Reportage

La “mission Julia”

Christian Chesnot, Georges Malbrunot et Mohamed al-Joundi sont détenus depuis 49 jours…

Le député UMP de Seine-et-Marne croyait-il vraiment pouvoir obtenir la libération des otages français détenus en Irak? Quel rôle a joué la Syrie dans sa rocambolesque équipée? L?Elysée et le gouvernement étaient-ils au courant de son initiative? L?enquête du «Nouvel Observateur»

«Dans cette épreuve, la force de notre action repose sur la cohésion de la nation tout entière. La sécurité de nos compatriotes et leur libération sont notre seul objectif. J?appelle chacun au plus grand sens des responsabilités.» Selon le porte-parole du gouvernement Jean-François Copé, qui rendait compte mardi matin des travaux du conseil des ministres, c?est en ces termes que Jacques Chirac s?est adressé à ses ministres avant de s?envoler pour Singapour, première étape d?une longue visite en Asie, qui doit le conduire au Vietnam et en Chine.

Cet appel à la «cohésion» et au «sens des responsabilités» s?imposait , y compris à l?Elysée , après la pitoyable équipée au Moyen-Orient du député UMP de Seine-et-Marne Didier Julia et de ses collaborateurs. Non seulement cet ami de l?Irak de Saddam Hussein n?a pas réussi à obtenir la libération de Christian Chesnot, Georges Malbrunot et de leur compagnon syrien Mohamed al-Joundi, mais il n?a rapporté aucune information fiable sur le sort des otages, les exigences de leurs ravisseurs et le lieu de leur détention. Au contraire, comme l?avait constaté dès le 30 septembre le porte-parole du ministère de la Défense, cette initiative a créé «plus de confusion que de certitudes». «Nous sommes en train d?évaluer l?ampleur des dégâts, confie un proche du dossier. Nous verrons ensuite combien de jours, voire de semaines de travail nous aurons perdus…» Comment et pourquoi Didier Julia et son équipe ont-ils pu parasiter une négociation qui paraissait déjà très épineuse et dont dépend la liberté, voire la vie, de trois hommes? C?est à ces questions que tente de répondre l?enquête du «Nouvel Observateur».

– L?Elysée et le gouvernement étaient-ils au courant de la «mission Julia»?

Oui. C?est dès la fin du mois d?août que la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) a adressé aux «autorités gouvernementales» une note d?information indiquant que Didier Julia, député UMP de Seine-et-Marne, était en contact avec des proches du président ivoirien Laurent Gbagbo pour entreprendre en Irak une négociation visant à obtenir la libération des otages. Exceptionnellement, alors que 99% de la production de la DGSE est distribuée sur du papier portant son timbre, ce document était sur papier blanc, comme les «notes blanches» des Renseignements généraux. D?autre part, le Grumman Gulfstream mis à la disposition de Didier Julia par le président ivoirien, qui cherche à améliorer ses relations avec Paris, a fait plusieurs allers-retours, en septembre, entre Le Bourget et le Moyen-Orient, voyages qui n?ont pas échappé aux service de police.

Tout se passe en fait comme si chacun, à l?Elysée et au gouvernement, avait fermé les yeux sur cette négociation parallèle en attendant de connaître son issue. Malgré la note adressée le 27 septembre par Didier Julia à l?Elysée pour informer la présidence de la République de ses démarches, le ministère des Affaires étrangères, pourtant en charge de ce dossier très sensible, affirme le lendemain qu?il «ignore l?existence de la mission d?un émissaire qui aurait rencontré les otages». Mais deux jours plus tard, l?ambassade de France à Damas intervient auprès du gouvernement syrien pour obtenir un visa en faveur de Didier Julia… Et le 1er octobre dans la matinée, l?ambassadeur français en Syrie Jean-François Girault, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac, reçoit longuement le député; il est difficile d?imaginer qu?il n?en informe ni son ministre ni l?Elysée… «Les pouvoirs publics, déclarait lundi le porte-parole de l?Elysée, n?ont jamais ni approuvé ni soutenu l?initiative personnelle de Didier Julia et de ses collaborateurs.» Ce qui ne signifie pas, en clair, qu?ils en ignoraient l?existence…

– L?équipe de Didier Julia a-t-elle rencontré les otages?

Le seul collaborateur du député qui l?ait affirmé , le 28 septembre à la chaîne Al-Arabiya, puis le 1er octobre, au cours d?une interview téléphonique avec Europe 1 , Philippe Brett, n?en a apporté aucune preuve. Fondateur de l?Office français pour le Développement de l?Industrie et de la Culture (Ofdic), officine de soutien au régime de Saddam qui a organisé en 2000 plusieurs vols charters pour l?Irak en violation de l?embargo international, cet ancien garde du corps du numéro deux du Front national Bruno Gollnisch semble avoir l?habitude de prendre des libertés avec les faits: il affirme notamment être issu des commandos de marine, ce qui est démenti par une source militaire. Il se rend fréquemment à Bagdad pour «affaires» ou pour escorter des étrangers de passage. Il s?y trouvait à plusieurs reprises pendant l?été, bien avant la mise sur pied de la «mission Julia». Grâce à l?aide des services de renseignement syriens, la DGSE a pu établir que l?appel téléphonique de vendredi dernier, au cours duquel Philippe Brett avait affirmé à Europe 1 être en compagnie des otages quelque part en Irak, avait en fait été passé depuis la banlieue de Damas, en Syrie.

– Pourquoi la libération des otages a-t-elle échoué au début de septembre?

Aux premiers jours de leur détention, fin août, un homme, Abou S., avait pu établir le contact avec nos confrères et en avait rendu compte aux autorités françaises à Bagdad. Il avait expliqué au «Nouvel Observateur» que les ravisseurs lui avaient proposé de partir avec les otages mais qu?il avait décliné l?offre: «J?ai eu peur d?être arrêté à un barrage avec les otages dans ma voiture. J?ai préféré revenir le lendemain avec une voiture de l?ambassade de France.» Entre-temps, les ravisseurs avaient changé d?avis. Mais les négociateurs français à Bagdad restent alors confiants. Jusqu?au début de septembre, ils estiment que la libération des otages est une «question de jours». Il s?agit simplement de trouver une porte de sortie «honorable» pour les ravisseurs afin de résoudre cette crise qui embarrasse toute la «résistance irakienne». En fait, il semble que des dissensions au sein du groupe des ravisseurs aient compliqué les tractations. Car, contrairement à la rumeur, les otages n?ont jamais changé de mains. Ce bruit qui a largement circulé semble d?ailleurs avoir exaspéré les ravisseurs, déjà irrités par les leçons et les pressions reçues de la plupart des groupes de moudjahidin. Jusqu?au 10 septembre, l?Armée islamique en Irak a connu une véritable recomposition. Ceux qui penchaient en faveur de la libération des Français ont été ostracisés.

– Où sont les otages?

Selon Didier Julia, c?est à Fallouja que son émissaire Philippe Brett serait allé chercher les otages. Les combattants de Fallouja , dont le groupe Unification et Djihad, que les Américains considèrent comme lié à Al-Qaida et qui contrôle la ville , nient ces informations. Il y a quelques semaines, avant la rupture des contacts entre les ravisseurs et les négociateurs français ou les autorités religieuses irakiennes, on savait que les otages étaient détenus dans le «triangle sunnite» et qu?ils étaient souvent déplacés depuis les faubourgs de Bagdad jusqu?à des localités distantes de plus de 150 kilomètres. Ils sont passés par Latifiya, la ville où ils ont été enlevés et qui a été la cible d?un assaut des forces américaines au moment même où les émissaires officiels français négociaient avec les ravisseurs. A la fin du mois d?août, c?est dans les faubourgs de Latifiya qu?Abou S. a pu les apercevoir. Puis ils ont été déplacés.

– Quels liens peuvent exister entre les islamistes salafistes qui détiennent les otages et la Syrie?

Les groupes de moudjahidin rencontrés par les envoyés spéciaux du «Nouvel Observateur» en Irak comprennent de nombreux ex-baassistes, soldats ou officiers de l?ancienne armée de Saddam Hussein ou de sa garde rapprochée. En général, c?est bien avant la chute du despote qu?ils avaient pris leurs distances avec le régime et s?étaient convertis à cette forme d?islam fondamentaliste et rigoureux. Aujourd?hui, la plupart déclarent détester le dictateur déchu, qu?ils accusent de les avoir empêchés de pratiquer leur religion et d?avoir persécuté leurs imams.

L?islam radical a succédé à la doctrine baassiste, mais il n?est pas impossible que les ex-chefs baassistes qui ont trouvé refuge en Syrie , autre patrie de la doctrine baassiste , cherchent à activer leurs anciens réseaux pour participer aux négociations. Ce qui expliquerait «l?option syrienne» adoptée par Didier Julia. «Contrairement aux rumeurs qui circulent, dit un proche du dossier, le gouvernement de Damas, même s?il a été furieux du soutien apporté par la France à la résolution des Nations unies condamnant la présence syrienne au Liban, ne semble pas en mesure d?utiliser l?affaire des otages comme un moyen de pression contre Paris. Au contraire, ses services de renseignement ont été très coopératifs.»

René Backmann