Reportage

Exclusif Au coeur de la guerilla antiamericaine

Qui sont ces combattants de l’ombre qui harcèlent, depuis la chute de Bagdad,les forces de la coalition et qui possèdent des armes capables d’abattre des appareils américains ? Des terroristes étrangers infiltrés en Irak? D’anciens miliciensdu parti Baas qui refusent la défaite? Des fidèles de Saddam entrés en « résistance » contre l’envahisseur? Notre envoyée spéciale Sara Daniel a rencontré, aux portesde la capitale irakienne, un groupe de ces combattants et assisté à leur entraînement

Il se tient là, tranquillement assis sur une chaise en plastique dans le jardinet d’une maison de Bagdad, chassant les mouches qui s’obstinent à venir se poser sur son visage. Abou Abdallah, c’est son nom de guerre, est un homme d’une cinquantaine d’années, au sourire fatigué. Son double menton piqué d’une courte barbe poivre et sel ne lui donne pas un visage guerrier. Dans sa « cellule de combattants » qui ne porte aucun nom, ils sont, dit-il, « une centaine ». Depuis le début de la « résistance », il affirme avoir tué des soldats américains presque chaque semaine. Le dernier attentat auquel il a participé? Un tir de mortier sur la zone verte, en direction du quartier général de Paul Bremer. Et l’explosion d’un camion de l’armée irakienne sur la route de Mahmoudia, la veille de notre rencontre. Abdallah, c’est le logisticien des « opérations ». Quand il ne transporte pas des lance-grenades d’un groupe de résistants à l’autre dans les quartiers de Bagdad, il cherche, pour ses ingénieurs, des recettes de bombes sur internet, trafique des interrupteurs, apporte à d’anciens artilleurs de l’armée irakienne des armes pour la révision.

Pendant qu’il évoque ses faits d’armes, on a devant les yeux les images des massacres des premiers jours du ramadan. Les corps décapités par des éclats d’obus. Les enfants qui baignent dans leur sang. Depuis ce jour terrible, la sympathie qu’éprouvait naturellement la population irakienne pour la « résistance » s’est brutalement tarie. « Demande-lui comment il justifie la mort d’enfants irakiens », chuchote une des personnes présentes, qui sera très vite écartée de notre voyage à l’intérieur de la résistance irakienne parce qu’elle est chiite. Mais Abou Abdallah, qui se définit comme un combattant musulman résolu à se battre au nom de la religion pour libérer son peuple de « l’envahisseur », affirme détester autant Saddam que les combattants étrangers qui viennent s’immiscer dans leur lutte nationale. « Pourquoi tout le monde cherche-t-il à nous voler notre libération?, s’emporte-t-il. Notre groupe condamne fermement les actions aux cours desquelles des civils irakiens ont trouvé la mort, ceux qui ont fait cela cherchent à discréditer la résistance islamique… » Il condamne aussi les attentats suicides qui sont l’?uvre selon lui de miséreux, payés par des « étrangers » et qui achètent de leur vie la tranquillité de leur famille. « On leur offre parfois jusqu’à 20 000 dollars pour leurs familles et eux. Ils n’ont plus rien. Alors ils se sacrifient. Ils commettent un attentat alors qu’ils pourraient en commettre cent. Du point de vue de la lutte, c’est du gâchis! », déplore-t-il en bon logisticien. D’abord sur ses gardes, Abou Abdallah finit par se livrer sans réticences. Comme tous les Irakiens qui se sont tus trop longtemps, il a besoin de parler. De se plaindre. De justifier son combat: « Une lutte d’émancipation coloniale comme le monde en a connu tant. » Abou Abdallah explique qu’il est un entrepreneur qui exécute parfois, il faut bien vivre, de petits contrats pour les Américains. Il aime la France qu’il a visitée plusieurs fois. Son père a d’ailleurs fait un doctorat d’économie à la Sorbonne. « Il était très nationaliste et très religieux. C’est cette éducation qui aujourd’hui nourrit mon combat. » Quand l’entrepreneur a-t-il décidé de passer à l’action clandestine contre « l’occupant »? C’était un jour du mois de mai, un soldat américain a voulu vérifier les papiers de sa voiture: « Je ne les avais pas. Il a confisqué mon véhicule puis il m’a mis le bras dans le dos et l’a levé jusqu’à ce qu’il le casse. » Abou Abdallah s’est levé de sa chaise. Il mime le geste du soldat, revit la douleur et l’humiliation. C’est alors qu’il a décidé d’entrer dans la « résistance ». Il avait beau détester Saddam, « un tyran et un mauvais musulman », il se décide à contacter quelques baasistes dont il pense qu’ils doivent avoir envie d’en découdre avec « l’envahisseur ». En vain. « Des lâches, qui étaient encore sous le choc des bombes américaines. » Il a fallu attendre de longs mois pour que, lassés d’attendre leur réincorporation, des généraux et des lieutenants de l’armée se décident à les rejoindre. « Ils ne sont venus, dit-il, que lorsque la vulnérabilité des Américains sur le terrain a éclaté au grand jour. »

Aujourd’hui, Abou Abdallah reconnaît qu’avec l’aide des anciens officiers de l’armée de Saddam la guérilla a franchi une étape. « Plus nombreux, mieux organisés, nous n’hésitons plus à utiliser des détonateurs télécommandés pour nos bombes. Et nous disposons d’un grand nombre de missiles sol-air Strella que nous allons utiliser contre les hélicoptères et les avions américains. » Depuis que les Américains ont déclaré l’état d’alerte maximum, Abou Abdallah se contente de faire des repérages: « On n’attaque pas. On attend. Ils finissent toujours par relâcher leur attention. » Comment vérifier ce qu’il avance? Après quelques heures de discussions, Abou Abdallah accepte de nous présenter à la cellule d’une petite dizaine d’hommes avec qui il doit préparer le prochain attentat près de Mahmoudia. Mais avant de prendre la route, Abou Abdallah doit passer prévenir sa troisième et plus jeune femme de son absence. Elle finit par sortir sur le perron de la maison, entièrement vêtue de noir, gantée et le visage recouvert d’un crêpe noir. Elle parlemente longuement avec son mari. « Ma femme est très jalouse », explique le moudjahid qui a treize enfants.

C’est un dédale de fermes dispersées dans la campagne quelque part entre Youssoufia et Mahmoudia, au sud-est de la capitale. Ici la terre est riche et les femmes vêtues de vêtements multicolores portent sur leurs épaules des ballots de dattes grasses et sucrées. L’automne a déjà commencé à faire jaunir les feuilles des arbres. Depuis qu’on a quitté l’autoroute qui mène à Kerbala puis au Koweït, l’air exhale l’odeur des fleurs. Mais on a beau être loin du tumulte de Bagdad, la guerre est là, omniprésente. Sur les chars, dans les Humvees, des soldats américains, les yeux écarquillés, ont le doigt sur la détente et pointent leurs canons sur tout ce qui bouge, sans trop oser s’aventurer dans les chemins de traverse. Une campagne sous haute surveillance. Un sentier serpente dans une palmeraie, puis le long d’un champ de maïs, les Américains y ont perdu tant de soldats, qu’ils l’ont baptisé le « chemin de la Mort », explique Abou Abdallah. Nous arrivons enfin devant une grosse ferme en béton, le QG de la branche militaire de la cellule. Ahmed (*), 23 ans, le frère cadet du propriétaire des lieux, accueille son « frère d’armes » dans son petit salon de prière. Il y a quelques mois, l’armée américaine l’a jeté en prison avec ses trois frères parce qu’un de ses voisins l’a « donné » pour 600 dollars de récompense. Dans la ferme, les soldats de la coalition ont trouvé 21 bombes et autant de lance-roquettes. Depuis les armes sont enterrées en lieu sûr. La famille a fini par être relâchée en promettant de collaborer avec l’armée américaine. A la ferme, il a une personne qu’on déteste presque autant que les Américains, c’est Saddam. En 1996, un des oncles d’Ahmed, membre de la garde républicaine du président irakien a essayé de fomenter un coup d’Etat contre le raïs. Il a finalement été exécuté. Sa famille s’est retrouvée dans les geôles du dictateur. Puis lorsqu’ils ont fini par être relâchés, Saddam les a dépouillés de tous leurs biens. Ahmed, qui s’est marié le mois dernier, n’est jamais resté plus de quelques heures avec sa femme. « Mon pays a besoin de moi », explique le jeune homme. Dans la guérilla, Ahmed suit un entraînement intensif au tir du missile sol-air russe Strella. Un engin léger et maniable, qui se tire à l’épaule, comme un bazooka. Aujourd’hui, c’est la dernière répétition. Dans quelques jours, c’est lui qui visera les avions américains. Le Sam-7, alias Strella, c’est le cauchemar des Américains depuis que l’une de ces armes a récemment abattu plusieurs de leurs hélicoptères à Falouja et à Tikrit. Selon le petit groupe, la coalition offre aujourd’hui 3 000 dollars à tous ceux qui lui en rapportent un. Ahmed exhibe fièrement son trésor en détaillant ses caractéristiques techniques. C’est son ami Sardar (*), un spécialiste kurde de ce missile dans l’armée de Saddam qui l’entraîne au maniement délicat de cette arme sophistiquée.

Comment Abou Abdallah, de Bagdad, a-t-il rencontré ses compagnons d’armes de Youssoufia? « Pour la prière du soir, on s’arrête souvent à la mosquée la plus proche. A la sortie, nous parlons. On se tait devant ceux qui plaignent les Américains, mais on ne tarde pas à identifier ceux qui partagent nos idées », explique l’entrepreneur. Par mesure de sécurité, Abou Abdallah ne connaît que le surnom des autres moudjahidin « et pourtant je les aime plus que mes propres enfants. » Les cellules se font et se défont au coup par coup au gré des attentats. Il n’y a pas de coopération entre elles. « Au point que parfois nous nous retrouvons à plusieurs sur le même coup ou nous découvrons, en organisant une opération, que certains de nos amis nous ont précédés. » Comme ses compagnons, Abou Abdallah exagère sûrement le nombre de ses victimes et détaille souvent des attaques qui n’ont jamais été rapportées par les forces de la coalition. Tous vivent dans un monde paranoïaque, et se bercent des rumeurs les plus folles sur le nombre des déserteurs américains qui auraient troqué leurs treillis contre des dishdasha pour s’enfoncer dans le désert irakien…

Pendant qu’ils parlent, le petit groupe d’hommes jouent avec ses armes, Ahmed brandit sa kalachnikov comme un gosse. Puis il saisit son lance-roquettes antichar, visse le propulseur de l’engin et caresse le sceau de sécurité en aluminium, qui empêche encore de tirer la grenade propulsée du RPG-7. Il vise ses camarades en riant. Il y a une chose que les moudjahidin aiment autant que les armes, ce sont les médias. Hassan est l’homme préposé aux films. Sur le petit écran de sa caméra Sony, il montre les rushes des derniers attentats. Un Humvee piégé, un autre véhicule de l’armée américaine en flammes. Des grenades lancées contre un char. La vie quotidienne des troupes américaines et de ceux qui les combattent… Des images que la guérilla n’arrive plus à faire diffuser sur Al-Jazira depuis que la chaîne arabe a été rappelée à l’ordre par le Conseil de Gouvernement irakien.

Soudain les visages se ferment. Les hommes saisissent leurs armes sans un mot. C’est l’heure de la « répétition ». Ceux qui restent ont l’air grave, ils bénissent « les combattants ». Après un quart d’heure de zigzag sur les chemins de terre qui longent des champs de tomates et de mais dans un pick-up défoncé, le petit groupe s’arrête dans la campagne. Ils observent les avions qui passent au-dessus d’eux à la jumelle. Vérifient leurs missiles. A quelques mètres d’eux, des paysannes serrent leurs ballots de dattes et essorent leurs abayas trempées par les ruisseaux, totalement indifférentes à ces hommes surarmés qui foulent leurs plantations. Après l’entraînement, obligeant, le groupe propose la visite guidée des caches d’armes de l’exploitation. Chaque fermette a son arsenal, enterré. Ici, près d’un champ de courgettes jaunes, un paysan déterre des missiles d’hélicoptères bricolés pour pouvoir être utilisés depuis la terre. Là, des lance-roquettes, des grenades et des dizaines de boîtes de munitions pour les kalachnikov. Ailleurs des obus. Depuis le début de sa guérilla, le groupe d’Abou Abdallah n’a pas acheté une seule fois des armes. Elles ont toutes été récupérées par les paysans irakiens au moment de la débâcle de l’armée. Pour être monnayées ou pour servir. Quant au TNT dont ils remplissent leurs bombes télécommandées, il est si facile de le trouver que le groupe ne prend même plus la peine de le stocker. Car à quelques dizaines de kilomètres des fermes se trouve l’une des plus grandes usines d’explosifs et de bombes du Moyen-Orient. Un complexe industriel qui s’étend sur plus de 35 kilomètres de long. Dans les gigantesques hangars, recouverts de terre, il suffit de se servir. C’est ce qu’a fait le groupe d’Abou Abdallah. Grâce à la précieuse poudre rouge, ses compagnons assurent avoir fait sauter un convoi sur la route entre Al-Asoua et l’autoroute de Bassora, il y a quelques jours. Justement le pick-up emprunte la route de l’usine. La voiture roule lentement. Trop peut-être. Une patrouille américaine l’intercepte, encercle le véhicule et fait sortir ses passagers deux par deux. Sur un char, une jeune soldate pointe son arme automatique sur le groupe. Abdallah, qui est sorti de la voiture en souriant, plaisante en arabe avec l’officier américain d’origine jordanienne qui l’interroge. Au bout de trois minutes, on le laisse repartir. Lorsque nous arrivons à l’usine, personne ne nous en interdit l’accès. Les rares gardes armés irakiens que nous croisons ne nous demandent même pas ce que nous venons y faire. A se promener dans cette ville de bombes, d’obus et d’explosifs, on comprend qu’on est ici au paradis du combattant. Toute l’histoire militaire de l’Irak gît ici. A la chute du régime, de nombreux pillards se sont fait sauter en se disputant les obus qui jonchaient le sol. Il faudrait mobiliser une armée pour garder le site. Ce que se garde bien de faire la coalition. « Ils n’osent même pas poster une sentinelle ici, explique un Irakien qui travaille avec les Américains. Si elle était attaquée, les tirs pourraient mettre le feu à cette poudrière géante. » C’est dans ce décor de bombes rouillées et de poussière, qu’Abou Abdallah choisit de nous remettre une lettre manuscrite adressée aux forces d’occupation: « Nous voulons tout d’abord assurer que nous ne haïssons pas le peuple américain. Notre hostilité et notre haine se dirigent vers ceux qui les gouvernent. Et qui sont partis en guerre contre les musulmans. […] Les Américains prétendent que la résistance est le fait de Saddam Hussein et de terroristes étrangers. Mais la résistance est beaucoup plus que cela. C’est une lame de fond qui exprime le désir du peuple irakien. Et qui ne va cesser d’augmenter en quantité et en qualité. »

A quelques kilomètres de Youssoufia, dans la base américaine Saint Michael, le major Alan Katz nous accueille devant une petite guérite étranglée entre deux immenses murs de béton qui protègent le camp des voitures piégées. Le major Katz qui déclare se battre, lui aussi, pour « la libération et le bien-être du peuple irakien » dit tout le mépris qu’il a pour ceux qu’il appelle les « bad guys »: « Ce sont des lâches qui ne veulent pas se battre mais seulement appuyer sur le bouton de leurs bombes télécommandées. » Comment juge-t-il la situation dans la région? « La situation est positive, affirme-t-il. Nous aidons les gens dans leur vie quotidienne et ils nous apprécient de plus en plus. Bien sûr que nous avons des morts. C’est la guerre. Mais nous en avons moins que les bad guys. » Le major a-t-il envie de transmettre un message à ceux qui combattent les Américains? « Oui, voici ce que j’aimerais leur dire, au nom du peuple irakien et de la coalition: nous vous tuerons, vous capturerons et vous battrons aussi longtemps que vous continuerez vos attentats terroristes intolérables. » Dans la campagne, à portée de tir du camp américain, le groupe d’Abou Abdallah, prépare ses missiles. Lui aussi affirme combattre « au nom du peuple irakien ».

(*) A la demande des intéressés, tous les prénoms ont été changés.