Reportage
Les Talibans apprennent en Irak les secrets du djihad technologique
C’est une ville de western, nichée dans une des zones tribales qui séparent l’Afghanistan du Pakistan, au sud de Peshawar. Ici, à Darra Adam Khel, la loi pakistanaise n’est plus en vigueur et les habitants se promènent la kalachnikov à l’épaule. Aux premières maisons, un panneau vous prévient que l’accès de la ville est strictement interdit aux étrangers. Pourquoi ? On le comprend très vite en circulant dans les rues : partout des inscriptions sur les murs invitent les jeunes à rejoindre le djihad de«l’Armée de Mohammed», le groupe de combattants accusé d’être responsable de l’enlèvement et de la décapitation du journaliste américain Daniel Pearl. Mais en abandonnant quelques dollars à l’un des gardiens, on peut déambuler dans les ruelles sans l’autorisation gouvernementale nécessaire pour pouvoir traverser la ville aux 100 000 fusils.
Darra Adam Khel – 2 600 magasins d’armes, 3 000 artisans qui copient en moyenne près de 400 armes par jour – est au coeur de l’un des plus grands marchés d’armes non officiels du monde. Celui qui approvisionne les zones tribales du Waziristan, la base de repli des combattants arabes, et peut-être d’Oussama Ben Laden depuis qu’il a été chassé des montagnes de Tora Bora. On trouve tout à Darra, du Beretta aux missiles antiaériens en passant par les grenades. C’est ici, sur ce marché aux armes qui prospère avec la bénédiction du gouvernement pakistanais, que vient s’approvisionner Hafiz Obeidullah, dit Abou Jihad, l’un des combattants talibans qui mènent aujourd’hui des opérations de guérilla contre les forces américaines en Afghanistan.
Mais c’est de l’autre côté de la frontière, à Spin Boldak, en Afghanistan, qu’Abou Jihad, installé dans l’arrière-boutique d’un marchand de télévisions, a raconté le quotidien de son combat afghan au « Nouvel Observateur ». Première surprise de cette incursion dans la « zone grise » de la frontière pakistanoafghane : les talibans – souvent liés à Al-Qaida – qui mènent la guérilla contre les Américains en Afghanistan ne sont pas, comme on le pensait, retranchés dans les gorges de massifs montagneux inaccessibles, ni tapis dans des grottes souterraines. Ils vivent tranquillement au coeur des villes afghanes ou pakistanaises. Ils prennent leurs quartiers d’hiver à Karachi, se ravitaillent à Peshawar, achètent leurs armes à Darra, tiennent leurs réunions à Quetta et vivent à Kandahar ou à Jalalabad. Ils traversent parfois chaque jour cette frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, qu’ils ne reconnaissent pas puisqu’elle divise artificiellement, selon eux, le Pachtounistan. En vertu des accords conclus entre Kaboul et Islamabad, ils sont même dispensés de présenter leurs papiers aux postes-frontières.
Assis sur une télévision japonaise en panne, Hafiz, vêtu d’un shalwar kamiz noir, la tenue traditionnelle de la région, raconte avec enthousiasme comment la guerre d’Irak a donné un souffle nouveau à la lutte en Afghanistan. Il se félicite en particulier des records atteints ces derniers mois : jamais il n’y a eu autant d’attentats et autant de morts américains depuis la chute du régime des talibans. Depuis que les frères irakiens ont montré la voie, se réjouit-il, un nouveau front de djihad s’est ouvert ici, dans le sud de l’Afghanistan. A l’en croire, à entendre aussi les autres combattants rencontrés par « le Nouvel Observateur », Oussama Ben Laden aurait décidé d’ouvrir les camps d’entraînement du triangle sunnite d’Irak aux Afghans pour qu’ils y apprennent les dernières méthodes des insurgés irakiens. Hafiz lui-même a entrepris le voyage pour être formé par ces maîtres du djihad que sont devenus les Irakiens.
Le prestige des combattants arabes est tel aujourd’hui, aux yeux des Afghans, que tous veulent faire le voyage. Mais trois conditions sont requises pour être accepté dans cette grande école du djihad : être en bonne santé, recevoir une lettre d’invitation d’Abdul Hadi al-Iraqi, le représentant de Ben Laden en Irak, et, bien sûr, parler l’arabe. Hafiz, qui a appris l’arabe dans une madrasa de Quetta, parle justement très bien la langue du Coran. En 1996, il a même servi d’interprète entre son commandant d’alors, le mollah Burgean, et Oussama Ben Laden dans la maison de celui-ci à Jalalabad.
Ils étaient quinze – huit Afghans, trois Arabes, trois Ouzbeks et un Iranien – à entreprendreavec lui le pèlerinage guerrier en Irak. De Kandahar à Ramadi, près de Falloujah, leur voyage a duré plus de cinq semaines (voir carte). Pris en main au départ par des trafiquants de drogue baloutches, ils ont changé de guides et de passeurs à plusieurs reprises et il est même arrivé à Hafiz de se demander s’il n’avait pas été trahi par ses passeurs pour de l’argent. Il a fini par arriver dans un camp près de Falloujah dont l’organisation ressemblait beaucoup à celle de son camp d’Al-Farooq, à Kandahar, au temps béni des talibans. Là, les consignes écrites qui leur ont été données étaient très strictes : ne jamais quitter le camp sans être accompagné et, surtout, ne poser aucune question sur Zarqaoui.
Pendant trois mois, Hafiz s’est entraîné au maniement des armes : «Pour nous, dit-il, c’était plutôt ennuyeux parce que nous savions déjà nous servir des lance-roquettes et du reste. Mais nous avons appris aussi le maniement de mécanismes plus sophistiqués et des explosifs contrôlés à distance.» Ce qui a le plus impressionné l’Afghan, c’était la discipline et la flamme qui animaient les combattants irakiens. «La haine de l’Amérique habitait leurs yeux et leurs visages, c’était si beau à voir!», s’enthousiasme-t-il. Et puis il y avait les kamikazes, «des adolescents qui avaient été donnés par leurs parents irakiens pour le djihad. En Afghanistan, je ne sais pas si l’on pourrait trouver des gens prêts à un tel sacrifice», constate-t-il avec regret. Plusieurs fois par semaine, les responsables du camp des kamikazes, baptisé poétiquement «le camp des amants des vierges du paradis», demandaient des volontaires. Hafiz affirme avoir levé la main à chaque fois mais n’avoir jamais été choisi. «On me disait qu’il fallait que je vive pour venir expliquer en Afghanistan les méthodes que j’avais apprises ici…» C’est un fait : attentats suicides, décapitations filmées comme celles de prétendus « espions » à Khost, depuis quelques mois la nature des attentats afghans rappelle de plus en plus la barbarie irakienne.
Bien sûr, le degré de violence est incomparable et les élections, à quelques exceptions près, se sont déroulées dans une atmosphère relativement calme, compte tenu des circonstances. Mais dans le Sud les opposants au régime de Kaboul ont repris du service. Et les talibans repentis qui ont répondu à l’appel du président Hamid Karzaï et cherchent à intégrer le nouveau paysage politique ne peuvent plus rentrer dans leur village, sous peine d’être tués. Lorsqu’on emprunte l’autoroute toute neuve qui va de Kaboul à Kandahar, celle que les Afghans ont baptisée «l’autoroute Bush», à partir du sud de Ghazni, il devient de plus en plus risqué de s’arrêter.
Dans le village de Moqar, à l’orée du district de Zabol dont les campagnes sont entièrement contrôlées par les insurgés, l’ancien porteparole du gouvernement des talibans en Europe, le mollah Nek Muhammad Nekmal, accepte de nous recevoir. L’ancien diplomate a sauté sur une mine en 1996 lorsqu’il partait à l’assaut de Kaboul. Il en a gardé des stigmates : une jambe en plastique, un nez arraché et des lunettes noires qui masquent un oeil perdu et un visage couvert de cicatrices. La molle poignée de main que mettent un point d’honneur à donner aux femmes les anciens talibans – comme preuve de leur changement – est une expérience pénible, mais le mollah est assez disert sur la situation politique et militaire. «Pour survivre aujourd’hui au sud de Ghazni, explique-t-il, il faut ménager les représentants du gouvernement comme les insurgés.» Reste qu’en dépit de sa prudence et de ses nombreuses relations dans la guérilla il admet ne plus s’aventurer dans la province de Zabol. «Je me ferai descendre avant que l’on cherche à savoir exactement qui je suis», constate l’ancien diplomate.
Dans le petit salon de la maison du mollah, nous rencontrons Bismillah, un bel homme de 38 ans à la franche poignée de main, qui n’a jamais été taliban. Vendeur de voitures, il vient de quitter son village de la province de Zabol pour venir s’installer à Moqar. Il décrit une zone de non-droit où tous les représentants du gouvernement central dans les villages doivent se replier dans la capitale de la province dès la nuit tombée. Plus d’écoles. Plus d’essence. Même les indispensables mobylettes – parce qu’elles sont le moyen de locomotion favori des talibans – ont été interdites par les Américains. Résultat : les habitants partent en masse se réfugier au Pakistan ou vers le nord. «Dans la province de Zabol, résume Bismillah, vous avez le choix : être arrêté par le gouvernement parce que vous avez une barbe ou bien être tué par les talibans parce que vous avez l’air d’un espion…» Et puis il y a les raids aériens des Américains. Dans le village de Bismillah, une bombe a tué dix personnes dont trois enfants. La personne visée, le mollah Wazir, était installée depuis des mois à Quetta, au Pakistan…
Rahman Akhondzada, 40 ans, est l’un des commandants des insurgés talibans de la province de Zabol. Il est très difficile de le rencontrer mais on peut s’entretenir avec lui grâce à son téléphone satellite. Il nous affirme qu’avec ses 150 hommes il lance au moins une attaque par semaine sur la base américaine de Daya Choopan. A l’entendre, plus de 15 districts du pays sont actuellement sous la « loi islamique des talibans », tandis que les soldats américains ne peuvent plus se déplacer dans ces régions que par convois appuyés par des avions. Selon Rahman Akhondzada, c’est toujours le mollah Omar qui dirige la guérilla et qui distribue ses ordres et ses fatwas de vive voix ou par écrit. En ce moment, nous confie-t-il, il y a des remaniements au sein du leadership taliban : le mollah Omar a dû se séparer, entre autres, de Nooruddin Torabi – ex-ministre de la Justice – et du mollah Abdul Razaq – ex-ministre de l’Intérieur.
«La dernière fois que j’ai vu le mollah Omar, raconte le commandant, c’était au début de l’été 2005. Mon supérieur, le mollah Barader, m’a conduit dans une maison à la tombée de la nuit. Mollah Omar était là, entouré de huit gardes du corps armés de lance-grenades, de grenades et de fusils d’assaut AK-47. Il était en bonne santé, comme au temps de Kandahar. Nous avons parlé des prisons de Cuba et de Bagram. Il était, comme d’habitude, peu loquace, écoutant attentivement puis prenant ses décisions d’un oui ou d’un non sans appel. Il nous a assuré que le djihad ne faisait que commencer.»
Sous le régime des talibans, le mollah Abdul Salam, surnommé le «général-la-roquette», était l’un des cinq officiers les plus gradés de l’armée. Il est aujourd’hui le premier ex-taliban à avoir été élu au Parlement afghan. Dans sa maison de Kaboul, où il s’assied en tailleur près de la porte, comme le commande la tradition pachtoune lorsqu’on reçoit des invités, Abdul Salam, qui a gardé de son passé militaire une carrure d’ours énorme et trapu, décrit l’avalanche des menaces et mises en garde qui s’est abattue sur lui depuis qu’il a été élu. Et cela bien qu’il ait gardé d’excellents contacts avec ses anciens amis. De temps en temps, d’ailleurs, lorsqu’on lui demande d’intercéder pour faire relâcher des otages retenus par les insurgés ou lorsque le président Karzaï le prie d’essayer de convaincre le taliban d’accepter une trêve, il va rencontrer secrètement les chefs de l’insurrection dans une « girga [assemblée] de réconciliation ». «Tout l’état-major de la résistance taleb est à Quetta, explique tranquillement le «général-la-roquette». Abdul Razak, Obeidullah, Kahar et les autres, comme un vrai gouvernement de l’ombre. Derrière eux, il y a le conseil du mal : les colonels de l’ISI (Inter-Services Intelligence, les services secrets pakistanais), qui les organisent et les financent à la barbe du président Moucharraf et des Américains…»
Sami Yousafzay