Reportage
Otages, la course contre la mort
Au moment où toute la diplomatie française se déployait dans le monde arabe pour tenter de sauver les deux journalistes français, et où les autorités établissaient difficilement sur place des contacts avec les ravisseurs, un homme parvenait lui aussi à entrer en relation avec eux. Cet homme – il se prénomme Mohammed – accompagnait Sara Daniel au cours de ses reportages en Irak.Il a tenu notre journaliste informée, presque heure par heure, de ces conversations. Ses informations, prises au sérieux au plus haut niveau de l?Etat, permettent de reconstituer les moments clés d?une crise.
«Tu connais les deux Français? Tu peux te porter garant d?eux? Alors viens immédiatement!» Lorsque Mohammed a reçu lundi, dans l?après-midi, ce coup de fil d?une de ses connaissances, il a tout de suite accepté l?inquiétante invitation. Sans savoir que ces quelques heures allaient le placer au c?ur des négociations pour tenter de faire libérer les deux journalistes français, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, retenus en otages en Irak depuis le 20 août, dans la matinée. Nous avions déjà rencontré, avec Mohammed, des membres de l?Armée islamique en Irak. Et ce sont ces contacts qui ont incité les ravisseurs à utiliser Mohammed ? et indirectement «le Nouvel Observateur» ? pour faire passer des messages aux autorités françaises. En novembre dernier, certains de ces hommes avaient organisé l?attentat contre l?avion postal américain de DHL. Ils nous avaient proposé de visiter leurs caches d?armes dans la campagne d?Al-Youssoufia. Nous avaient montré leurs missiles sol air et leurs lance-roquettes. Leurs bombes, leurs télécommandes. Nous avions assisté à leur entraînement. Et puis ils étaient venus déposer à notre intention la cassette de leur attentat contre l?avion de DHL à notre hôtel. Abou Abdallah, l?un d?entre eux, nous avait alors expliqué que, depuis la fin de la guerre, il ne s?était pas passé une semaine sans qu?il tue des soldats américains. Il affirmait détester alors autant Saddam que les combattants étrangers qui venaient s?immiscer dans leur lutte nationale. Depuis, le combat de ces hommes s?est encore durci. Avec les mauvais traitements subis par les prisonniers irakiens d?Abou Ghraïb et les morts civils à Fallouja, c?est la frange radicale de l?organisation qui a pris le contrôle. Et le groupe qui cherchait une identité et des financements à l?époque où nous l?avions rencontré a fini par se structurer. Cette centaine d?hommes ? dont des «combattants» koweitiens ? qui gravitent autour de Bagdad s?est donné un nom: l?Armée islamique en Irak. Une hiérarchie. Et un but précis: en finir avec l?occupation américaine et instaurer une république islamique en Irak. Ce groupe qui détenait jusqu?à mardi soir les deux otages français, a déjà exécuté deux Pakistanais, le 28 juillet, et le journaliste italien, Enzo Baldoni, le 26 août.
Selon ses combattants, c?est Abou Abdallah lui même, qui a procédé à l?arrestation des deux Français dans les environs de Al-Youssoufia. Lorsque nous l?avions rencontré, Abou Abdallah nous avait confié qu?il connaissait la France qu?il avait visitée à plusieurs reprises. Son père avait même passé un doctorat d?économie à la Sorbonne…
Mohammed, lui, est un homme religieux qui a fait le pèlerinage à la Mecque, malgré le prix exorbitant du voyage pour un Irakien moyen. Dans son quartier, tout le monde l?apprécie. D?une grande douceur, il explique qu?il continue à essuyer les quolibets de sa mère, éternellement étonnée de voir qu?il est incapable d?égorger un poulet. Parce qu?il n?accepte pas que la «résistance» s?en prenne cette fois à des Français, les «amis de l?Irak», Mohammed a pris, ce jour-là son courage à deux mains et décidé de faire tout ce qui était en son pouvoir pour tenter de sauver les deux hommes.
Ce lundi après-midi, devant la maison de sa «connaissance», un homme l?attend, revêtu d?une dishdasha, la tunique blanche traditionnelle irakienne. Mohammed n?hésite pas à s?engouffrer avec lui dans une voiture qui se dirige vers le sud de Bagdad. L?homme en question sera identifié plus tard par des membres du groupe de l?Armée islamique en Irak comme étant leur cheikh, leur référence religieuse. C?est lui qui a accompagné dans sa propre voiture l?otage philippin lorsqu?il a été relâché. Ce n?est pas un opérationnel, ni un «militaire», mais le groupe suit ses avis. Or ce lundi, alors que la voiture est plongée dans une demi-obscurité, il a l?air de douter. Devant la réaction unanime du monde arabe, il se demande si «son» groupe n?a pas commis une erreur stratégique. Bien sûr tous les salafistes détestent le gouvernement français depuis cette loi sur le voile à l?école, mais, face à l?occupation américaine, les Français sont leurs alliés… En chemin, il explique à Mohammed les raisons qui ont été à l?origine de l?enlèvement: «Ces deux hommes se sont rendus à plusieurs reprises dans des bases américaines. Ils nous ont été désignés comme des espions à la solde des occupants. ? Mais c?est leur rôle de journaliste, d?interroger tout le monde ! Moi aussi pour mon travail, je me suis rendu au moins cinq fois dans des camps américains. Me prends-tu moi aussi pour un espion? proteste Mohammed. ? Non, nous savons qui tu es. Pour qui tu travailles. Nous connaissons tout de toi. C?est pourquoi nous te faisons confiance. Mais comment expliques-tu que le chauffeur des Français soit un Syrien? Sais-tu que dans sa poche on a trouvé une photo de lui avec le général américain Mark Kimmitt? ? Tu connais la réputation des Syriens auprès des Américains, c?était peut-être une façon de se garantir s?il était arrêté? ? Je vais te dire, c?est lorsque nous avons découvert qu?ils étaient des journalistes français, au bout de plusieurs jours, que l?un d?entre nous a eu l?idée d?en profiter pour demander l?abrogation de la loi contre le voile en France. Mais c?est venu après. Aujourd?hui on aimerait tout arrêter. Connais-tu un moyen d?en sortir sans perdre la face?»
Lorsque les deux hommes arrivent à 40 kilomètres au sud de Bagdad, il fait nuit noire, Mohammed est conduit dans une simple maison de béton. Commence alors une longue attente, ponctuée par la visite de membres du groupe. L?émir de l?Armée islamique est occupé avec les otages ailleurs, mais des hommes lui font passer des messages toutes les vingt minutes environ. Mohammed se tient à un bout de la pièce, des membres du groupe des ravisseurs sur le perron. Entre eux la discussion s?engage par l?intermédiaire du cheikh.
«Savez-vous ce que la France fait pour l?Irak aujourd?hui? Ce serait une grande erreur de tuer ces otages. ? A l?heure qu?il est, ils sont en bonne santé. Nous allons leur accorder vingt-quatre heures supplémentaires. Vous pouvez regarder sur internet, la lettre qui annonce que nous avons repoussé l?ultimatum y sera bientôt.»
Lorsque Mohammed demande à rencontrer l?émir du groupe, on lui répond qu?il est occupé à filmer les otages. «Ils doivent demander à la communauté musulmane française d?organiser une manifestation pour réclamer l?abrogation de la loi sur le voile.» (Quelques heures plus tard, la nouvelle cassette montrant Georges Malbrunot et Christian Chesnot appeler à cette manifestation sera diffusée par Al Jazira). Bientôt l?heure de la prière arrive et le groupe se dirige vers la mosquée. Puis la discussion reprend entre Mohammed et les ravisseurs. Soudain, entre les membres du groupe le ton monte: «C?est une mauvaise stratégie de tuer des Français, ce sont nos alliés, nos amis. ? Alors pourquoi vont-ils demander de l?aide à tous ces gouvernements impies, les Jordaniens, les services secrets égyptiens et puis Arafat! Mais pour qui se prend-il ce valet d?Israël que nous haïssons et qui se paie le luxe de nous donner des leçons comme s?il avait un quelconque pouvoir! Nous contrôlons la situation. Nous avons le pouvoir, s?échauffe l?un d?entre eux. Allez, il faut les tuer. ? Arrête, s?il te plaît, lui commande un autre membre du groupe. Nous devons trouver une porte de sortie dans cette affaire. Calmer le jeu. Alors n?ouvre pas d?autre portes qui seront de plus en plus difficiles à fermer.» «Et puis, argumente Mohammed, les Français sont aussi allés voir l?imam Youssouf al-Qaradawi. Et ce saint homme a dit que ce serait « arham » de tuer les Français. Les Frères musulmans aussi vous invitent à la clémence. Et l?imam de la mosquée Oum al-Kora, la mère de tous les villages, n?a-t-il pas écrit pour vous engager à les relâcher? ? Celui-là, il nous doit tout, c?est nous qui l?avons imposé sur la scène politique irakienne. Nous n?avons pas de leçons à recevoir de lui. ? Relâchez-les, je vous en conjure! ? Chaque jour, chaque heure, cela devient plus difficile, explique le cheikh religieux. Nous entendons des représentants de la communauté musulmane nous traiter de terroristes. J?ai peur que l?un du groupe ne perde la tête et tue les Français.»
Sur l?écran de télévision, les hommes regardent Al-Jazira où les deux journalistes français annoncent que leurs jours sont comptés si la loi sur le voile n?est pas abrogée. «Comment pouvons-nous faire machine arrière, aujourd?hui?» soupire le cheikh. Dans la nuit, sans trop d?espoir les hommes se séparent.
Mardi matin, Mohammed est conduit dans un faubourg de Bagdad pour rencontrer le numéro deux de l?Armée islamique en Irak. «Nous sommes sûrs que ce sont des espions, ils l?ont reconnu eux-mêmes, commence l?homme agressif. Pourquoi les défendez-vous? continue-t-il soupçonneux. ? Mais, parce qu?ils sont français et que tout le monde dira que vous êtes des meurtriers si vous les tuez. ? Nous ne les tuerons pas. Nous avons aimé le ton de Chirac. Il parle avec douceur des musulmans. Pas comme les Italiens, qui sont intransigeants. Mais nous allons essayer de demander au gouvernement français d?abroger la loi sur le voile, tente-t-il une nouvelle fois. ? C?est le problème des Français, pas le nôtre. Vous allez causer des problèmes aux Irakiens, supplie Mohammed. ? Tu as raison. Nous avons une réunion maintenant… Laisse-moi faire…»