquera à ses geôliers syriens le garde du corps d’Abou Iman al-Iraqi, le lieutenant irakien d’Al-Baghdadi arrêté il y a quelques semaines à la frontière syrienne.

Pour le groupe irakien, la lutte contre le régime de Bachar al-Assad est secondaire. Il s’agit surtout d’abolir les  » frontières Sykes-Picot  » qui découpent artificiellement le Proche-Orient et d’importer en Syrie une guerre confessionnelle qui fait rage depuis longtemps en Irak. Moqtada al-Sadr, Mohamed Baqer al-Hakim et Nouri al-Maliki, personnalités politiques ou religieuses chiites irakiennes, n’ont-ils pas chacun envoyé un contingent au secours du régime syrien ?
Peu à peu, l’armée d’Al-Baghdadi s’empare des zones pétrolières et se concilie les bonnes grâces des tribus en leur cédant l’exploitation des puits. Désormais, à Deir ez-Zor, le ciel est obscurci par le raffinage du pétrole effectué sur des machines juchées sur de petits pick-up au pied des puits. L’argent du pétrole finance l’armée du nouveau califat transfrontalier. La construction de l’Etat islamique est en route.

La rupture avec Al-Qaida

En mars 2013, Al-Baghdadi se sent assez fort sur le terrain en Syrie pour lancer son OPA sur le Front al-Nosra. Il poste alors un discours audio sur internet. Incroyable document qui annonce l’offensive actuelle en Irak. Dans un arabe châtié et psalmodié selon les règles strictes du tajwid, qui montre que le sanguinaire chef de guerre est aussi un érudit de l’islam, Al-Baghdadi annonce la création de l’Etat islamique en Irak et au Levant.

C’est la fin de l’alliance de circonstance avec Al-Qaida. Le jeune fondamentaliste veut voler de ses propres ailes sans une tutelle encombrante. Il remercie ses parrains pour leur travail, comme s’il prononçait leur oraison funèbre.

L’islam commande à ses fidèles de progresser, et le terrorisme des grottes n’a qu’un temps, dit-il. Il faut transformer l’essai. Créer un Etat, souligne-t-il. Salafiste sanguinaire certes, Al-Baghdadi se veut aussi bâtisseur moderne. Son discours en rimes le révèle : il est le fruit barbare d’un prédicateur médiéval et d’un télévangéliste du câble. D’ailleurs, il parle moins du paradis, des kamikazes et de leur rétribution en vierges que ses prédécesseurs en djihad, et plus du  » butin de guerre « , des biens terrestres que les nouveaux conquérants pourront acquérir en gagnant des terres.

Mission accomplie : un peu plus d’un an après le faire-part de naissance de son califat, Al-Baghdadi est parvenu à acquérir un large territoire et à enrichir ses soldats. Il a réalisé le rêve de ses aînés en djihad : porter la guerre sainte  » à deux pas de l’Arabie Saoudite et de la terre de la mosquée d’Al-Aqsa (Jérusalem) « . Et du même coup, mis à la retraite le vieillard à barbe blanche d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri dont les imprécations se perdent dans le vent des montagnes du Pakistan.

Sara Daniel – Le Nouvel Observateur

(1) « Al-Qaida dans le texte », dirigé par Gilles Kepel, PUF, 2008.