Interview
Les nouveaux atouts du djihadisme
Pour Gilles Kepel, si elles ont chassé les dictateurs, les révolutions arabes n’ont pas tenu leur promesse d’établir des régimes fondés sur la justice sociale. Elles sont captées par les mouvements les plus extrémistes
GILLES KEPEL, spécialiste du monde arabe contemporain, est professeur à l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Son carnet de route des révolutions arabes, « Passion arabe », sortira en mars chez Gallimard.
La prise d’otages d’In Amenas en Algérie montre-t-elle qu’Al-Qaida est en train de renaître malgré la mort de Ben Laden?
Al-Qaida a subi une défaite historique en Irak. Il n’a pas réussi, comme il le voulait, à transformer l’invasion américaine de l’Irak en un second Vietnam. Pourquoi? Surtout parce qu’au lieu de concentrer ses attaques sur les militaires américains sa dimension salafiste sunnite l’a poussé à tuer plus de chiites que de soldats étrangers. Et les chiites, majoritaires, ont fini par l’emporter: paradoxalement, l’invasion de l’Irak a eu pour conséquence d’y porter au pouvoir un gouvernement proche de l’Iran, ennemi irréductible des Etats-Unis.
Puis, lorsque Ben Laden a été tué, le mouvement a achevé sa déstructuration et s’est adapté aux réseaux sociaux. Mohamed Merah était typique de cette troisième génération d’Al-Qaida, qui suit les préceptes d’Abou Moussab al-Souri, un djihadiste qui a aujourd’hui probablement élu domicile à Alep. Celui-ci considère que les groupes doivent agir sans coordination mais en portant le maximum de coups à l’ennemi, filmés de préférence pour permettre de nouvelles recrues. Ce recrutement par la vidéosphère a été remarquablement expliqué dans le livre d’Abdelasiem el-Difraoui, « Al- Qaida par l’image » (1) .
Il faut aussi souligner le rôle des Etats arabes du Golfe dans le développement de ces groupuscules d’Al-Qaida. Car l’essentiel des financements des mouvements djihadistes vient de donateurs privés de la péninsule Arabique à l’insu ou non de ses dirigeants. Pour eux, qui considèrent l’Iran comme un ennemi plus redoutable encore qu’Israël, le fait de transformer les soulèvements démocratiques qui ont traversé le monde arabe en un confit sunnites-chiites (par Alaouites interposés en Syrie par exemple), c’était l’occasion de tuer deux oiseaux d’une seule pierre, comme on dit chez les Arabes. D’une part, de canaliser les révoltes arabes en un affrontement anti-chiite qui permet aux pétro-monarchies de s’immuniser contre la contagion démocratique. D’autre part, de récupérer le leadership sur ces révolutions. Ceux qui ont mené ce processus de la manière la plus radicale, ce sont les Qataris, principal sponsor des révolutions arabes, avec leur bras cathodique, Al-Jazeera.
Ce regain du salafisme djihadiste est-il une conséquence des révolutions arabes?
Oui, à plus d’un titre. Les révolutions arabes se sont faites au nom de plus de liberté et de justice sociale. Les dictateurs sont tombés, sauf en Syrie, mais deux ans après le début des mouvements, le bilan social des révoltes est catastrophique. Du fait de la baisse du tourisme et des investissements, le niveau de vie des révoltés s’est encore dégradé. La révolte a été captée par des mouvements salafistes qui se sont développés dans la jeunesse déshéritée et qui ont pris de la distance avec la tiédeur des Frères musulmans, ces classes moyennes barbues mais bourgeoises. La phase deux des révoltes arabes, que l’on voit émerger avec beaucoup de virulence en Tunisie, en Libye, en Syrie, est donc celle d’un fondamentalisme qui prône un rejet culturel absolu des systèmes démocratiques avec lesquels composent les Frères musulmans.
Le salafisme djihadiste bénéficie également du fait que les systèmes de répression des dictatures ne fonctionnent plus. D’autant que les nouveaux gouvernants sont hantés par la crainte d’être assimilés aux appareils sécuritaires des anciens régimes.
Troisièmement, le pillage des arsenaux libyens a fourni aux djihadistes, de la Syrie jusqu’au Mali, une quantité inouïe d’armes lourdes. Donc vous avez aujourd’hui des groupes fortement endoctrinés, en rupture totale avec l’islam traditionnel (ce qui explique la destruction des mausolées de marabouts, de Sidi Bou Saïd en Tunisie jusqu’à Tombouctou au Mali, comme en Libye ou en Egypte), qui ont le culte du martyre et le don d’ubiquité (leur symbole pourrait être le pick-up), et qui ont su tirer parti du délitement des Etats, social et sécuritaire, que les révolutions arabes ont rendu possible
Ce qu’on appelle déjà le « Sahélistan » est-il le nouvel abcès de fixation du terrorisme islamique?
La zone Afghanistan-Pakistan était le chaudron dans lequel s’était structuré, à l’est du Moyen-Orient, l’essentiel des forces du salafisme djihadiste à la fin des années 1990 avec les talibans. Aujourd’hui, la tentation pour ces groupes de créer un « Sahélistan » est importante. D’abord, à cause de la Libye voisine, Etat failli par excellence où les milices surarmées se sont partagé les arsenaux et les régions: Misrata est indépendante, Derna est devenu un émirat islamique, et les Libyens de l’Ouest ne peuvent plus pénétrer à Benghazi. Rappelez-vous que le complexe gazier d’In Amenas n’est qu’à 25 kilomètres de la Libye du Sud où les katibas islamistes, et non le gouvernement, font la loi.
Le Sahel est beaucoup moins peuplé que l’Afghanistan, mais il est beaucoup plus proche de nous. Lieu de passage de tous les trafics entre l’Afrique noire et l’Europe, il s’inscrit dans le contexte de la mondialisation. La cocaïne produite en Amérique du Sud arrive par avion dans des aéroports de fortune du sud du Sahel. Puis elle est convoyée dans les pick-up des islamo-gangsters jusqu’à des embarcations en Afrique du Nord à destination de l’Europe. C’est cette proximité qui a décidé la France à intervenir dans cette zone qu’on appelait autrefois le « Soudan français ». Il est vrai que la communauté malienne de France, composée de 100 000 personnes majoritairement originaires du sud du pays, est favorable à l’intervention française. Mais les plus déshérités d’entre eux – qui vivent dans des communautés où sévit la polygamie et où les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes – ne sont pas à l’abri de l’influence radicale des imams salafistes de banlieue.
La crise malienne fait-elle courir le risque d’un retour aux années noires en Algérie?
On peut soupçonner que dans l’affaire d’In Amenas, les terroristes ont bénéficié de complicités algériennes. La presse algérienne pluraliste, qui permet donc à toutes les tendances de la Sécurité militaire de s’exprimer, a fortement critiqué le survol du territoire par les avions français. Et l’on peut imaginer que la Sécurité algérienne surveillait son usine de gaz, si proche du chaudron libyen. De quel niveau de corruption ont bénéficié les terroristes à In Amenas? On ne le sait pas encore. Soulignons aussi que, au plus fort de la guerre civile algérienne, dans les années 1990, jamais une installation gazière n’a été touchée.
Il y a eu un quitus de la France, qui a besoin de l’Algérie pour mener son opération au Mali, sur la manière dont Alger a mené l’opération d’In Amenas. Tous les pays sur lesquels l’Algérie s’est appuyée contre la France – les Etats-Unis, le Japon, l’Europe du Nord, gros acheteurs d’hydrocarbures algériens – sont aujourd’hui furieux de voir comment on a négligé les possibilités de libération de leurs ressortissants lorsque les assauts ont été donnés, en particulier lorsque la colonne de pick-up qui fuyaient avec les otages a été anéantie par les hélicoptères de l’armée algérienne. On peut aussi penser que la prise d’otages d’In Amenas n’est que la première d’une série. Or, pour Alger, l’enjeu est énorme: si l’Algérie est touchée au cœur de ses hydrocarbures, tout le système du pouvoir de l’armée algérienne s’effondre, puisqu’il est fondé sur la rente gazière et sa redistribution.
Jusqu’ici, l’Algérie avait semblé épargnée par les révolutions arabes. Les mouvements berbères de 2011 ont été immédiatement réprimés, et le pouvoir a tiré sur la rente pétrolière en augmentant les salaires, comme en Arabie saoudite, lorsque le roi a mis 130 milliards de dollars sur la table, en mars 2011, pour calmer toute velléité de soulèvement. Mais la situation reste fragile et, en Algérie, tous les facteurs qui ont causé les soulèvements dans les autres pays restent présents.
La France est-elle destinée à rester longtemps au Mali et à superviser le règlement politique de la crise ?
La frappe de François Hollande au Mali intervient deux ans après celle de Nicolas Sarkozy sur la colonne de chars qui se dirigeait vers Benghazi. Elle en est la continuation nécessaire. En Libye, l’intervention française qui a sauvé des milliers de vies n’a pas été accompagnée par un mécanisme de consolidation qui aurait permis de substituer à l’Etat Kadhafi un autre Etat, avec pour effet d’éviter la prolifération des arsenaux. Au Mali, cette fois, l’accompagnement politique sera crucial. Mais la France ne peut mener cette mission seule. Or la Cedeao, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, n’existe que sur le papier, et l’Union européenne a beau approuver l’intervention, elle ne met pour l’instant ni un soldat ni un sou dans l’opération. Ce qui va finir par poser la question de son utilité.
Quant aux critiques que nous adressent les Américains, elles sont surprenantes! S’il n’y avait pas eu de frappe française au Mali et que Bamako était tombé aux mains des fondamentalistes, il y aurait eu véritablement un « Sahélistan » aux portes de l’Europe. Les conséquences auraient été dramatiques et coûteuses, et la mobilisation aurait alors dû être mondiale.
(1) « Al-Qaida par l’image. La prophétie du martyre », PUF.