Reportage

Irak, Afghanistan : L’humanitaire en danger

Leur neutralité, leur indépendance, l’aide qu’ils apportent aux victimes de tous les conflits de la planète ne suffisent plus à les protéger. Assassinés ou pris en otages par les groupes armés, soupçonnés d’espionnage, ils sont aussi, parfois, utilisés par les gouvernements ou pris au piège de la confusion entre militaire et humanitaire. Sara Daniel explique pourquoi les volontaires des ONG ont rarement travaillé dans des conditions aussi dangereuses qu’aujourd’hui

Sur cette cassette vidéo reçue par la chaîne qatarie Al-Jazira – mais qui n’a jamais été diffusée pour des «raisons humanitaires» – une femme brune au visage émacié supplie qu’on lui laisse la vie sauve et puis elle s’évanouit. Pour la faire revenir à elle, on lui jette brutalement un seau d’eau au visage. Elle gît alors sur le sol, affaiblie et trempée avant de se relever en sanglotant et en demandant à Tony Blair de retirer les troupes britanniques d’Irak. Sur la cassette suivante qui parviendra à Al-Jazira, la même femme aux yeux bandés, vêtue d’un uniforme orange sera exécutée d’une balle dans la tête.

Pourquoi ont-ils tué Margaret Hassan? Dans le monde des Organisations non gouvernementales (ONG), son assassinat a fait l’effet d’un électrochoc. Depuis la mort de «Madame Margaret» comme l’appelaient les enfants de Bagdad, les chevaliers blancs de l’humanitaire sont déprimés: «Nous risquons toujours de sauter sur une mine ou de recevoir une balle perdue. Mais nous faire égorger pour ce que nous sommes? se désole Philippe Lévêque, directeur de Care France, bouleversé par la mort de sa collaboratrice. On nous a signifié comme une gifle que l’on ne veut pas de notre modèle. Nous sommes tombés de notre piédestal. Peut-être est-il temps de faire notre examen de conscience?»

Parce que la directrice de Care incarnait tout ce qu’un travailleur humanitaire est censé être, son assassinat repose la question du rôle même des ONG et de la manière dont elles sont perçues dans une zone de conflit. Icône de la neutralité de l’engagement et du courage, Margaret Hassan en imposait à ses collaborateurs qui, à plusieurs reprises, avaient essayé de la convaincre de quitter l’Irak. D’ailleurs, l’ennemi public n° 1 des Américains en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui lui-même, avait appelé à sa libération: même aux yeux de ses ennemis supposés, elle était «irréprochable»…

En 1961, Margaret Hassan, qui a alors 17 ans, épouse Tahsin Ali Hassan, un Irakien qui fait ses études d’ingénieur à Londres. En 1972, le couple s’installe en Irak. Au British Council, elle devient professeur d’anglais pour les Irakiens. Bientôt, Margaret se convertit à l’islam et devient citoyenne irakienne. Elle parle couramment arabe avec un fort accent irakien. Tout au long du conflit avec l’Iran, elle choisit de rester en Irak. Pendant les années 1990, elle dénonce l’effet des sanctions à chaque fois qu’elle en a l’occasion. En janvier 2001, elle se rend même à New York pour mettre en garde le Conseil de Sécurité de l’ONU sur les conséquences d’une guerre en Irak. Lors de l’invasion de l’Irak par les forces de la coalition américano-britannique, elle choisit encore de rester à Bagdad. Après chaque bombardement, ses techniciens sillonnent la ville à bicyclette pour réparer les installations électriques endommagées.

En novembre dernier, à la suite d’une attaque à la grenade contre le bureau de Care et de lettres de menaces, tous les expatriés de l’organisation quittent l’Irak. Tous sauf Margaret, qui continue à refuser d’être escortée par des gardes armés au nom de la sacro-sainte neutralité, le principe auquel les humanitaires ne doivent jamais déroger selon elle… Deux semaines avant son enlèvement, le directeur de Care France raconte qu’elle travaillait sur un projet de réhabilitation de deux écoles dans la banlieue de Bagdad, malgré le danger…

Le 19 octobre, des hommes en uniforme de policier irakien arrêtent sa voiture alors qu’elle se rend à son bureau. Son chauffeur et son garde sont battus. Margaret Hassan, qui est sortie de sa voiture pour s’interposer, accepte de suivre les hommes armés pour qu’ils laissent partir son chauffeur. Depuis qu’Al-Jazira a reçu, en novembre, une vidéo qui semble montrer son exécution, le gouvernement britannique considère qu’elle a été assassinée mais on n’a toujours pas retrouvé son corps. Pourquoi la première Occidentale assassinée par ses ravisseurs devait-elle être une femme qui avait consacré toute sa vie au peuple irakien?

«Je crois que Margaret a été tuée précisément parce qu’elle symbolisait tout ce qu’un travailleur humanitaire devrait être, écrit Peter Walker, directeur du Feinstein International Famine Center. Son assassinat envoie un message très clair: peu importe que vous soyez impartial, neutre et indépendant; peu importe que les populations locales vous respectent et vous fassent confiance; même irréprochable, vous êtes toujours notre ennemi.» Pour la première fois, comme le souligne Jean-Hervé Bradol, président de Médecins sans Frontières, les humanitaires sont désignés comme cibles pour ce qu’ils représentent. «En décembre 2001, dans un de ses messages, Al-Zahwiri, le bras droit égyptien de Ben Laden, a inclus dans la liste de ses ennemis les organisations de secours internationales. Et l’une des revendications des ravisseurs de Margaret Hassan était le retrait de Care d’Irak».

La guerre contre le terrorisme a-t-elle sonné le glas de l’humanitaire? N’y a-t-il plus d’espace humaniste dans le contexte d’une guerre totale où les ONG elles-mêmes sont sommées de choisir leur camp? Tandis que Médecins sans Frontières s’est retiré d’Afghanistan après l’assassinat de cinq de ses membres, que le meurtre de Salvatore Santoro a suivi celui de Margaret Hassan et que, avant son heureux dénouement, l’enlèvement des deux Simona a fait trembler l’Italie, on finit par se demander si l’humanitaire ne va pas être sacrifié sur l’autel du conflit planétaire qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001.

En Irak, l’assassinat de Margaret Hassan a sonné l’heure de la retraite pour la quasi totalité des ONG. Mais déjà, depuis l’attentat qui avait fait douze morts en octobre 2003 dans les locaux du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), les humanitaires y travaillaient dans la plus grande discrétion. D’autant que la déclaration de Colin Powell au lendemain de l’attentat avait contribué à les désigner comme cible: «Nous espérons que les entrepreneurs, le Comité international de la Croix-Rouge, les Organisations non gouvernementales et les agences de l’ONU… trouveront le moyen de rester. Leur travail est nécessaire et, s’ils partent, alors les terroristes auront gagné.» Dans un pays où tout le monde soupçonne tout le monde et où la rumeur peut être fatale, les humanitaires sont souvent pris pour des espions. Pendant l’été 2003, l’Office des Migrations internationales (OMI) a ainsi été la cible de ces médisances paranoïaques. Le directeur du bureau de l’OMI à Mossoul ayant un nom à consonance juive, la population locale en a déduit qu’OMI signifiait «bureau israélien des migrations». La façade du bureau a été la cible de tirs au lance-roquette. Un chauffeur de l’OMI a été tué et plusieurs expatriés ont été blessés. Parce qu’ils n’avaient pas compris le rôle des humanitaires, des journaux irakiens ont accusé Médecins sans Frontières et Enfants du Monde d’être des agents travaillant pour les sionistes.

Les rares travailleurs humanitaires qui rasent les murs à Bagdad n’aiment pas s’étendre sur les menaces qu’ils reçoivent de peur de se voir rapatriés ou d’attirer de nouvelles attaques. Mais pour eux comme pour tous les expatriés d’Irak, le quotidien est le même. Chicanes de béton et montagnes de sacs de sables à la porte des maisons ou des hôtels. Voitures banalisées et gilets pare-balles devant les portières à chaque déplacement. De plus en plus d’ONG se sont résolues à employer des gardes armés, ce qui inquiète beaucoup d’humanitaires qui redoutent la confusion que cela peut entraîner dans la population. Mais ceux qui se refusent à ce «sacrifice» sécuritaire peuvent avoir à le regretter. Carole Dromer, qui coordonnait la mission de Médecins du Monde à Bassora, raconte comment le logisticien de MDM qui a assisté au pillage du siège de l’ONG a pu se tirer d’affaire: «Il a fait appeler les forces de la coalition qui ne sont pas venues. Il s’en est sorti grâce à des agents d’une autre ONG, Save the Children, qui avaient des forces de sécurité armées…»

Comment travailler dans ces conditions? Même les Irakiens employés par les humanitaires sont en danger de mort. Comme cet homme qui travaille pour une ONG française et qui a été contraint de changer tous les soirs de domicile, pendant un mois, après avoir reçu des menaces…

Pourtant de nombreux Irakiens attendent beaucoup des organisations internationales. Le désarroi des Bagdadis qui, devant les locaux du CICR désertés après l’attentat, brandissaient les dossiers de leurs proches emprisonnés par Saddam ou par les forces de la coalition témoignait assez du vide laissé par l’organisation. Rencontré en avril dernier pendant le siège de Fallouja, le docteur Salam Ibrahim faisait des navettes quotidiennes dans la capitale des insurgés sous les bombes. Il demandait alors à tous les Occidentaux qu’il croisait des nouvelles de ces «French doctors» qui n’arrivaient pas. Mais si le docteur Salam, bien introduit dans les milieux de la guérilla de Fallouja, a été à plusieurs reprises la cible des moudjahidin qui en arrivaient à soupçonner leurs «frères», comment les ONG internationales auraient-elles pu s’implanter dans le bastion de la «résistance» à l’occupation américaine?

«Nous avons essayé d’aller à Fallouja raconte Rony Brauman, qui a été à la tête de MSF de 1982 à 1994 et qui fait aujourd’hui partie d’un cercle de réflexion sur l’humanitaire, mais c’était trop dangereux, il y avait trop de groupes très radicaux qui ne voulaient pas de nous.» Il rappelle que ce n’est pas la première fois que les «French doctors» sont interdits de séjour par une guérilla trop extrémiste (1). Trop risqué, par exemple, de se rendre aujourd’hui dans les zones contrôlées par la guérilla maoïste au Népal. Le 14 décembre 2004, un Suisse et trois Népalais, collaborateurs de l’ONG Helvetas, qui avaient été enlevés par la guérilla, ont été libérés par les rebelles maoïstes. Impossible, hier, de se rendre au Mozambique dans les zones contrôlées par la Renamo. Ni dans les zones contrôlées par Hekmatyar en Afghanistan. Et encore moins en Algérie quand le GIA y sévissait. «Nous étions absents aussi pendant la guerre du Vietnam, une guerre qui a fait un million de morts! La, aussi les obstacles politiques étaient infranchissables. La Croix-Rouge s’est contentée de bâcler quelques visites de prisons et, dans une démarche plus idéologique qu’humanitaire, nous avons envoyé un bateau de vivres pour soutenir la guérilla…»

Quant à la chasse aux humanitaires accusés de collaborer avec les forces d’occupation, c’est un problème qui a toujours existé et que les «French doctors» et leurs émules affrontent depuis leur création. Brauman a subi son «baptême de guerre», au Tchad, en 1980. C’est là aussi qu’il a essuyé sa première embuscade: «Ils ne m’avaient pas perçu comme « sans frontières » mais bien comme un médecin français: un ennemi. En 1994, au Rwanda, des médecins belges de MSF ont été retenus à cause de leur nationalité. Et aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, on recrute bien sûr de préférence des volontaires non français… Depuis toujours, on jongle avec les passeports.»

En Irak, longtemps la nationalité française a été perçue comme un sauf-conduit. Beaucoup d’expatriés, qu’ils soient hommes d’affaires, journalistes ou membres d’ONG s’abritaient derrière une nationalité française parfois usurpée. De faux badges ont d’ailleurs un moment circulé à Bagdad. Jusqu’à l’enlèvement des deux journalistes français Chesnot et Malbrunot…. «Quand les deux journalistes français ont été enlevés, explique Jean-Christophe Rufin, président d’Action contre la Faim, nous avons compris qu’il n’y avait plus aucune logique. C’est alors que nous avons décidé de partir».

Le travail des humanitaires est-il réellement plus dangereux aujourd’hui qu’avant le 11 septembre? De tout temps, les ONG ont été prises à partie dans les conflits. Pour ne citer que quelques exemples récents, on peut rappeler qu’en 1995, en Bosnie, les équipes de MSF, du CICR et du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), ont été la cible d’attaques directes de la part de tireurs embusqués à Sarajevo et Srebrenica. Ou encore, que les ONG qui travaillent en Tchétchénie ont vécu ces dernières années dans la peur constante des attaques et des enlèvements. Des craintes qui sont justifiées à en juger par la longue liste des «incidents»de sécurité recensés par les ONG. (Voir encadré)

«Comment savoir si le monde d’aujourd’hui est plus barbare que celui d’autrefois? Comment comparer les tortures, les décapitations, les génocides, les goulags et les guerres, s’interroge Brauman. Ce qui est sûr, c’est qu’il y beaucoup plus d’ONG sur le terrain et donc beaucoup plus de gens qui s’exposent au danger. Et puis la donne a changé, c’est vrai. Depuis le 11 septembre, la question de l’occupation est centrale pour les humanitaires: en Afghanistan comme en Irak, les ONG non islamiques sont perçues comme arrivant dans les fourgons de l’armée américaine. Au Timor ou au Kosovo, ce n’était pas un problème puisque l’occupation par des forces étrangères était perçue comme libératrice. Mais depuis le contexte politique de la guerre contre le terrorisme, les ONG sont sommées de prendre parti: elles n’ont le choix que de se dissocier de l’occupation en se retirant ou de s’associer aux efforts des forces d’occupation.»

De plus en plus souvent, les organisations humanitaires sont perçues comme des extensions de l’armée, chargées d’assurer le «service après vente» des nations en guerre… c’est à dire, depuis le 11 septembre, des Etats-Unis. Après l’assassinat en Afghanistan des cinq membres de MSF, considérée pourtant comme l’archétype de l’association indépendante, un porte-parole des talibans a justifié leur meurtre en prétendant qu’ils étaient des espions à la solde des Américains…

C’est l’Otan qui, en déclarant mener une «guerre humanitaire» au Kosovo, a précipité ce mélange des genres. Selon Karl Blanchet, directeur de Handicap international, «les populations à secourir ont commencé à se méfier d’un Occidental qui tenait d’une main une seringue et de l’autre un fusil M-16.» Mais c’est en Afghanistan que la confusion entre militaire et humanitaire a atteint son apogée. En 2001, les Etats-Unis y ont dépensé 40 millions de dollars pour larguer par voie aérienne 6 000 tonnes de nourriture. Or les paquets, qui contenaient des sablés, du beurre de cacahuète, de la confiture, de la salade et de la vinaigrette, étaient de la même couleur que les bombes à fragmentations larguées par l’aviation américaine sur les zones tenues par les talibans et leurs alliés….

Des ONG comme Madera, Action contre la Faim et Médecins du Monde se sont inquiétées de la mise en place des Provincial Rescue Team (PRT) en Afghanistan. Ces équipes régionales de reconstruction sont composées de réservistes de l’US Army qui sont souvent des entrepreneurs et qui assurent parfois, en même temps que la «reconstruction» de la zone à laquelle ils sont affectés, la pacification et un démarchage commercial… A cause de cette confusion des rôles, ils mettent en danger les ONG, surtout dans le sud-est du pays où les habitants ont fini par les confondre avec les humanitaires. Dans la région de Zaboul, certains travailleurs humanitaires qui avaient tissé patiemment des liens avec les chefs de village de ces régions tribales ont du plier bagage après avoir essuyé des attaques.

En Irak, les Américains n’ont jamais caché leur volonté de faire superviser par l’armée l’organisation des secours, pour mieux contrôler l’Irak d’après-guerre. Les ONG ont d’abord été perçues par l’administration américaine comme des «gauchistes naïfs» qui ne comprenaient rien au monde de l’après 11 Septembre. Très vite, pourtant, le Département d’Etat a compris tout le parti qu’il pouvait tirer de ces organisations si elles consentaient à collaborer. Les ONG, comme l’a dit Colin Powell dès octobre 2001, sont des «multiplicateurs de forces» qui vont permettre de «gagner les coeurs et les âmes» de la population irakienne.

Le 21 mai 2003, Andrew Natsios, directeur de l’Usaid, l’Agence d’Aide au Développement du Departement d’Etat, annonçait les termes du marché au forum annuel de la coalition d’ONG Interaction: «Les ONG doivent obtenir de meilleurs résultats et mieux promouvoir les objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis, ou bien nous trouverons de nouveaux partenaires.»

Dès lors, une relation d’interdépendance financière et politique s’est mise en place entre l’Usaid et les cinq plus grandes ONG américaines qui concentrent plus de 30% des fonds. Difficile pour les autres de résister à cette synergie «made in USA». Sami Makki, chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes, a montré dans un article de la revue «humanitaire» (2) comment une organisation comme Care, qui dénonce «la disparition de la neutralité et de l’impartialité humanitaire», est dans le même temps très dépendante de l’administration fédérale. «Ainsi, écrit-il, Peter Bell, le président de Care USA, a été l’un des membres de la commission civile et militaire sur les opérations de post-conflit sous la direction de l’association de l’US Army».

MSF, qui a un gros bureau aux Etats-Unis, doit désormais, comme toutes les autres ONG, garantir que ses fonds ne transiteront jamais par des circuits «terroristes». «Cette règle nous pose toutes sortes de problèmes, s’inquiète Rony Brauman. Les Etats-Unis viennent de mettre la LRA, l’Armée de Résistance du Seigneur, de Joseph Kony, sur la liste des organisations terroristes. Or il n’est pas possible de travailler dans le nord de l’Ouganda sans avoir de rapport avec eux.» Selon Philippe Lévêque, de Care, une nouvelle exigence de l’administration américaine impose désormais aux organisations humanitaires de prouver non seulement qu’elles n’ont aucun lien avec une organisation terroriste mais que leur action participe activement à la lutte contre le terrorisme. Il explique que depuis l’assassinat de Margaret Hassan, Care est agitée par des débats sur la nécessité de se montrer plus intransigeant sur le principe sacré de l’indépendance des organisations humanitaires.

«La mort de Margaret symbolise l’évolution de l’action humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale, écrit Peter Walker du Feinstein international Famine Center. A travers ses financements, son recrutement, ses locaux et ses interventions, l’entreprise humanitaire a été perçue et est désormais accusée d’être une partie intégrante de l’Occident. Une composante bénigne de ce système qui veut dominer la planète à travers les forces de la globalisation, de la pensée scientifique, du dogmatisme démocratique, de la supériorité militaire et de la culture de masse.»

Selon Walker, l’avenir de l’humanitaire dépend de sa capacité à redevenir universel. A s’ouvrir aux financements islamique, par exemple. A intégrer les valeurs bouddhistes ou hindouistes, d’autres valeurs, en tout cas, que celles de l’Occident. Au cours d’une conférence donnée à San Francisco et reproduite dans dans un article du «Monde diplomatique» en octobre 2004, l’écrivain indienne Arundhati Roy avait, elle aussi, dénoncé les ONG comme vecteurs du libéralisme occidental: «Sur le long terme, les ONG sont responsables envers leurs donateurs, pas envers les gens parmi lesquels elles travaillent. Elles sont ce que les botanistes appelleraient un indicateur d’espèce. Plus la dévastation causée par le néolibéralisme est importante, plus elles prolifèrent. Rien n’illustre cela de manière plus poignante que les Etats-Unis s’apprêtant à envahir un pays et préparant simultanément les ONG à s’y rendre pour nettoyer les dégâts», déclarait-elle.

Reste à savoir quelles valeurs seront défendues par cette nouvelle communauté humanitaire que Peter Walker appelle de ses voeux. Car en voulant communautariser l’aide humanitaire, on risque de perdre l’universalisme et l’humanisme qui ont présidé à la création du mouvement humanitaire. «Nous, les humanitaires, avons longtemps cru que nos valeurs étaient neutres, explique Jean-Christophe Rufin. Peut-être parce que nous étions des post-soixante-huitards. Nous aimions la vie. Nous étions gentils. Mais nous nous apercevons finalement que nos valeurs ne sont pas partagées par tout le monde. Et pourtant, nous continuons à y croire. Nous ne voulons pas que les enfants combattent. Nous voulons pouvoir soigner les femmes. Nous ne sommes pas neutres: évidemment, entre les égorgeurs et les égorgés, nous avons nos préférences. Mais notre avenir, ce sur quoi il ne faut pas céder, c’est l’indépendance…»

(1) Sur les obstacles à l’action humanitaire, voir notamment «Médecins sans frontières, la biographie», par Anne Vallaeys, Fayard, 768 p., 25 euros.

(2) Numéro 8 de la revue «humanitaire»: «Guerre en Irak, au péril de l’ingérance humanitaire».

Voir aussi, dans «le Cahier d’Etudes stratégiques» 36-37: «Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire», par Sami Makki.