Reportage
A Izioum, après 164 jours sous la botte russe : « Maudit Poutine, dites bien ce qu’il nous a fait, tout le monde doit savoir »
Devant la morgue, entre deux haut-le-cœur, un homme crie son impuissance. La police lui a demandé de venir chercher le corps de son frère mais la babouchka de service à l’accueil ne cesse de lui présenter des cadavres bleutés sans les tatouages qu’il portait sur les bras. La morgue n’a pas été réfrigérée depuis six mois, et la petite grand-mère est dépassée par la métamorphose des corps qui s’entassent. Ce n’est pas la guerre qui a tué Micha, pas directement. Quelques jours après la libération de la ville par les Ukrainiens, sa femme l’a quitté et Micha s’est pendu.
Une femme sur le perron de sa datcha insulte les journalistes venus l’interroger : « Que voulez-vous savoir ? Que le corps de mon fils tué par les Russes a flotté dans la rivière pendant trois mois ? Dégagez ! » Sur la place, devant le camion de l’aide alimentaire, deux femmes en viennent aux mains pour une miche de pain blanc. Assis sur un banc, au pied d’une barre d’immeuble, un homme pleure : « Ils m’accusent d’avoir collaboré, mais est-ce un crime que de vouloir rester chez soi ? Je n’ai fait que vendre les champignons ramassés dans la forêt ! » Devant l’hôpital militaire, Sergueï Petrovitch Botsman, ambulancier en chef, vocifère contre les soldats ukrainiens alcoolisés qui ont fêté leur victoire tard dans la nuit en tirant de longues salves vers les étoiles. Sergueï est un héros : il a passé toute l’occupation à convoyer des civils sur des brancards. Lorsque les bombardements commençaient, il montait à Kremenetz, la colline qui surplombe la ville, pour repérer où tombaient les missiles avant de s’y précipiter pour ramasser les blessés. Pendant toute la durée de l’occupation russe, il a refusé d’enlever son écusson aux couleurs de l’Ukraine, mais aujourd’hui il a besoin de dormir. A Izioum, les héros aussi, sont fatigués.
La chasse aux collabos
Dans cette ville de l’est ukrainien, plusieurs centaines de sépultures ont été découvertes après le retrait des troupes russes. Pour y témoigner des crimes russes, Zelensky avait invité la presse internationale à assister aux exhumations des corps du cimetière « Shakespeare », dans la forêt de grands pins qui longe la bourgade. Mais à Izioum, à la litanie des morts s’ajoute le récit des survivants : détruite à 80%, cette ville fut aussi un laboratoire de l’occupation russe. Pendant six mois, les 15000 Ukrainiens qui y sont restés ont dû subir la loi d’airain des hommes de Poutine. Et aujourd’hui l’heure des comptes a sonné. Collabos, salauds, héros, chacun a des noms en tête.
A la mairie, par exemple, le vice-maire Volodymir Vatsokine, revenu le 13 septembre, me récite d’une traite la liste de ses concitoyens frappés d’indignité. Au moment où ils évoquent leur nom, ils sont soit en fuite en Russie, soit interrogé par l’armée dans un lieu sûr. « Il y a Anatoli Fomichevesky, membre du gouvernement local ; Oleksander Pachkov, directeur de l’hôpital ; Lubov Goja, directrice des programmes de russification. Et puis il y a Galina Zavalichina ; Oleksander Zaporochenko ; Lubo Katchenko ; Maxim Chtelemark ; Natalia Malik ; Ivgueni Martinov. » On n’arrive plus à l’arrêter. A la tête de ce clan d’indignes, poursuit le vice-maire, se trouve « Vladislav Sokholov ». Avant la guerre, ce dernier était déjà suspecté d’être un agent dormant dont le fils servait dans la marine russe basée à Sébastopol. Cet ex-policier, vendeur de drogue, se présentait à toutes les élections, qu’il perdait toujours. Il était flanqué de son adjoint, Hleb Tkachenko : « Lui, c’était le vrai salaud, le type cynique, capable de tout. » Le vice-maire voudrait qu’on fasse une loi pour dérussifier l’Ukraine. « Par exemple, nos professeurs qui sont partis se ‘‘former’’ en Russie ne devraient pas pouvoir reprendre leur travail ici ! » Il faudrait également traiter les cas de « tous ceux qui ont dénoncé leurs voisins, leurs cousins ou leurs collègues aux Russes. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de lettres de dénonciations qu’on a retrouvé dans les papiers abandonnés », affirme le vice-maire. « Cette idée de dérussification de la population est dangereuse ! » commente Bilke Willis de l’organisation humanitaire « Human Right Watch », qui recueille les témoignages de victimes des Russes dans la ville. « Souvenez-vous en Irak, c’est la débaasification qui a crucifié le pays, en faisant naître la rancœur chez tous les vaincus. »
Un système mafieux
Pour comprendre comment la « collaboration » s’est mise en place à Izioum, il faut reprendre le chemin des morts. Au bureau des pompes funèbres, entre les cercueils et les couronnes multicolores de fausses fleurs, Larissa, une employée, m’explique le système mafieux qui s’est progressivement mis en place. « L’entreprise de pompes funèbres d’Izioum était un business florissant sous l’occupation », dit-elle. Pas moins de 5 bureaux, dirigés d’une main de fer par Lyudmila Stetsenko et son petit-fils Igor. « Un jour de mai, le gauleiter Sokolov (ndlr c’est Larissa qui emploie ce qualificatif), accompagné de son fameux adjoint Hleb Tkachenko, sont venu nous voir et nous ont dit : ‘‘Vous voulez-vous faire de l’argent ?’’ Nous on a répondu évidemment ! ‘‘Alors commencez par enterrer gratuitement les morts à Shakespeare et on vous laissera reprendre votre business. » Les corps, qui s’entassaient sur les trottoirs, commençaient à dégager une odeur insupportable à cause de la chaleur. Avec Vitali, le croquemort, Larissa a donc récupéré les corps que les soldats russes ramassaient dans le centre-ville. « On les chargeait au niveau du pont qui enjambe la rivière Donesk et on les enterrait à Shakespeare sans cercueils. Au total, nous avons numérotés et photographiés 453 corps. Et puis, parallèlement, on a recommencé les enterrements payants. Au prix de 8000 hryvnia au lieu de 5000 avant la guerre. On était un peu débordés, alors on a demandé de l’aide aux Russes qui nous ont donné de l’essence et de la nourriture. Lyudmila et son petit-fils ont fini par quitter la ville, mais nous on a continué le business. Honnêtement, les soldats russes étaient corrects, ils nous aidaient, donnaient des bonbons aux enfants. C’étaient les soldats des républiques séparatistes de Luhansk et de Donesk qui étaient infects. »
Comment Larissa a-t-elle eu ce job lucratif en tant de guerre ? En fait, elle connaissait le « gauleiter » Sokolov, qui était garde de sécurité à la banque Privat où elle-même travaillait. « Je l’évitais à l’époque, il était poisseux, toujours à draguer les filles. » Mais après le déclenchement de l’invasion, elle l’a entendu un homme faire un discours dans la rue, et elle a reconnu le vigile de la banque. Elle n’en croyait pas ses oreilles : « Il disait vous devez reprendre le travail le premier mai, tout est calme désormais… et pendant ce temps on entendait les bombes tomber », se rappelle Larissa dans un éclat de rire. Elle connaissait également Tkachenko : « Un jour, j’ai demandé à Tkachenko pourquoi on enterrait les corps que superficiellement. Il m’a répondu que, bientôt, nous exhumerons ces corps pour faire payer aux Ukrainiens leurs crimes. » Comme elle gagnait de l’argent, Tkachenko lui a demandé si elle voulait ouvrir un compte en roubles : « Mais moi je ne voulais pas devenir Russe. C’était dur de vivre dans une ville occupée par les Russes, leur ordre, leurs drapeaux, leur radio. Mais le pire, c’étaient les pilleurs, russes ou ukrainiens : ils volaient une boutique et en ouvraient une aussitôt pour vendre ce qu’ils avaient volé. Au moins les Russes n’hésitaient pas à les punir. »
La chambre des tortures
Je le rencontre un soir sur la place centrale d’Izioum dans la file d’attente pour l’aide alimentaire. Viktor, un ex-employé du gaz, a 46 ans, et ce teint gris des hommes brisés par les épreuves et l’alcool. Sa petite datcha, où prospère un riche potager, étaient occupées par les soldats ukrainiens avant l’occupation russe. Lors de leur fuite, en mars dernier, ces soldats ukrainiens ont laissé derrière eux leurs armes et leurs uniformes. Et un des voisins de Viktor, qui enviait sa propriété et ses légumes, l’a dénoncé au nouveau « gauleiter ». Les soldats prorusses sont venus le chercher, l’ont mis en joue et l’ont conduit dans les prisons du commissariat central d’Izioum, transformé par les Russes en centre de torture.
Il m’emmène dans ce lieu terrible, aujourd’hui ouvert aux quatre vents. Sur la guérite de l’entrée, un casque rempli de pluie, des douilles, un couteau et un exemplaire en Russe de « Crime et Châtiment » de Dostoïevski. On dirait une mise en scène, dans cette ville où l’on finit par douter de tous et de tout. « Rien n’a changé » dans sa cellule du rez-de-chaussée. Viktor examine chaque objet, sa gamelle en étain, le vieux matelas, la cuillère en bois. Il a passé plus de quinze jours ici, entrecoupés de visites à l’hôpital à cause de ses crises d’épilepsie quand les coups étaient trop violents. Au sous-sol étaient détenus les condamnés à mort. « Par la fenêtre, je pouvais parler à un type de la défense territoriale, qui était dans la cellule au-dessous de la mienne. Il portait une sorte de muselière. Un jour, il m’a demandé une cigarette, je lui ai lancée mais il n’a pas pu l’attraper. Quand ils sont entrés dans sa cellule, il m’a dit : « Au revoir, je vais mourir », et j’ai entendu deux coups de feu. » Viktor est comme possédé par ce souvenir, il ne me regarde plus, il a la fièvre, comme ces personnages de Dostoïevski hantés par les crimes du passé. Il caresse un short noir aux rayures blanches qui pend à la patère de la geôle, comme pour s’assurer qu’il n’a pas d’hallucinations. Ce vêtement appartenait au jeune homme qui partageait sa cellule. « Un soir, les soldats de Lougansk sont entrés dans notre cellule, ils ont apporté un sceau d’eau, et ont demandé à Micha de se laver. Puis ils l’ont emmené et l’ont violé. Peu de temps après, on m’a libéré, je n’ai l’ai plus jamais revu. Le short noir, c’était son seul vêtement… » Le soldat de Louhansk qui violait les hommes était surnommé Bolchoï (le gros). « Il nous disait : ‘‘par le nom de la Fédération de Russie, nous vous apprendrons à vivre’’. » Il tabassait les hommes, puis les violaient. Lorsqu’il nous montre la banquette marron défoncé, protégée des regards par un drap tendu, sur laquelle les viols avaient lieu, Viktor a un haut le cœur et fait un bond en arrière.
Au bout de quelques semaines d’occupation, c’est la police de Louhansk qui a remplacé les soldats russes au rez-de-chaussée. Ils avaient promis à la population qu’ils seraient intraitables sur le crime. Un jeune homme, qui avait pris une télé dans la maison de son voisin parti pour Kiev, a été tellement battu par Bolchoï qu’il a perdu la tête. Les pilleurs, les criminels ukrainiens, ils les envoyaient directement en Russie à Voronej. Sur le sol de la prison traîne une affichette du temps de l’occupation ; on y voit la photo d’un voleur qui aurait confessé ses crimes en prison suivie de ce slogan : « Grâce à la police de Louhansk vous êtes en sécurité ». Les Russes, eux, ne s’intéressaient qu’à ceux du sous-sol, les paramilitaires ukrainien. Ceux-là, ils les torturaient jusqu’à la mort pour leur soutirer des informations.
Sacha Gluchko, 53 ans, a été un de ces morts en sursis dans le sous-sol. Parce qu’il était un des membres de l’organisation anti-terroriste créée par Poroshenko en 2014, les Tchétchènes l’ont ligoté, pieds et poings liés ensembles, et torturé à l’électricité. Sa tête cagoulée a été frappée avec un casque. Par deux fois il a été conduit inconscient à l’hôpital. Il partageait sa cellule avec un docteur, Andrej, qui n’avait plus de dents à cause des coups de poing. Et avec un grand père, Ivan Chedaï, qui s’est retrouvé à l’étage des morts à cause d’une plaisanterie : conduit à l’hôpital en hélicoptère le jour ou une bombe ukrainienne a touché une école, un de ses voisins a rigolé du fait qu’il avait dû guider le missile… Et puis le 9 septembre, un homme leur a ouvert la porte. Les Russes étaient en train de fuir la ville. La maison des tortures comptait alors 24 prisonniers.
Si Sacha Gluchko a pu remarcher, c’est grâce à Youri Evguenievitch Kouznietsov, chef du département de traumatologie de l’hôpital d’Izioum. Une gueule renfrognée à la Lino Ventura, le cœur sur la main. Enchaînant les visites, 20 heures par jour, encore aujourd’hui, il est le seul médecin à être resté dans la ville malgré les obus qui pleuvaient sur son hôpital et dont l’un lui a causé un traumatisme crânien. Il opérait sous les bombardements au sous-sol. Et même quand le « gauleiter » a changé la direction de l’hôpital, il soignait les torturés et essayait de les garder le plus longtemps dans son service. Mais il passe rapidement sur cela, pour ne pas insulter l’avenir, comme si les Russes qui campent toujours à 10 km de la ville pouvaient revenir.
Une guerre de propagande
La chef du quartier de Izos, une autre Larissa, petite femme énergique toute vêtue de rouge, connaît tout le monde. Elle navigue au pied des immeubles de 5 étages, entre les braseros des habitants qui font leur cuisine au feu de bois, faute d’électricité et de gaz. Son frère a été tué par un éclat d’obus, au début de la prise de la ville par les Russes. Elle nous présente les veuves, les torturés, les familles des collaborateurs et, dans ce chaudron de rancœurs et de peines, les récits intarissables font chavirer les auditeurs qui consignent la tragédie de l’occupation russe. Ici, les victimes côtoient donc les proches des bourreaux, comme le père de Hleb Tkachenko qui se réfugie dans sa voiture en attendant que je passe mon chemin.
C’est devant des biscotes sèches au sucre que Galina, la mère de Larissa, une adorable babouchka, nous reçoit. Fièrement, elle exhibe le nouveau journal ukrainien de la ville, « l’Horizon d’Izioum », qui a remplacé « le Z de Kharkiv », le journal de propagande russe. Page deux, un encadré montre la photo d’une femme replète d’un certain âge. C’est un avis de recherche : « Natalia lagocha est coupable d’avoir accepté de son plein gré d’être la soi-disant chef du département de contrôle des documents. Condamnée in absentia, elle est recherchée. Si elle ne se présente pas, elle risque 5 à 10 ans de prison. »
Et puis, pour nous faire rire, elle nous montre le papier journal qui enrobe ses choux, ce « Z de Kharkiv » qui déployait la propagande russe en de petits encadrés qui semblaient destinés à des enfants : « Le premier but du président Poutine est de récupérer et de sauver les terres russes du Donbass. Sa deuxième tâche est de rendre la vie de ses habitants non seulement acceptable mais utile à la Patrie », explique l’un d’eux. « Savez-vous ce que Zelensky a dit quand un missile ukrainien a tué 5 enfants ? ‘‘Notre artillerie, grâce à l’aide des Américains, est enfin précise !’’ » explique un autre encadré. Dans le cahier Science du même journal, on lit que « des chercheurs ont trouvé dans la mer du Nord un nouveau mollusque sans colonne et l’ont appelé Zelensky ». Quelques pages plus loin, on trouve un poème sur la Russie : « Gloire à toi, tu es la plus grande et la plus belle », et un photo montage d’un passeport ukrainien surmonté du Reichsadler, l’aigle du IIIe Reich.
Galina a vécu ses mois d’occupation au rythme des nouvelles de radio Z et parfois du « Z de Kharkhiv ». « Nous n’avions aucune nouvelle de l’extérieur. Enfermés chez nous, on ne savait que ce qu’ils nous disaient », soupire la vieille dame. Et puis, un beau jour, un voisin a acheté un générateur et l’immeuble de Galina a pu voir la télé ukrainienne. « En une heure, on a appris trois mois de nouvelles, les massacres de Butcha, mais aussi l’engagement de la communauté internationale a nos côtés ! » Un peu comme dans le film « Good Bye Lenine » quand, après un long coma, une femme découvre le monde post-soviétique que lui cachait son fils.
Nadia, qui dirige le pâté de maisons qui longe le cimetière Shakespeare, a aussi été bercée par la propagande de radio Z. Elle ne croit pas que les Russes ont commis des exactions. Ils lui ont donné de la nourriture et du dentifrice, et les médecins russes, dit-elle, soignaient les malades de la rue. Son mari est dans la construction, son beau-fils est croquemort et ils ont continué à travailler sous l’occupation. A l’heure du déjeuner, sa table se couvre de viande, de cèpes et d’une tarte aux fruits. Elle pense qu’il y a des « gens mauvais » dans chaque camp, et renvoie les politiciens russes et ukrainiens dos à dos : « Nous, les civils, nous voulons la paix. Nous ne sommes pas des objets pour que l’on passe de mains en mains, d’un camp à l’autre. Un jour nous devront bien vivre ensemble, côte à côte et plus face à face ! »
Au moment de quitter Izioum, je vois une dame aux traits tirés sortir de sa maison. Je m’arrête : Natalia Vassilivna, 67 ans, vient de Borodychne, une ville à 40 km d’Izioum, et elle fond en larmes dans mes bras quand je commence à l’interroger. A la veille de l’invasion russe, elle s’était réfugiée dans les grottes des moines du monastère de Sviatohirsk, mais les moines étaient de l’Église de Russie et lui récitaient plus régulièrement que leurs prières la propagande russe. Alors elle est retournée dans sa ville se cacher dans un abri d’où les soldats de Poutine ont fini par la déloger après avoir pilonné la ville. Avec 32 personnes, elle a dû marcher pendant deux jours, buvant l’eau des ruisseaux, et mangeant l’herbe des talus, zigzaguant entre les cratères des bombes. A Izioum, tout le groupe est monté dans des bus direction de la Russie, tous sauf elle. Car une doctoresse, Svetlana Danielovna, au péril de sa vie, l’a cachée dans une petite clinique. Aujourd’hui Natalia a acheté un vélo et une petite charrette et entend bien retourner chez elle : « Maudit Poutine, dites bien ce qu’il nous a fait, tout le monde doit savoir ».