Reportage
Baghdad, la vie sans Saddam
Comment vit-on aujourd?hui dans la capitale irakienne? Quelles relations entretiennent ses habitants avec leurs «libérateurs-occupants» américains? Qui sont ces «nouveaux» policiers qui s?efforcent de contenir le chaos? Quels sont aujourd?hui les rêves d?un peintre, d?un étudiant en psychologie et de l?un des 25 derniers juifs d?Irak? Notre envoyée spéciale Sara Daniel a sillonné la ville pour trouver les réponses
Souah Abdel Hussein
«Deux mois sans voir de chars »
Il est 9 heures du matin et une foule compacte se bouscule sur le trottoir de l?officine des passeports dans le quartier de Karada, à Bagdad. Ceux qui attendent ici veulent rendre visite à un parent, aller chercher l?edorado ou bien tout simplement sortir, passer de l?autre côté du miroir. Beaucoup n?ont jamais quitté l?Irak et ils sont impatients de savoir comment on vit ailleurs. Le bureau délivre 2300 passeports provisoires par jour. Pour réguler l?affluence, on s?occupe chaque jour d?un quartier différent. Aujourd?hui, ce sont les habitants d?Al-Mansour qui peuvent rêver de paix et de voyages, échapper à cette peur qui fait partie du quotidien des Irakiens.
Souah Abdel Hussein n?a encore jamais eu de passeport. Courageusement, elle prend sa place dans la file d?attente. Elle passera un mois en Syrie et un mois à Amman pour visiter sa famille. «Deux mois sans voir de chars dans nos rues.» Elle est impatiente et un peu inquiète de quitter son monde, même s?il résonne du bruit des balles. Fayçal, un ancien artilleur, veut aller à Mashad, en Iran, pour rendre visite à l?imam Al-Rala. Pour «gagner le paradis», cet ex-officier de l?armée de Saddam prendra l?autocar. Chiite de Kerbala, il veut racheter sa participation à la guerre contre l?Iran, «une guerre ridicule et injustifiée», déclare-t-il, en allant rencontrer les sommités religieuses iraniennes. Est-il anxieux à l?idée de quitter son pays pour la première fois? «J?ai fait trois guerres, alors je ne vais pas avoir peur de faire un voyage», soupire-t-il sans grande conviction.
Hayder Abdel Hassin
«Les Américains ne m?ont même pas retiré de la voiture»
C?est un homme qui pleure au coin de la rue Al-Karrada. Un chauffeur de taxi, allongé sur une chaise, la jambe bandée, qui regarde sa voiture éventrée par un char américain. Un tas de ferraille. Hayder Abdel Assin, 27 ans, attendait patiemment que le feu devienne vert pour passer lorsqu?un char qui suivait un Humvee a roulé sur sa voiture. «Dans le rétroviseur, j?ai vu cette chose énorme qui allait me monter dessus. Je n?ai eu que le temps de me jeter du côté du passager.» Le char a reculé pour dégager les débris pris dans la chenille et le Humvee a tiré la voiture sur le côté pour dégager la rue. «Les Américains ne m?ont même pas retiré de la voiture», raconte Hayder. Cet accident nourrit son ressentiment contre les troupes de la coalition: «Nous nous sentons comme les Français lorsqu?ils étaient occupés par les Allemands. Et nous attendons toujours notre de Gaulle…»
Chamel Daoud Salman
«Les Américains savent que nous avons déjà torturé»
C?est un enchevêtrement de voitures. Un checkpoint de la police irakienne devant l?un des plus gros commissariats de la ville, face à l?hôtel Al-Rachid. «Leurs sirènes nous rassurent. C?est pour notre sécurité qu?ils nous fouillent», explique Abou Brahim, qui pourtant exècre la présence américaine. Depuis les attentats du début du ramadan, la population a changé d?attitude à l?égard de la «nouvelle» police qui multiplie les patrouilles. La «résistance», elle, ne désarme pas. Sur ce commissariat, il y a une attaque au mortier par jour en moyenne. Il y a quelques semaines, une voiture piégée qui n?avait pas trouvé à se garer devant le poste de police est allée exploser un peu plus loin. Alors, au fil des attentats, le commissariat s?est transformé en camp retranché. Une petite dame s?approche pour porter plainte pour vol. Devant ce fortin ceint de murs de béton et protégé par des hommes en armes, elle renonce, impressionnée.
Le chef du commissariat, Chamel Daoud Salman, mène les affaires courantes: l?assassinat d?un ancien conseiller municipal baassiste; le kidnapping par une bande armée du fils d?un membre d?une bande rivale… Depuis que les Américains sont arrivés, son travail s?est beaucoup simplifié: «Sous Saddam, nous recevions des ordres de tout le monde, de Oudaï, du ministère de l?Intérieur, du parti Baas. On ne savait plus où donner de la tête… Parfois ils nous demandaient de mettre en prison tout un quartier pour faire une démonstration de force. Si on refusait, on était torturé.» Aujourd?hui, Salman reconnaît que les Américains se reposent de plus en plus sur eux. Pour les interrogatoires des terroristes, aussi. «Ils savent qu?on a déjà torturé. Que nous sommes capables de les faire parler. On a l?habitude. On les isole. On les laisse sans manger. On crie. On leur fait croire qu?on tient leur famille. Chacun fixe sa propre limite.»
Qasim Sabty
«Le ministère de la Justice m?avait donné 9 000 dollars pour peindre un portrait de Saddam»
Al-Hiwar, le Dialogue, est le dernier café «libertaire» de Bagdad. Un café-galerie dans un tout petit jardin où les artistes et les intellectuels viennent se retrouver. Qasim Sabty, l?animateur des lieux, envoie des baisers aux filles qui sirotent leur café turc, la tête découverte alors qu?on est en plein ramadan. Et fulmine contre le fait que ses clients soient fouillés parce que le café jouxte l?ambassade de Turquie, victime il y a quelques semaines d?un attentat. Sabty, dont les toiles viennent d?être exposées à la galerie M. à Paris (1), n?a peint qu?une seule fois le portrait de Saddam. «Le ministère de la Justice m?avait donné 9000 dollars, et les tubes de peinture, les toiles et le matériel qu?on m?a fournis alors m?ont permis de peindre pendant cinq ans…» Aujourd?hui, il a vendu sa voiture pour pouvoir racheter les toiles des musées que lui apportent jour après jour des intermédiaires en contact avec les pillards. L?artiste contemple douloureusement un des chefs-d??uvre de la peinture irakienne posé dans son atelier, une scène de guerre: «S?ils persistent à en vouloir 600 dollars, je devrai le leur rendre…»
Emad Levy
«Nous ne sommes plus que vingt-cinq juifs à Bagdad»
Il se tient sur le seuil de sa maison, sa kippa marron sur la tête. Le dernier rabbin de Bagdad n?a pas peur de s?afficher dans un pays où la haine du juif, martelée par Saddam, était devenue une profession de foi nationale. Emad Levy, 38 ans, concessionnaire automobile, tient bon à la tête d?une communauté qui se réduit comme peau de chagrin. «Nous étions trente-trois au début de la guerre. Six sont morts, deux sont partis. Nous ne sommes plus que vingt-cinq.» Pour eux, il fait les prières, la viande casher, les soins à domicile. «Lorsqu?on les interroge, ils disent qu?ils sont chrétiens. Mais moi, je suis fier de ma religion.» Depuis la chute du régime, Emad n?a pas osé retourner à la synagogue. Du temps de Saddam, il y célébrait tous les shabbats. «En réalité, après les événements de 1970, lorsque le régime a pendu sept juifs pour trahison et a organisé un pique-nique devant leurs corps, on n?a plus vu d?exactions contre les juifs. Au contraire, Saddam a plutôt cherché à protéger la petite communauté juive de Bagdad… Il y avait même un directeur d?usine qui était juif.»
Ses yeux bleus pétillent lorsqu?il raconte comment il a survécu pendant les «années Saddam»: «Comme tout le monde espionnait tout le monde, il fallait juste savoir sur qui on pouvait compter.» Il y avait des gens bien: «Un jour, un de mes amis n?est plus venu me voir. Un an après, il m?a expliqué qu?il s?était éloigné de moi parce que les services secrets irakiens lui avaient demandé de m?espionner.» Aujourd?hui, Emad Levy est soulagé, «comme tous les Irakiens». Il est libre et un jour peut-être il quittera l?Irak: «Il n?y a plus d?avenir ici pour nous. C?est vrai que l?on s?habitue à tout, même à la plus misérable des vies. Mais toute mon existence je n?ai pu avoir que des relations clandestines. Aujourd?hui, je veux connaître l?Amour!»
Sader
«Tout était rouge dans la prison. La couleur du supplice»
Pour goûter les derniers rayons de soleil, ils se sont rassemblés devant les grilles du parti Hezbollah irakien. Sader, Yacine, Mohammed appartiennent tous à ce parti chiite d?opposition clandestine à Saddam, qui au fil des années n?a cessé de se diviser. Fatigués par le jeûne, ils évoquent mollement leurs attentats passés et leurs martyrs. C?est le Hezbollah qui a tué en 1999 le directeur de la sécurité, Falah al-Dulaimi. Ce sont ses membres ? qui ont fait sécession depuis ? qui ont perpétré l?attentat contre Oudaï, le détesté rejeton du président irakien: par une ironie de l?histoire, le siège de leur parti occupe l?ancien centre de détention des renseignements irakiens où chacun d?entre eux a été torturé, la prison rouge d?Al-Akmiya. L?évocation de ce nom glace le sang de tous les Irakiens. Sader nous fait visiter les couloirs étroits des cellules rouges éclairées seulement d?une petite ampoule couverte de peinture rouge: «Les assiettes étaient rouges, les verres étaient rouges, nos vêtements de prisonniers, rouges encore. La couleur du supplice.» Dans un coin, on a entassé les liens sanguinolents avec lesquels on attachait les poignets et les chevilles des prisonniers. «C?est pour le musée», explique Sader.
Arrêté quelques jours avant le début de la dernière guerre, comme beaucoup d?anciens prisonniers politiques, Sader était le numéro 39799: «Oublie ton nom et souviens-toi de ton numéro», lui ont ordonné ses tortionnaires. En 1998, après l?attentat contre Oudaï, en signe de représailles les autorités irakiennes exécutent 1200 prisonniers politiques. Parmi eux le frère de Sader, Ali. «Ils lui avaient repassé le dos avec un fer. Ils avaient troué ses épaules avec une perceuse.» Lorsque Sader se présente pour aller chercher le corps de son frère, ses geôliers lui demandent 1000 dinars pour la rédaction du certificat de décès: «La consigne, si on refusait, c?était de jeter les corps aux chiens.»
Torturé, condamné à mort pendant la dernière guerre, Sader attendait d?être exécuté à son tour lorsque les Américains l?ont libéré. Sous le soleil tiède de novembre, Sader, ex-matricule 39799, regarde passer les voitures banalisées de la coalition avec une stupéfaction que le temps n?a pas encore émoussée: «La CIA dans les rues de Bagdad! C?est tellement invraisemblable pour nous! Pouvez-vous me pincer pour me réveiller de ce rêve?»
Nouin
«Notre peuple est comme un prisonnier qui réapprend la liberté. Il est perdu»
Café Leidan sur Al-Robaeï Street, 8 heures du soir. Ils ont bravé l?obscurité pour venir prendre un jus de fruit frais, la seule gourmandise des Bagdadiens. «On devenait claustrophobe, à rester chez nous», explique Sonia, une chrétienne aux yeux bleus. Alors ils ont décidé de se retrouver, Nouin, Hamar et elle, pour manger une glace et boire un jus de grenade. «C?est vrai qu?on a encore plus peur que pendant la guerre. Une peur sourde qui mine. La peur de ne pas se réveiller le matin. De mourir sur le chemin de l?université», explique Hamar, dont la faculté est voisine du Croissant-Rouge qui a sauté au début du ramadan. «Sous le régime de Saddam, on pouvait sortir jusqu?à 3 heures du matin. Personne n?aurait pu tirer un coup de feu, même en l?air.»
Lorsqu?on leur demande ce qui n?allait pas sous Saddam, ils répondent en ch?ur: «Saddam!» Ils ont envie que les Américains s?en aillent et en même temps ils redoutent leur départ. «Notre peuple est comme un prisonnier qui recouvre la liberté après trente-cinq ans. Il est perdu. Il agit comme un homme ivre», analyse Nouin, un étudiant en anglais: «J?ai peur que les communautés ne s?entre-déchirent pour le pouvoir.» Pour surmonter sa peur, Sonia prie tout le temps, lorsqu?elle marche dans la rue, lorsqu?elle est en cours. Le mois dernier, son neveu de 5 ans a été kidnappé. «C?était comme dans un film. Ils ont demandé 30000 dollars qu?on leur a jetés par la portière d?une voiture pendant qu?ils faisaient rouler mon neveu dans une poussette.»
A la table voisine, Ali, un étudiant en psychologie, est accompagné de Nour et Sorya, deux jeunes étudiantes voilées de noir. Ils parlent des droits de scolarité qui ont augmenté et de leur avenir, qu?ils voient sombre. Tout à coup, une fusillade retentit. Tout le monde esquisse un mouvement vers l?intérieur du café. Mais la police arrête bientôt les braqueurs. «Nous, nous sommes obligées de supporter cela. Mais vous, pourquoi vous imposez-vous cela?», interroge, curieuse, Nour. Les questions affluent. Les jeunes gens sont avides de confronter des points de vue avec les étrangers. «Quelles différences y a-t-il entre les femmes occidentales et les femmes arabes?», demande Sorya. Et puis l?amour, toujours: «Le coup de foudre, vous pensez que c?est une maladie ou un moment d?intense lucidité?», questionne Ali, l?étudiant en psychologie qui fait son mémoire sur ce sujet.
Suheida
«La population méprise ceux qui travaillent avec les Américains»
A la mairie de Sadr City, l?armée américaine distribue les premiers salaires des conseillers municipaux nouvellement élus. Le major Caldwell fait l?appel et renvoie ceux qui ne sont pas sur la liste. Suheida, l?une des quatre femmes du conseil, compte son argent. Cette professeur du secondaire a été élue par son quartier. Du temps de Saddam, elle a toujours refusé d?appartenir au parti Baas, malgré les injonctions quotidiennes des membres du parti. «Pour les calmer, je leur citais les paroles du président Saddam: nous sommes tous des baassistes, même si nous n?appartenons pas au parti.» Elle a eu du mal à faire admettre à son entourage qu?elle allait travailler à la mairie. Et collaborer avec la coalition: «La population méprise les hommes qui travaillent avec les Américains, alors que dire des femmes!»
Pourtant, Suheida pense qu?il faut laisser les Américains aider le nouvel Irak à émerger. Dans un coin de la salle du conseil municipal, le major Elliot, aidé d?une traductrice américaine d?origine palestinienne, essaie de convaincre un homme d?affaires de réviser à la baisse les prix du propane. Après le problème de la sécurité dans les villes et du logement, le propane, le gaz qui sert à alimenter les cuisinières et les réchauds, est le problème le plus urgent à Bagdad. A tout les coins de rue, on voit les femmes négocier avec les marchands à la sauvette le prix des précieux containers. Il est passé de 300 dinars avant la guerre à plus de 6000 dinars au marché noir. Car, pour les camions qui acheminent le précieux gaz, les routes ne sont plus sûres. Les Américains veulent instaurer un système de coupons pour que les plus démunis aient accès au propane pour 250 dinars la bonbonne. Mais cela ne satisfait pas l?homme d?affaires irakien, qui veut conserver sa marge. «Vous voyez que nous sommes là pour protéger le peuple irakien contre les spéculateurs», se justifie Aman, la Palestinienne américaine à qui la population irakienne reproche quotidiennement de porter l?uniforme de l?armée de «l?occupant».
Irak-Corée du Nord
4-0 et des morts «de joie»
Hôtel al-Hamra, 23 heures. Une rafale de mitraillette dans la nuit comme il y en a presque chaque soir. Puis une autre fusillade, qui se rapproche. Et ce sont bientôt des centaines de coups de feu qui retentissent. Les clients de l?hôtel s?éloignent des vitres où sifflent les balles et se retrouvent dans le couloir.
Les gardes du corps d?une compagnie anglaise sillonnent l?hôtel avec leurs talkies-walkies et leurs armes: «J?ai cru que nous étions assiégés», admet l?un d?entre eux. En fait, ce sont des rafales de joie qui ont retenti ce soir-là. L?Irak avait remporté un match de football contre la Corée du Nord, 4-0. Le bonheur. En Irak, on exulte en tirant comme d?autres crient de joie. Et puis, comme souvent, les coups de feu ont été suivis de rafales défensives de la part de soldats, qui se sont sentis agressés. Selon une source américaine, il y a eu plusieurs morts dans la zone verte. A la morgue de Bagdad, on explique que ces morts «de joie», victimes de balles tirées en l?air et qui retombent très loin, sont nombreuses… Manifestation de la violence d?une société surarmée, où les disputes conjugales se règlent avec des grenades et où les hommes dés?uvrés tirent des coups de feu dans la nuit.