Reportage
Avec les soldats américains de la 101
La sonnerie aux morts résonne. Les larmes coulent sur le visage du général David Petraeus, commandant de la 101e division aéroportée. L?homme qui commande l?une des divisions les plus prestigieuses de la plus puissante armée de la planète a l?air seul au monde. Tous les officiers se sont écartés de lui, respectueux de son chagrin. Longtemps, le général observe le défilé de ses hommes venus rendre un dernier hommage aux soldats qui ont trouvé la mort dans la collision de deux hélicoptères au-dessus de Mossoul après que l?un d?entre eux a été touché par une roquette antichar. 17morts, 5blessés, c?est l?attaque la plus meurtrière contre des soldats américains depuis la fin officielle des hostilités en Irak, le 1er mai. Un soldat fait l?appel des vivants et des morts: «Sergent Acklin. Sergent Michael Acklin. Sergent Michael D. Acklin.» Trois fois le nom de chaque disparu est crié. Le silence répond à l?appel et les parachutistes de la 101e sanglotent.
Ce sont les hélicoptères de combat Apache de la 101e qui ont porté les premiers coups pendant l?opération Tempête du Désert en 1991. Eux aussi qui ont, dans cette guerre, livré bataille à Nadjaf et à Nassiriya avant de rejoindre Bagdad. Ils sont venus prendre leurs quartiers dans cette ville du nord de l?Irak, surpris comme tous par la rapidité de la victoire. Pendant la guerre, ils n?ont connu aucune perte. C?est après que les choses se sont gâtées. Jour après jour, les soldats de la 101e tombent sous les coups de la guérilla irakienne. Surarmés, surentraînés, ils restent à la merci des explosifs de ces combattants sans visage. Comme tous les hommes présents à ces funérailles, les soldats venus prononcer l?oraison funèbre de leurs camarades sont là depuis les premiers jours de cette guerre. Sept longs mois passés à tutoyer la mort et l?ennui. «Certains se demandent: pourquoi sommes-nous toujours en Irak?, déclare l?un d?entre eux dans son discours. Ils oublient que depuis le 11 septembre il n?y a eu aucune attaque terroriste aux Etats-Unis. Ces hommes qui sont morts avaient foi dans la nation la plus formidable de la terre? Vous êtes des héros? tombés pour le salut du monde? Je vous aime mes amis et je vous retrouverai au ciel.»
Originaire du Mexique, le sergent John Paul Garcia est venu déposer une petite croix à côté des bottes de son camarade Michael Acklin, 25ans, tué au combat. Il sanglote doucement dans les bras d?un soldat. «Mon ami est mort pour quoi?, s?interroge-t-il après la cérémonie. Ces gens ne veulent pas être libres. Tout le monde nous hait. Je ne comprends pas.» Tous les jours, Garcia prie pour lui et pour les ennemis de l?Amérique. Dans son étui à boules Quies, il a caché un petit chapelet qui ne le quitte jamais. Dans sa poche gauche, près de son c?ur, une photo de sa mère, aujourd?hui décédée. «C?est elle, mon ange gardien. Elle, Dieu et les anges.» Pourquoi l?armée américaine est-elle en Irak selon lui? «Acklin pensait que Dieu nous avait confié une mission, le reste, c?est de la putain de politique», explique-t-il. Le sergent en a assez de pleurer ses camarades. Il y a quelques jours, un de ses hommes a eu la jambe arrachée par un explosif alors qu?il était au volant d?un Humvee. «C?était moi qui devais le conduire, mais j?ai été appelé ailleurs. Quand j?ai vu ce gosse de 21ans amputé jusqu?à la cuisse, je lui ai dit: « Oh Leo, si seulement j?avais pu être là à ta place! » Et vous savez ce qu?il m?a répondu? « Non, John, toi tu as des gosses et une femme, il vaut mieux que ça me soit arrivé à moi? »»
Il est 5heures du matin et le peloton d?une dizaine de soldats qui patrouille à pied dans la nuit s?apprête à revenir au camp. La petite équipe progresse à découvert sur le terre-plein qui sépare les deux voies de la grande route de Mossoul. Depuis plus d?une heure, les soldats examinent les amoncellements suspects, les voitures arrêtées et les formes menaçantes. Les soldats transis de peur et de froid comptent les pas qui les séparent de l?Hôtel Mossoul, leur QG. Sur la porte d?entrée, un écriteau sur lequel on peut lire: «Les hommes de notre pays dorment paisiblement dans leur lit la nuit uniquement parce que des combattants sont prêts à user de violence pour eux. Faites qu?ils dorment.» Dans le camp, le sergent Harris caresse un petit chiot blanc et noir. Quelques instants de tendresse volés. On le sent à bout. Il a décousu son nom de sa vareuse pour que les bad guys ne le retrouvent pas. Il a peur des armes chimiques. Redoute que l?ennemi n?envoie des lettres d?anthrax à sa famille. Sa seule consolation en Irak, c?est son ami, son frère, le sergent Mario Bièvre de Chicago. «Notre but? Survivre un jour après l?autre. Je veille sur lui. Il veille sur moi. Je connais tout de lui, ses défauts, ses habitudes. Le manque d?intimité, c?est peut-être cela le plus dur.» «Et la répétition, renchérit Bièvre, 31ans. Jour après jour, c?est la même chanson. Ils nous tirent dessus au milieu de la nuit. On prend nos postes. On n?a même plus peur. Juste envie de rester couchés.»
A 7h30, la cantine du petit déjeuner arrive enfin. Des ?ufs brouillés noirâtres et du pain rassis que les hommes avalent debout. Le capitaine Steve Cunningham, 28ans, préside aux destinées de ses 130hommes. Il veille à ce que les règles soient appliquées. En temps de guerre, pas de jour de congé. Pas une goutte de bière. Et pas d?images pornographiques. Tout contrevenant risque gros: des corvées supplémentaires qui viennent allonger une journée harassante. Pour les cas sérieux, le tarif est de quarante-cinq jours de service supplémentaires. «Mais c?est rare car les soldats n?ont pas le temps d?enfreindre les règles», explique Cunningham. Sur le mur, on remarque un petit poster qui met en garde les soldats contre les effets du Valium. «Certains soldats demandent aux traducteurs de l?armée de leur en fournir. Mais ici ça ne s?est pas vu souvent», assure le capitaine.
Pour l?ambitieux officier sorti de West Point, les règles ne sont pas moins contraignantes. Il n?a pas vu sa femme depuis huit mois et pourtant elle aussi sert dans la 101e à Mossoul, dans une unité à l?autre bout de la ville. «Deux bateaux qui passent dans la nuit», soupire-t-il. Alors, dès qu?il a un instant de libre, il lui envoie des mails. Au bout d?un moment, les liens entre les couples se distendent. Et les soldats finissent par se disputer avec leurs épouses qui gèrent, esseulées, le quotidien pendant de longs mois.
«Mais c?est pas vrai, on ne va pas faire cela! Et si pourtant. On est des durs et on y va!» Ils se donnent du courage en criant ou en chantant des comptines. Dans le camion, ils sont huit, engoncés dans leur gilet pare-balles, leurs poches bourrées du petit outillage des soldats, les mains sur leur M-16. La balade en camion, c?est une des patrouilles les plus exposées. Assis sur un banc fixé au milieu du véhicule, les soldats sont à la merci des grenades et des explosifs. Depuis le regain des attaques, ils ont cloué des planches sur les côtés du véhicule pour amortir les éclats. Entassés, ils menacent de trébucher à chaque cahot de la route. Le sergent Joseph engueule son voisin qui lui met sa gourde dans l??il. Le long ruban des munitions de la mitrailleuse du camion lui tombe sur l?épaule: «Bien sûr que j?ai peur des bombes. Bientôt, vous savez, nous allons partir. On ne va pas passer notre vie à faire les cibles vivantes.» Joseph regrette la guerre. Ce furent les trois semaines les plus difficiles de sa vie. «Il fallait marcher des jours entiers avec un énorme paquetage sur le dos et puis se battre, mais au moins on savait pourquoi nous étions là, explique le sergent aux yeux bleus. Mais c?est ici, à Mossoul, que la violence est arrivée. Depuis qu?ils se sont réorganisés.» Joseph dit encore et toujours la frustration d?un corps d?élite face à la guérilla: «Les attaques peuvent venir de centaines d?endroits et nous n?y pouvons rien.» Et il juge sans indulgence les consignes de l?état-major: «Franchement, je ne vois pas où nous allons. Cette guérilla, on pourrait la comparer à une guerre des gangs aux Etats-Unis. Pour la combattre, il faut une police sophistiquée. Ce que nous n?avons pas.» Le soldat n?apprécie pas beaucoup la police irakienne: «Lorsqu?on les emmène en patrouille, on doit tout leur dire. Et puis ils sont incultes. Il y en avait un l?autre jour qui ne savait même pas qu?Israël était un Etat. J?ai dû lui montrer sur une carte. Et c?est à eux qu?on est censé donner bientôt les clés du pays?»
Aujourd?hui les hommes de la patrouille doivent passer au peigne fin le quartier où un hélicoptère Black Hawk a été abattu. Un quartier pauvre où la majorité des habitants travaillait pour l?usine Pepsi Cola qui appartenait à Oudaï, le fils honni du dictateur. Depuis l?opération Marteau d?Acier, les fouilles sporadiques de maisons ont repris. Une petite colonne de soldats s?avance. Un des hommes frappe violemment à la porte en fer qui se gondole sous la poigne du soldat. Six militaires américains, autant de policiers irakiens s?engouffrent dans le couloir en pointant leurs armes. Ils envahissent le patio de la petite maison, fouillent les chambres, grimpent les escaliers. Une petite fille de 3ans, réveillée en sursaut par l?irruption d?un soldat en armes, sanglote. Surprise dans son intimité, une des femmes de la maison a jeté sur sa tête une serviette de toilette. «Je n?ai qu?une seule arme pour me défendre», proteste-t-elle en brandissant les chargeurs de sa kalachnikov. «Alors ça va. Ne laissez pas vos enfants jouer avec», conseille, bon bougre, le soldat.
Au bout de la rue, la patrouille met en joue les gamins misérables qui jouent sur un manège rouillé. «Les terroristes leur donnent quelques dinars pour qu?ils nous lancent des grenades», explique le capitaine Cunningham. Pendant que les commandos font irruption dans les maisons en hurlant, le capitaine devise avec le maire du quartier et interroge les habitants. Il inscrit sur un petit carnet leurs doléances, se renseigne sur le père d?un habitant emprisonné. Ou sur le prix du propane. Demande des nouvelles de la santé d?un cheikh, serre la main des enfants qui l?acclament, écoute poliment les «informa-tions» sur les terroristes d?une brave dame qui a l?air d?avoir l?esprit dérangé, et qui lui colle en guise de conclusion un baiser sonore sur la joue. Soudain un Humvee vient grossir la colonne de véhicules de l?armée américaine qui bloque le quartier. Le colonel Joseph Anderson, qui commande à la 2e brigade, est venu vérifier le travail de ses hommes.
Le crâne rasé, le regard bleu acier, il a l?air tout droit sorti de Hollywood. D?ailleurs, aux Etats-Unis, il est une star du petit écran depuis qu?il a coordonné le raid sur la maison des fils de Saddam. Le colonel serre quelques mains, plaisante avec les policiers irakiens. Il est fier des méthodes de la 101e à Mossoul. «Nous sommes des pragmatiques. Ici l?argent est notre arme principale. Bien sûr parfois la coalition tire un peu sur la laisse. Personne ne connaîtra jamais cet endroit comme la 101e?» Après plus de cinq heures de fouille des maisons du quartier, le peloton retrouve le QG de la 2e brigade. Les soldats regagnent leurs dortoirs ou jouent à un jeu vidéo de football américain, «la seule chose qui nous empêche de devenir fous ici», plaisante le sergent Joseph Krammer. Lorsqu?il ne regarde pas «la Chute du faucon noir», le film préféré des soldats de la brigade, sur son lecteur de DVD portable, le soldat aime lire. Sur sa cantine, au chevet de son lit de camp, son livre favori: «Pourquoi les gens détestent les Américains», publié aux éditions de la désinformation. Il y a deux semaines, il a arrêté de lire le «New York Times» et s?est mis à consulter les pages web du «Washington Post». «J?en avais assez de ne lire que des choses négatives sur l?armée. Personne ne parle de ce que nous faisons de bien. Comme la fois où cette maîtresse d?école s?est mise à pleurer quand nous lui avons donné 50dollars?» Le sergent Krammer se définit comme un libéral. Le genre de soldat qui se pose plus de questions qu?il ne détient de réponses. Il juge que les Américains ont des défauts mais qu?ils valent toujours mille fois mieux que Saddam. «Parfois je me dis: partons comme certains l?exigent ici et très vite nous verrons les Irakiens nous supplier de revenir. Mais je crois que maintenant que nous sommes venus dans ce pays nous avons une responsabilité, même envers ceux qui ne partagent pas nos idées.» Krammer, qui déclare ne pas être un grand fan de l?unilatéralisme, a eu beaucoup de doutes sur la nécessité de la guerre: «Je ne comprenais pas ce que venait faire l?Irak dans l?axe du Mal.» C?est le discours de Powell qui l?a convaincu de la nécessité d?une guerre préventive. «Comme soldat, j?étais préparé à l?idée d?obéir à des ordres avec lesquels je n?étais pas forcément d?accord. Et puis, en tant que démocrate, je pense qu?il est important de servir son pays. Cela permet d?envoyer sur les roses ceux qui prétendent que nous ne sommes pas des patriotes. Quand je reviendrai aux Etats-Unis, je pourrai expliquer à ces bonnes âmes comme cette partie du monde est compliquée.»
Quant à sa mission en Irak, il n?a qu?une hâte: qu?elle s?achève. «Soyons clairs, ce boulot est difficile, il craint. Nous nous sacrifions pour une mission que nous ne comprenons pas. Notre seul espoir c?est de penser que nos dirigeants savent eux ce qu?ils font.»
La nuit tombe sur le camp. Les soldats qui ne sont pas de garde peuvent profiter de quelques heures de sommeil. Le caporal Harris a choisi d?occuper une ancienne chambre de l?hôtel. Un réduit insalubre ouvert à tous vents mais où il est seul. Ce soir, il en a le pressentiment, le camp sera pris d?assaut par l?ennemi. Il prépare ses armes. Demande où l?on veut se trouver au moment de l?attaque. En fait, cette nuit-là, seules quelques rafales de kalachnikov et un mortier, au loin, viendront troubler le silence. Mais le soldat rêve d?une bataille franche, où l?adversaire lui fait face. Loin des jeux vidéo, du courrier électronique et des ennemis sans visage, de ce bourbier irakien où seule la mort n?est pas virtuelle.