Reportage

Le piège de Fallujah

Malgré des combats acharnés, les marines ne sont pas venus à bout d’une guérilla où se côtoient désormais islamistes, partisans de Saddam et combattants étrangers. Sara Daniel raconte comment la ville rebelle est devenue aux yeux des Irakiens le symbole du refus de l’occupation américaine…

Exténué et hagard, le docteur Ibrahim traverse l’antichambre de la mosquée Abou Hanifa de Bagdad, où il est venu chercher du sang et des médicaments. A 28 ans, ce jeune médecin est l’un des chirurgiens les plus brillants de sa génération. Dans la grande pièce surpeuplée où les fidèles se pressent pour apporter leurs dons, on ne voit que lui. Son regard de braise et ses traits tirés. Il arrive de Fallouja. Il y retournera ce soir. Pendant une semaine, il nous appellera toutes les trois heures pour rendre compte de ce qui se passe dans sa ville natale. Son ton est monocorde, son anglais, parfait. Un récit sans adjectifs. Les minutes d’un massacre.

A Fallouja, ville fantôme où les snipers américains sont postés sur les toits de chaque pâté de maisons, les habitants sont prisonniers chez eux. Impossible de sortir. Ceux qui s’y sont risqués gisent encore sur les trottoirs. Dimanche dernier pendant le «cessez-le-feu», le docteur raconte qu’il a essayé de ramasser plus de 10cadavres abattus d’une balle dans la tête ou dans le coeur. De nouveaux morts qui sont venus s’ajouter à ceux qui pourrissaient déjà sur les trottoirs ou sur les perrons des maisons. «Il y avait ce vieil homme abattu dans son jardin et cette femme à la porte qui me suppliait de m’occuper du corps de son mari. Cela faisait deux jours qu’il gisait là, devant elle.» Dans le stade de la ville, réquisitionné à cet effet, les morts sont enterrés les uns sur les autres, faute de place. «Avant-hier, j’ai vu une voiture touchée par le missile d’un hélicoptère Apache. A l’intérieur, il y avait quatre corps carbonisés. Sur le capot, le cadavre d’une petite fille de 5 ans. Je n’ai même pas pu les emmener. Lorsque nous nous sommes approchés, le chauffeur de notre ambulance a été atteint à l’épaule.» Loin des quartiers où sévit la guérilla, une famille de 12personnes a été pulvérisée par une bombe. «J’ai mis la matinée à recomposer les cadavres», soupire le docteur dont la voix se brise. Il a pris des photos de chaque tas de viscères «pour qu’on sache ce qui s’est passé ici». «Voilà ce qui jonche le sol de Fallouja», se reprend-il en brandissant un morceau de shrapnel récupéré à côté du corps d’un de ses ambulanciers, «des obus qui explosent avant d’avoir touché leur cible, dans tous les sens et à hauteur d’homme. Des armes illégales qui tuent des civils».

Selon le jeune chirurgien qui a fait le tour des hôpitaux de la ville, Fallouja compte plus de 600morts, 1224blessés dont 153 femmes, 58 enfants de moins de 5 ans et 83 jeunes âgés de 5 à 15 ans. Sans compter les morts enterrés dans les jardins ou ceux que l’on garde dans les maisons. Le docteur Ibrahim ne tenait pas à être médecin: «J’aurais préféré le design ou l’architecture.» Ses résultats scolaires et l’insistance de son père, professeur de littérature, le conduisent à devenir chirurgien. Pendant la dernière guerre, il passe 55 jours enfermé dans l’hôpital de Medical City. «Les scènes que je viens de voir à Fallouja me rappellent les pires moments que j’ai vécus à cette époque-là. Et, même alors, les conditions étaient meilleures. Jamais nous n’avons dû, comme aujourd’hui, opérer à la chaîne dans des chambres sales où les morceaux de cadavres s’entassent sans désinfectants ni analgésiques.» Au lendemain de la guerre, avec quelques collègues il administre le ministère de la Santé. Distribue les salaires des milliers de médecins de Bagdad. Diligente des enquêtes sur les zones contaminées à l’uranium. Tente de reloger les Arabes chassés par les Kurdes, dans le Nord. Puis les exilés sont rentrés au pays et ont occupé les postes ministériels: «Ils m’ont renvoyé chez moi avec une médaille!»

Le brillant médecin vient d’obtenir une bourse pour suivre un doctorat à Londres. Mais il hésite. Doit-il comme tous ses jeunes collègues qui ont de l’ambition quitter le pays et abandonner les siens? Ou rejoindre sa tribu de Fallouja qui lutte contre «l’envahisseur»? Ses parents le poussent à partir, mais les cadavres de Fallouja le hantent. Il y a eu la mort de son cousin, tué par les soldats américains. Et les injustices d’une armée d’occupation de plus en plus brutale au fur et à mesure que la «résistance» se renforce: «La lutte armée en Irak a besoin d’un parti politique. Un peu comme le Sinn Fein en Irlande. J’aimerais contribuer à sa création.»

Depuis une semaine, dans plusieurs quartiers de Bagdad comme Al-Adhamia ou Al-Khazalia, les batailles de rue font rage. Impossible aujourd’hui de se rendre dans la maison du médecin.5 chars américains ont coupé l’autoroute qui y mène. Près du barrage de l’armée, une fusillade éclate. Des tirs de mortier. Et des moudjahidine armés de lance-grenades qui s’enfuient dans leurs voitures. Tandis que les automobilistes, résignés, font tranquillement demi-tour… A Khazalia, c’est un char Abrams qui flambe. Pour anéantir cette machine de guerre inexpugnable qui dévie la trajectoire des obus, les «résistants» ont fait sauter un pont qui s’est écroulé sur lui. Les soldats ont dû attendre le matin pour porter secours à leurs camarades blessés à l’intérieur de l’épave. Hier soir, les Américains ont mitraillé le quartier du médecin après qu’un véhicule blindé a été touché par la «résistance». Sa vieille voisine a été tuée.

Partout, la rage de la guérilla se nourrit du récit des réfugiés et des blessés de Fallouja qui affluent à Bagdad. Dans un des hôpitaux d’Al-Adhamia gît Mohammed Numuvavy, 12 ans, qui a perdu une jambe lorsque sa maison située dans le quartier d’Al-Jawlan, à Fallouja, a été atteinte par des bombes à fragmentation. Demain, son autre jambe gangrenée devra être amputée. Mohammed ne sait pas encore que les 24 membres de sa famille qui vivaient avec lui à Fallouja ont tous été tués. Asla, 54 ans, a dû s’enfuir avec sa fille Intesar et son petit-fils d’un an et demi, Houdaï, lorsque sa maison du quartier d’Al-Askari a été bombardée par un tank. Elle a été touchée par un sniper alors qu’elle courait dans la ruelle qui longe sa maison. Dans le jardin de la mosquée d’Abou Hanifa, on enterre 2 enfants, tués au moment où leurs familles tentaient de fuir la ville.

A Fallouja, le docteur Ibrahim a assisté à une partie des négociations qui ont conduit au cessez-le-feu. Il n’est pas très optimiste: «Il y avait beaucoup de cris, de disputes. Un grand nombre de combattants n’étaient pas favorables à la trêve. Ils pensaient que les Américains en profiteraient pour reprendre des forces. Et que cela affaiblirait la détermination des « résistants ».»

C’est le Parti islamique irakien, représenté au Conseil de Gouvernement, qui a pris l’initiative de la négociation. Membre du bureau politique de ce parti, le docteur Ala, qui a rédigé son testament avant de se rendre à Fallouja pour parlementer avec les insurgés, reconnaît que son convoi a été attaqué par la guérilla. Il affirme aussi avoir vu un grand nombre de chars américains détruits et des morts: «J’ai clairement réalisé que les Américains minimisent leurs pertes.» Mais les grands cheikhs de Fallouja n’ont pu garantir que la trêve serait respectée. Ils ne contrôlent, selon lui, que de 60 à 80% de la résistance. «Lorsque nous avons rapporté cela à Paul Bremer, il nous a dit que leurs forces répliqueraient massivement si elles étaient attaquées. Nous l’avons mis en garde. Bien sûr, ils ont les moyens d’écraser Fallouja et ses 300000habitants. Mais s’ils commettent une erreur ici, alors c’est tout l’Irak qui deviendra comme Fallouja.»

Selon le docteur Ibrahim, le siège de la ville a unifié la résistance: «Tous les groupuscules qui agissaient jusqu’ici dans leur coin se sont rassemblés. Aujourd’hui, je peux vous l’assurer, la résistance a une tête, une structure. Comme une véritable armée» Et, à l’entendre, les anciens Fedayin de l’armée de Saddam, qui représentent moins de 10% des combattants, travaillent désormais main dans la main avec les salafistes.

Depuis peu, le jeune chirurgien, malgré la désapprobation de sa famille de tendance plutôt libérale, a rejoint ce groupe religieux rigoriste qui selon lui représente 60% de la population de Fallouja. Un salafisme éclairé, plus porté sur le combat que sur la stricte obédience d’un code jugé trop restrictif. «Nous sommes des gens éduqués, avocats, médecins et intellectuels, nous serrons la main des femmes et ne sommes pas obsédés par la longueur de nos dishdashas, explique le jeune homme qui ne porte qu’un soupçon de barbe, mais il nous faut bien défendre l’islam qu’ils veulent anéantir» Il y a aussi les «combattants étrangers», qui seraient nombreux dans la ville. «Nous les avons fait venir d’un peu partout parce que ce sont des spécialistes des guérillas urbaines», explique le médecin, qui hausse les épaules en riant lorsqu’on évoque Al-Qaida dont on n’avait jamais entendu parler ici avant que les Américains n’envahissent le pays.

Comment explique-t-il la sauvagerie du meurtre des 4agents de sécurité américains qui a précédé le siège de la ville? «C’est un acte barbare. Mais il faut que vous compreniez. Chaque habitant de Fallouja a eu un proche exécuté ou arrêté par les Américains. Nous sommes en guerre et ces gens armés n’étaient pas des civils. Nos fedayin les ont tués et personne n’est venu chercher les corps. Alors des gosses un peu primaires et désoeuvrés ont charcuté leurs cadavres. C’est affreux. Mais c’est aussi affreux de voir que pour les Américains la mort de quatre agents de sécurité exige que l’on verse le sang de centaines de femmes et d’enfants. Comme si leur vie valait plus que celle des nôtres. Vous reconnaîtrez que l’équation est obscène.» Le docteur Ibrahim déteste Saddam, qu’il rend responsable du chaos que connaît aujourd’hui son pays. Il est exaspéré de voir que l’on présente les habitants de Fallouja comme des thuriféraires du dictateur. Selon lui, si Fallouja est devenue l’épicentre de la résistance c’est en raison du caractère de ses habitants. «Nous sommes fiers et durs, c’est vrai. Un peu comme les Spartiates en Grèce.» Malgré les images de ces corps déchiquetés qui défilent sans cesse devant ses yeux, malgré les larmes de sa mère, qui lui dit adieu chaque fois qu’il part dans la ville maudite, le jeune chirurgien est heureux de voir l’Irak enfin unie: «Aujourd’hui, tout mon pays, du Sud au Nord, est déterminé à combattre ceux qui sont venus pour nous « libérer » en assassinant nos femmes et nos enfants. Les Américains vont gagner la bataille, mais en assiégeant Fallouja ils ont perdu la guerre.»