Reportage
Comment sortir du cauchemar ?
Les Américains sont d’accord sur un point : l’intervention de leur armée en Irak est un terrible échec. Même Kissinger admet aujourd’hui qu’« une victoire militaire n’est plus possible ». Sara Daniel expose les six scénarios proposés pour se dégager du bourbier
source : Le Nouvel Observateur le 07/12/2006 auteur : Sara Daniel
Jour après jour, sans répit, le désastre irakien s’affiche à la une des journaux américains. Jeune et brillant éditorialiste de la revue « The New Republic », Peter Beinard le reconnaît tristement : il ne peut plus s’imaginer vraiment ce qui se passe aujourd’hui en Irak, cela dépasse sa capacité à se représenter l’horreur. « Dans le «Washington Post», une Irakienne, Fatima, résumait la situation ainsi : un tiers d’entre nous est en train de mourir, un tiers est en fuite et l’autre tiers connaîtra le veuvage… A la morgue de Bagdad, on distingue les chiites des sunnites parce que les premiers sont décapités et que les seconds ont été tués par explosifs. L’extrémiste Moqtada al-Sadr a désormais peur de ses propres hommes… Je pensais que la mission des Etats-Unis était d’empêcher ces horreurs. Non seulement ils ne les ont pas empêchées mais, en grande partie, ils en sont la cause. »
Aux Etats-Unis, c’est un triste consensus. Les Américains s’accordent désormais à reconnaître que l’intervention de leur armée en Irak est un terrible échec. Même Henry Kissinger a déclaré qu’ «une victoire militaire claire», avec un gouvernement parvenant à «contrôler la guerre civile», n’était plus possible. Les résultats des élections de mi-mandat ont entériné l’enlisement de l’administration Bush. Enfin, quatre ans après le début de la guerre, on est sorti du « terrorisme patriotique » qu’exerçait le Parti républicain, drapé dans la bannière étoilée, contre les démocrates, «le parti de Truman», présenté par les faucons comme le parti des «perdants».
Devant ce constat d’échec, les Américains, pragmatiques, examinent absolument toutes les options pour la marche à suivre. Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et l’un des meilleurs spécialistes de l’Irak, explique que dans les think tanks américains (cercles de réflexion) proches du pouvoir – qui les a consultés – les solutions les plus radicales sont désormais examinées. Ainsi certains chercheurs de l’American Enterprise Institute, le cercle des néoconservateurs, se font tranquillement les avocats d’un coup d’Etat militaire. Mais la mauvaise nouvelle, c’est qu’aucun consensus sur la marche à suivre ne se dégage. Et que les différentes options ne recoupent pas vraiment les divisions partisanes puisque l’on trouve des démocrates qui appellent à un renforcement des troupes en Irak et des républicains qui sont pour un retrait graduel…
Dans ce contexte de désarroi, beaucoup d’Américains ont envie de voir en James Baker l’homme providentiel qui va les sauver d’un autre Vietnam. Même si le président Bush a déclaré que le rapport que lui présentera la commission Baker-Hamilton dans les prochains jours ne sera qu’une des options qu’il examinera. Bush croit-il encore à la victoire ou envisage t-il de sortir du bourbier irakien sans perdre la face ? Quelles solutions va-t-il privilégier ?
Comme l’écrit Peter Beinart dans « The New Republic » : «Les événements de ces derniers mois ont détruit les meilleurs arguments tant pour le retrait que pour le maintien des troupes… Nous ne pouvons pas partir parce que la perspective d’une guerre civile régionale et d’un Irak sanctuaire des terroristes est terrible. Nous ne pouvons pas rester parce que notre présence n’empêche pas vraimentcet état de fait. Pourquoi, dans ces conditions, envoyer de jeunes Américains mourir pour empêcher l’inévitable?» S’il n’y a plus de plan miraculeux, il faudra bien, pourtant, choisir un moindre mal. Mais en optant pour la solution la plus morale ou la plus réaliste ? La moins coûteuse en vies irakiennes ou en vies américaines ? Ou en dollars ? Voici les scénarios envisagés.
Scénario 1 : garder le cap
C’est la tactique défendue jusqu’ici par le président Bush et le vice-président Cheney. Il s’agit de maintenir la présence des 140 000 soldats américains jusqu’à ce que l’armée et la police irakiennes soient en mesure de prendre le relais. Cette option est défendue par le haut commandement de l’armée. Le lieutenant-général Peter Chiarelli, commandant des forces de la coalition, continue de croire qu’il peut remplir sa mission, c’est-à-dire gagner la guerre en Irak. C’est aussi l’avis du général John Abizaid, commandant en chef des troupes américaines en Irak et en Afghanistan. Il préconise de maintenir le même nombre de soldats en Irak mais de les répartir différemment : réduire le nombre de soldats combattant sur le terrain pour pouvoir augmenter le nombre d’hommes assurant la formation des forces irakiennes.
Ce scénario est poussé en avant par ceux qui s’inquiètent de la montée en puissance de l’Iran et qui pensent qu’il faut contenir la guerrecivile jusqu’à ce qu’elle s’épuise d’elle-même. Tous les autres sont contre cette stratégie qui a vu l’Irak s’enfoncer dans le chaos et quis’appuie à long terme, et pour un résultattrès insatisfaisant, sur des troupes épuiséesqui en sont à leur deuxième ou troisièmerotation en Irak.
«Les soldats américains resteront jusqu’à ce que le job soit fini.» A la conférence de presse qu’il a tenue avec le Premier ministre Nouri al-Maliki à Amman, le président Bush a persisté dans cette voie malgré le coup de semonce électoral. C’est cette attitude qui fait se demander à Frank Rich du « New York Times » si, comme Nixon au moment du Watergate, George Bush a commencé à parler aux portraits qui ornent les murs de la Maison-Blanche : «Ce n’est pas qu’il ne peut pas accepter la réalité irakienne, c’est qu’il n’a aucune idée de ce qu’elle est…», écrit l’éditorialiste. Ce qui n’est pas tout à fait exact. Dans un mémo confidentiel qu’a pu se procurer le « New York Times », le conseiller Stephen Hadley décrit au président Bush la faiblesse du Premier ministre Al-Maliki, sous l’emprise des milices chiites et qui prive les sunnites des services les plus basiques.
Ce qui est frappant dans cette note, c’est le décalage entre ce constat lucide et les recommandations adressées par le conseiller à sonprésident : des généralités qui noient la responsabilité des Américains et qui laissent penser que quelques mesures basiques pourraient rétablir la situation.
Scénario 2 : renforcer les effectifs
Anthony Zinni, le général qui a commandé les forces américaines et demandéla démission de Donald Rumsfeld, pense que la seule solution serait d’accroître le nombre des soldats américains en Irak pour rétablir l’ordre. Beaucoup de généraux pensent aujourd’hui que le nombre de soldats américains envoyés en Irak a été très insuffisant. Mais n’est-il pas trop tard ? Non, répond John McCain, le sénateur républicain qui sera probablement candidat à la prochaine élection présidentielle et qui demande qu’on envoie 20 000 hommes supplémentaires pour pacifier Bagdad et l’ouest de la ville.
Un Américain sur sept seulement partage l’avis du sénateur McCain sur la nécessité de renforcer les effectifs. Et même Dick Cheney n’a pas osé se faire le porte-parole de cette revendication. Quant aux démocrates, ils ont fait savoir qu’il n’en était tout simplement pas question. Les détracteurs de cette option avancent que la présence de troupes supplémentaires dispenserait le gouvernement irakien de prendre les mesures qui s’imposent pour mettre fin à la
guerre confessionnelle. Et que, à la minute où les troupes partiraient, les combats reprendraient de plus belle. Et puis où trouver ces hommes ? Les brigades de combat américaines se battent déjà sur deux fronts, en Irak et en Afghanistan, et il serait inacceptable d’accélérer leurs rotations.
Scénario 3 : sauve qui peut !
Quitter l’Irak dans un délai de quatre à six mois, c’est l’option des militants pacifistes et du sénateur Barack Obama, la star montante du Parti démocrate. Les arguments avancés sont : le coût de la guerre (8 milliards de dollars par mois), les pertes américaines et la situation qui se dégrade. Michael Moore, l’auteur du film anti-guerre « Fahrenheit 9/11 », écrit dans une lettre ouverte : «Quittez l’Irak. Maintenant. Ce soir. Partons aussi vite que possible… Lorsqu’on conduit en état d’ébriété et qu’on tue un enfant, il n’y a rien que l’on puisse faire pour ramener cet enfant à la vie. Lorsqu’on envahit et détruit un pays et qu’on le plonge dans une guerre civile, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire avant que la fumée ne se dissipe et que le sang soit nettoyé…»
Le problème, c’est que les hommes politiques irakiens sont les premiers à reconnaître que si les Américains quittent l’Irak, le niveau de violence va augmenter et que la guerre civile sera dévastatrice. Comment se dédouaner moralement et militairement de la tuerie qui ensanglanterait l’Irak alors ? Un retrait américain, aujourd’hui, consacrerait la suprématie des chiites. Et la fuite des sunnites en Jordanie et en Syrie plongerait la région tout entière dansl’instabilité.
Pierre-Jean Luizard, farouche opposant à la guerre d’Irak, redoute aujourd’hui le retrait des troupes américaines : « Quand Bush dit : «Si nous quittons l’Irak, les terroristes vont noussuivre à la maison», je suis d’accord avec lui. Pouvez-vous imaginer le spectacle des guérillas apparentées à Al-Qaida parader en toute impunité dans la province d’Al-Ambar? La défaite des Américains consacrée à la face du monde ferait des émules. Et les Américains, mais nous avec eux, Européens, musulmans modérés et en particulier les femmes, en ferions tous les frais! »
Scénario 4 : retrait graduel et dialogue avec l’ennemi
C’est le scénario défendu par le groupe d’études sur l’Irak présidé par l’ancien secrétaire d’Etat James Baker et mis en place pour conseiller le gouvernement américain. Une partie des soldats quitterait l’Irak et se replierait dans des bases au Proche-Orient pendant que d’autres soldats continueraient la formation de l’armée irakienne, appuyés si nécessaire par ces bases arrière.
L’autre recommandation du groupe Baker-Hamilton serait d’ouvrir des négociations avec l’Iran et la Syrie. Mais le vice-président Dick Cheney est formellement opposé à ce dialogue et Bush a déjà annoncé qu’il n’y était pas favorable. Les détracteurs de ce dialogue pensent qu’il est très naïf de croire que ces pays «ennemis» des Américains voudraient contribuer à la stabilisation de l’Irak, dont certains pensent que seul le chaos actuel les garantit contre une intervention américaine. D’autre part, la situation irakienne est tellement incontrôlable (même les principaux dirigeants de forces politiques ne peuvent plus vraiment tenir leurs troupes) qu’il est illusoire de penser que l’Iran ou la Syrie pourraient arrêter la spirale de la guerre civile.
Beaucoup d’Américains espèrent trouver en Baker l’homme qui les sauvera du désastre irakien comme ils avaient autrefois pensé que Nixon pourrait les sauver du bourbier vietnamien. Mais certains pensent qu’il est trop tard et que ce « plan B » qu’il s’apprête à proposer n’est qu’une solution peu crédible, proposée à la Maison-Blanche pour sauver la face.
Scénario 5 : le putsch des généraux
Pour certains néoconservateurs comme Eliot Cohen, devant l’ampleur du désastre irakien, ce serait la solution la plus réaliste, si ce n’est la plus glorieuse. Voici l’idée. Le gouvernement irakien est incompétent et les ministères sont les jouets des différents partis ainsi que de leurs milices, composées de bandits. Pourtant, le nationalisme irakien existe à l’intérieur des forces armées. Dans ces conditions, une junte militaire moderne constituerait le seul espoir d’un pays qui n’a pas de culture démocratique et dont les politiciens sont corrompus et incapables. Inutile de préciser que cette option, qui sonnerait le glas du projet démocratique des Etats-Unis en Irak, serait difficile à vendre politiquement au peuple américain. Sans compter qu’on voit mal comment les généraux pourraient mettre au pas les milices qui se sont largement infiltrées dans l’armée et la police.
Scénario 6 : la partition
C’est la solution proposée par Peter W. Galbraith, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Croatie. Selon lui, le pays est déjà divisé en trois groupes – Kurdes, sunnites et chiites. Il est donc inutile de vouloir maintenir un Irak unifié. Seule une partition permettrait de mettre fin à la guerre civile. Mais, selon le mot de Thomas Friedman, éditorialiste au « New York Times », «l’Irak n’est pas la Yougoslavie, c’est la jungle de Hobbes». Et ce ne sont pas seulement les chiites qui s’opposent aux sunnites : déjà, les factions chiites se battent entre elles et parfois, à l’intérieur d’une même milice, on voit l’autorité du chef remise en question. Dans un Irak aux partis atomisés, il faudrait des années de tractations pour tenter de recomposer le paysage politique en partis principaux. Sans compter que deux des villes principales du pays, Bagdad et Mossoul, sont multiconfessionnelles et que les quartiers mêmes n’y sont pas homogènes.
Entre ces différents scénarios, tous mauvais, que vont choisir George Bush et Robert Gates, le successeur de Rumsfeld ? Comme l’explique Thomas Friedman, il y a en Irak tant de gens qui en tuent tant d’autres pour tant de raisons différentes – religion, argent, politique – que toutes les propositions pour régler la crise semblent risibles. Selon lui, le choix se résume ainsi : «Dix mois ou dix ans. Soit nous sortons du jeu dans un retrait échelonné sur dix mois, soit nous recommençons depuis le début, avec 150 000 hommes supplémentaires, et nous reconstruisons l’Irak depuis le début, ce qui nous prendra dix ans.»
Il y a peu de chances que George Bush choisisse l’une des deux solutions proposées par Friedman. Tout le monde sait aujourd’hui que les Etats-Unis n’ont jamais été aussi coincés que dans le bourbier irakien. Au Vietnam, il y avait le gouvernement de Hanoi, une chaîne de commandement et une guérilla qui obéissait aux ordres. Il y avait quelqu’un à qui rendre les armes en cas de défaite. Pas en Irak. Ce que l’on sait moins, c’est que l’option, forcément mauvaise, que va adopter le gouvernement américain aura des répercussions dans tout le Moyen-Orient et que les Américains et les Arabes, bien sûr, mais aussi les Européens,seront en première ligne pour faire face aux conséquences de ce choix impossible.