Reportage

Turquie : Les derniers résistants à Erdogan

Alors que Recep Tayyip Erdogan a arrêté plus de 8 0000 personnes, fermé près de cent médias et trois mille écoles depuis le coup d’Etat avorté de 2016, les militants LGBT et féministes turcs sont les dernières cibles du dictateur. Et les derniers à tenter de lui opposer une résistance.

Envoyée spéciale à Istanbul, Sara Daniel

Devant l’université du Bosphore (Bogazici) à Istanbul, une jeune femme sage aux longs cheveux bruns, en jean et sac à dos, se tient à l’entrée du campus gardé par des hommes trapus en noir. Belise, qui a 20 ans mais en paraît 15, étudie l’économie dans cette université prestigieuse, l’une des meilleures du pays. Elle dispense poliment de sa voix fluette toutes les informations sur cette facultéà laquelle elle est si fière d’appartenir. Et pourtant pas moins de trois chefs d’inculpation pèsent sur cette frêle jeune fille. La plupart de ses camarades sont poursuivis, beaucoup sont encore en prison, accusés d’incivilités, de sédition voire de terrorisme. Pendant qu’elle et son ami Emin, étudiant en communication politique, évoquent les « évènements », le ballet d’individus étranges,  qui tournaient autour de la place se rapproche de nous. Inspecteurs en civil chuchotant dans leurs téléphones coincés à l’épaule, et en contrebas, policiers anti émeute armés de fusils d’assaut. Belise s’excuse, il est temps de nous séparer. L’université de Bogazici est une zone de guerre. Et on ne reste pas planté à découvert sur une ligne de front.

Depuis le coup d’Etat avorté de 2016, Erdogan a décidé de reprendre en main le pays, et en particulier son éducation qu’il jugeait infiltrée par les fidèles de son ennemi intime Fetullah Gulen, ex allié en disgrâce qui continuaità contrôler des centaines d’écoles en Turquie depuis son exilaméricainLa loi d’urgence qu’il a adoptée lui a ainsi permis de renvoyer des milliers de professeurs et de les remplacer par des fonctionnaires aux ordres. Pour mettre au pas le bastion libéral de Bogazici, il a nommé en janvier 2021 comme doyen de la faculté, un certain Mehli Bulu, un membre fondateur de son parti, l’AKP. Le décret spécial de la présidencea été publié au journal officiel en catimini, un vendredi dans la nuit, comme toutes les décisions qui marquent la reprise en main autoritaire du pays depuis l’état d’urgence. Ces fameux « décrets du vendredi » sont même devenus un sujet de plaisanterie amère dans la société civile…

Mais malgré la relâche du week-end, dans cette fac trop indépendante, trop libérale, trop laïque au gout du régime, le corps enseignant comme les étudiantsont très mal pris ce parachutage. Les manifestations qui ont suivi la nomination du doyen n’ont, depuis, jamais vraiment cessé. Jusqu’à ce jour de février où les policiers ont pointé leurs mitrailleuses sur les étudiants et procédé à des centaines d’arrestations. « En toute illégalité, ils sont entrés sur le campus avec des armes de guerre, soupire Belise. Enfin, ce n’est pas comme si la loi représentait encore quelque chose dans ce pays. Erdogan cherche par tous les moyens à  détourner l’attention du peuple de la ruine de la Turquie, » explique l’étudiante en économie. « Mais je crois qu’il n’arrivera pas à tous nous faire taire ». Un optimisme que ne partage pas Adi, son camarade de manif, étudiant en communication politique : « De fait nous sommes déjà complètement muselés par notre petit Poutine turc” ». Dans la foulée du coup d’Etat avorté de 2016, 80000 personnes ont été arrêtées et sont en attente de jugement. 150000 fonctionnaires dont 4000 juges et 3000 universitaires ont été suspendus ou limogés, 20000 militaires révoqués, 3000 écoles et une centaine de médias fermés. Avec 320 journalistes emprisonnés, la Turquie est numéro deux mondial de la répression de la presse après la Chine. Et le « néosultan » multiplie  la construction de mosquées gigantesques : « En fait ce qui nous attend, c’est une république islamique, comme en Iran… », lâche l’étudiant avant de rejoindre la pelouse du campus ou ses camarades ont organisé un sit in silencieux.

Depuis les arrestations, la place qui s’étend devant la fac n’est plus noire de monde comme aux premiers temps de la révolte. Mais presque chaque jour, il y a un petit happening, une manif éclair. En février dernier, par exemple, les étudiants en art ont organisé une exposition devant le bureau du recteur. Une des œuvresreprésentait la Kaaba à la Mecque, agrémentée aux quatre coins de bandes multicolores, déclinaisons de rose, les drapeaux emblématiques des gays, lesbiens et trans. L’artiste, qui voulait signifier que la religion appartient à tout le monde et pas seulement à Erdogan, a été arrêté avec trois de ses camarades hétéros pour injure au lieu saint de l’Islam. « Ce sont quatre détraqués et blasphémateurs LGBT », ont commenté plusieurs personnalités politiques, reléguant aux oubliettes le principe de laïcité inscrit dans la constitution sous l’impulsion du fondateur de la Turquie moderne, Atatürk. Les autorités ont ensuite lâché leur fiel sur tous les « pervers » du pays.  Hamit, un des dirigeant de l’association LGBT de Bogazici, aujourd’hui interdite, évoque la campagne de haine lancée contre la communauté homosexuelle par le gouvernement : « Ils ont mis nos visages à la une de leurs journaux, ils nous ont jetés en pâture pour décrédibiliser les manifestations étudiantes. Le ministre de l’intérieur nous a qualifiés à plusieurs reprises de dégénérés. En fait, c’est un permis de nous tuer qu’ils ont délivré dans le subconscient de leurs partisans… »

Car les discours de haine provoquent des crimes de haine. Après les Kurdes, ce sont aujourd’hui les féministes et les gays qui sont désignés comme traitres à la patrie, ennemis de la famille et de la religion, valeurs de la « Grande Turquie ». Des « terroristes » à la solde de l’Occident, passibles de la peine de mort. L’association turque Kaos a ainsi recensé l’an dernier plus de 2000 articles de presse discriminants envers les LGBT. Et les aggressions dont ils sont l’objet crimes(les poursuites pour crimes (?) qui les visent sont en constante augmentation. La Turquie n’a cessé de chuter ces dernières années dans l’index mesurant les droits des communautés LGBT : elle figure désormais à la 48e place sur 49 en Eurasie.

Paradoxalement, Aws Jubaï, qui dirige à Istanbul un abri pour les réfugiés LGBT financé par les Etats-Unis, a vu pendant des années des gays et des trans fuyant les persécutions au Moyen-Orient trouver refuge dans cette ville, réputée plus tolérante que les autres. La Turquie reste aujourd’hui un des seuls pays musulmans ou l’homosexualité n’est pas pénalisée. Et où les opérations de changement de sexesont encore remboursées par la sécurité sociale !… Aws est hétéro et laïque, mais cet Irakien, fils d’une mère chiite et d’un père sunnite, a vu l’une ou l’autre partie de sa famille persécutée par la confession ennemie, au gré des déplacements imposés par la terrible guerre civile qui a embrasé son pays d’origine. Il connaît intimement l’ostracisme, et la haine de l’autre. Jusqu’à ce jour où il a vu les milices chiites de Bagdad fondre sur un homosexuel et lui écraser le crâne contre une chicane de béton. C’est ce qui a motivé son engagement auprès de ces réfugiés de guerre que leur identité religieuse et sexuelle pénalise doublement. Comme Ilya, une jeune trans libanaise dont le père était membre du parti chiite libanais, le Hezbollah.

Diagnostiquée androgyne par les médecins à sa naissance, Elya s’est toujours sentie femme. Mais son père ne voulait rien entendre et lui a fait prendre, à son insu,de la testostérone pendant son enfance, pour qu’elle devienne « un homme, un vrai ». Un jour dans son village, l’homme qui était amoureux d’Elya est venu demander solennellement sa main à son père. Le cadre du Hezbollah est alors entré dans une rage folle, tabassant sans pitié son enfant pour extirper la féminité de ce corps ambivalent, et le vider de son sang dans un geste sacrificiel. Elya, qui a miraculeusement survécu, garde dans son portable la photo du carrelage blanc maculé de grandes éclaboussures rouges, viatique une parade efficace au mal du pays (ou : de quoi conjurer le mal du pays). Elle nous montre aussi la photo de son visage tuméfié par les coups des miliciens du Hezbollah, qui remonte à sa participation à la « révolution du Cèdre » qui exigeait la fin du confessionnalisme et de la corruption des oligarques libanais. « Trans, terroriste, dégénéré, incroyant » lui a-t-on rabâché au cours de toute sa vie passée à Tyr, un des bastions des hommes en noir. C’est alors qu’elle a coupé les ponts avec son pays et a trouvé un refuge en Turquie, un pays qui ne demande pas de visa aux ressortissants des pays arabes, et dont le sécularisme, pensait-elle, garantissait quelques droits aux gens différents. C’était sans compter avec le revival néoottoman et fondamentaliste d’un président qui flatte les pires instinct de sa base : « C’est cela être trans ou gay en pays d’Islam, s’exposer à la torture, aux coups et aux crachats juste pour avoir le droit d’exister. Alors oui, avec les féministes, les séculaires, les minorités religieuses et sexuelles, nous faisons partie de la même famille, celle que les hypocrites puritains et islamistes désignent comme des traitres à la patrie. On se bat pour la démocratie, le droit à être qui on veut et à croire a ce qu’on veut, même à rien », soupire Elya qui a trouvé refuge à son arrivée dans l’abri de Aws.

Depuis, l’abri a été fermé par le régime, et les LGBT qui continuent à arriver de Syrie ou d’Egypte errent à nouveau, de sous-sols en taudis, de jobs sous payés dont on les renvoie du jour au lendemain à la prostitution. Ils viennent grossir le lumpen de Turquie, les enfants syriens qu’on exploite, les femmes mariées de force, population ultra vulnérable, à la fois fascinants et repoussants pour les prédateurs sexuels qui les exploitent.

Alyssar et Néfertiti, deux trans qui ont fui le Maroc, font le ramadan malgré leurs conditions de vie difficiles, parce que rien n’est simple et que « cela aussi fait partie de leur identité ». Elles montrent des photos de leurs performances de danse du ventre dans les boîtes de nuit de la ville. Alyssar, yeux bleus en amande et taille de guêpe, se sentirait presque « elle-même », malgré l’opération qu’elle n’est toujours pas arrivée à financer. Depuis, les campagnes de moralité d’Erdogan et la pandémie du Covid sont passés par là, qui ont fermé les cabarets et salles de spectacles de Beyoglu. Les deux jeunes trans rasent les murs : une de leurs amies a été vitriolée un soir dans une rue de leur quartier. Alors, pour survivre, Néfertiti fait des ménages, tandis que Alyssar fait « le business » avec les émiratis de passage, un mot pudique pour désigner des passes. Quant à Elya, elle travaille comme serveuse dans les restaurants libanais, se faisant renvoyer chaque fois qu’on découvre sa transsexualité ou qu’elle refuse les faveurs que ses patrons exigent d’elle.

A Istanbul, s’il y a bien un quartier détesté par Erdogan, c’est celui de Beyoglu. Bobo, libertaire et touristique, c’est là que son opposant, le nouveau maire d’IstanbulEkrem Imamoglu, a fait le plein de voix. C’est sans doute le seul quartier d’un pays musulman où l’on puisse pendant le ramadan, acheter toute la journée de l’alcool et de la nourriture à tous les coins de rue. Pas étonnant que le gouvernement ait décidé de reprendre en main cette zone subversive qui lui échappe. Ce sont désormais les commissariats locaux et non plus les mairies qui délivrent les licences pour les bars, avec ce que cela suppose d’arbitraire et de corruption. Sara et son associé kurde, Jan, un ex instituteur limogé par le pouvoir, tiennent un grand bar associatif LGBT qui, bien quesemi clandestin, occupe plusieurs étages dans un immeuble du quartier. Ils ont fait les frais de ce changement de politique avant de voir leur établissement fermé par les mesures anti-covid : descentes permanentes de police, dénonciations par les voisins, regards de haine du petit marchand de cigarettes, insultes contre ceux que le régime a désigné comme des « terroristes ». « Moi je combine tous les défauts, s’amuse Yan, je suis gay et kurde, même si Erdogan déteste bien plus les kurdes que les homos ! »

Quant aux associations féministes, leur sort n’est guère plus enviable. Quelques jours après la fermeture du club LGBT, c’est l’association des victimes de harcèlement sexuel qui a été dissoute à l’université du Bosphore. « Toutes les ONG sont à la merci du régime », soupire Aylin, une jeune militante féministe de la Maison des femmes. Ils épluchent nos budgets, ferment nos associations pour une faute qu’ils inventent. C’est un combat sans fin mais nous ne lâcheront pas. » Aylin s’agace un peu de voir l’émoi de la communauté internationale pour le « sofagate », comme si le fait quErdogan n’ait pas offert de siège à Ursula von der Leyen lors de sa visite le 6 avrilétait le premier et le plus grave signe de sa misogynie systémique. Dans la nuit du 20 mars (un vendredi comme toujours), Ankara a quitté la Convention d’Istanbul, dont les pays signataires s’engagent à lutter contre la violence à l’égard des femmes. « Nous aurions aimé voir les médias internationaux s’émouvoir de cette décision du gouvernement autant que de l’incident avec von der Leyen ! Elle a un autre impact sur la vie des Turques, vous ne pensez pas ? » Car depuis que la Turquie a claqué la porte de la convention, les avocats d’associations féministes  dénoncent une recrudescence des féminicides. Comme si le gouvernement avait donné un blanc seing aux hommes de battre leur femme au nom des traditions du pays. Depuis, confinement ou pas, plusieurs fois par semaine,  des manifestantes se réunissent par petits groupes pour des actions éclairs à Istanbul, planter un drapeau, afficher les visages des femmes mortes sous les coups de leurs maris...

Ege, une avocate très dynamique, nous explique le système Erdogan depuis le coup d’Etat : « La méthode est toujours la même. Ils changent la loi, adoptent un décret presque toujours le vendredi dans la nuit pour que cela passe inaperçu, puis ils observent comment le monde réagit. Comme ils ont interdit les associations humanitaires et fermé les journaux depuis le coup d’Etat, la communauté internationale est moins au courant et réagit peu. Et sous ce régime de terreur, les Turcs intègrent petit à petit les nouvelles normes, se résignent, se taisent, acceptent les prisonniers politiques, les féminicides, la prolifération inutile des mosquées comme autant de symboles politiques de la dictature qui se met en place… » Sur sa terrasse qui surplombe Istanbul, Kaan, avocat lui aussi, raconte en caressant son chat qu’il vient de Diyarbakir, à l’est du pays : « Nous, les Kurdes, avons été biberonnés à la résistance à Erdogan. Alors on soutient aussi les femmes et les trans. C’est la convergence des luttes à la turque, si vous voulez. Car si le gouvernement arrive à éradiquer les Kurdes, ce sera la fin de la société laïque et modérée qui représente la moitié du pays. Par calcul ou idéologie, Erdogan jettera définitivement la Turquie dans les bras du fondamentalisme, et tout le monde en pâtira, ici et ailleurs… »

Sur le petit square de Cihangirle « Marais » d’IstanbulDilara, une architecte de 29 ans, mène une vie rangée avec sa compagne nutritionniste de 22 ans. Malgré les loyers prohibitifs, elles tiennent à rester dans ce quartier, le seul où elles se sentent encore en sécurité malgré la vague d’homophobie qui déferle sur le pays. Pour boucler leurs fins de mois, elles louent parfois leur petite chambre sur Rbnb. Elles aiment ce pâté de maison, entre la boulangerie bio et le magasin vegan, où elles arrivent à faire abstraction de la clameur qui monte contre ce qu’elles représentent. L’appel à la prière de la petite mosquée qui jouxte leur appartement fait une irruption bruyante, plusieurs fois par jour, dans leur petit univers. Les discussions s’arrêtent, le chien du couple aboie, et elles attendent, résignées, que le chant dans le haut-parleur s’arrête pourreprendre le fil de leur vie. Comme 65% de la jeunesse turque aujourd’hui, elles rêvent de quitter le pays d’Erdogan.