Reportage

Ukraine : La guerre gelée du Donbass

Le 31, à 23 heure, la nouvelle s’est affichée sur le portable de Dima, officier d’artillerie. Dans un fortin qui défend la ligne de contact, nous étions en train de porter notre septième toast, un petit shot de vyshnivka (un alcool de cerise), faite maison, avalée cul sec, pour dire au revoir à l’année passée, aussi maudite qu’elle ait pu être, et merci pour la nouvelle année, aussi inquiétante s’annonce-t-elle. En reposant son verre, Dima lit sur son écran qu’un séparatiste prorusse a touché un soldat ukrainien dans les faubourgs d’Avdiivka. « Code 200 » précise le message : tué sur le coup. Quand nous visiterons le surlendemain cette position du front, nous apprendrons par ses camarades que ce jeune homme avait le grade de sergent, qu’il était un combattant expérimenté, mais qu’il est tombé en pleine nuit dans le champ d’un sniper, posté à plus de 500 mètres de distance, équipé d’un fusil à un viseur thermique, une arme sophistiquée et jusque-là quasi inconnue dans la guerre des vieilles AK-47.

Dima s’est éloigné dans les bourrasques de neige avec ses hommes, un conclave bref comme ces coups de feu qu’on entend résonner dans les steppes blanches. Quand il est revenu les yeux rougis d’alcool et de chagrin, il a une fois encore levé son verre à notre santé : « A Poutine, le fils de pute grâce à qui j’ai rencontré de vrais amis de l’Ukraine ! » Et tout le monde a gobé le liquide qui noie le souvenir des morts. 13.000 morts qui ponctuent cette guerre de huit ans. 13.000 jusqu’à celui-ci, le premier depuis le nouveau cessez-le-feu déclaré le mois dernier, mais aussitôt rompu, comme tous les autres. Dima m’avait prévenu pourtant : à 23 heures, il sera minuit pour les séparatistes prorusses puisqu’ils ont réglé leur montre à l’heure de Moscou, et le camp d’en face sera sans doute tenté de célébrer le passage à la nouvelle année autrement qu’avec des feux d’artifice. Et puis tout le monde a continué à boire la cerise assassine, tandis que les morceaux de chachlik (des brochettes d’agneau) sont restés dans le seau et que la selyodka pod shuboy (de la pâte de hareng et de pommes de terre recouverte de grains de grenade) s’est figée dans les barquettes en plastique. La sono jouait dans le vide le dernier rap ukrainien qui chante les vaccins inefficaces contre la covid. Devant les baraquements, des soldats coiffés de chapeaux rouges et blancs, tristes pères noël, titubaient sous les flocons gelés.

A quelques pas d’eux, une jeune femme essuie ses yeux. Son militaire lui a posé un lapin, après lui avoir envoyé des poèmes d’amour toute la journée. Ou plutôt il tarde à rejoindre la petite fête à laquelle elle a pu, elle aussi, exceptionnellement participer. Elle vient de parler à son père qui habite à Donetsk, si inutilement proche puisque de l’autre côté de la ligne de front. Elle ne l’a plus revu depuis deux ans. Chaque semaine, le vieil homme trouve un prétexte pour l’appeler, lui poser une question absurde, lui faire traduire les paroles d’une chanson américaine qu’il a entendue. Elle n’a jamais le temps de lui répondre et elle s’en veut : « Pourquoi les parents appellent-t-ils toujours quand on est occupé ? » Et elle pleure sur son sort et sur celui de ce jeune soldat mort dans la nuit, sur tous ces destins brisés le long de cette ligne de guerre qui n’en finira jamais.

Poursuivre l’étoile de l’Otan

Dima, qui commande 300 hommes à 28 ans, nous avait fait encore une autre confidence plus tôt dans la soirée : il voudrait prendre sa retraite avant que la guerre finisse. Personne, selon lui, n’a intérêt ni à l’escalade ni à en finir. Et pourtant… si l’Occident voulait, « ils en auraient vite fini avec les Russes ». Né à Donetsk, Dima a des amis d’enfance chez les séparatistes. Parfois il prend de leurs nouvelles par connaissance interposée, mais cette nuit il les appelle les « orques, vous savez les brutes dans ‘‘Le Seigneur des anneaux’’ ». Les yeux brillants, il raconte qu’il a assisté au tir du drone turc Bayraktar TB2 qui, le 26 octobre dernier, a détruit une batterie d’obusiers russes près du village d’Haranitne. Ce sont ces mêmes drones turcs qui ont facilité la victoire de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie dans le Karabagh.« Le tir a été d’une précision chirurgicale et les drones volaient tellement haut dans le ciel qu’on ne pouvait ni les voir ni les entendre. » Dima se félicite de la coopération avec Erdogan, un allié de l’Ukraine parce qu’il a compris, dit-il, le pouvoir de nuisance de Poutine. Il s’empresse d’ajouter : « On ne choisit pas ses alliés ; je n’aurais jamais imaginé, par exemple, que les avions de la Luftwaffe allemande transporteraient nos blessés pendant le conflit de 2014… » Pour contourner l’une des interdictions de Minsk II, celle d’utiliser des armes importées, l’Ukraine devrait d’ailleurs prochainement fabriquer sur son propre territoire des drones mis au point par le fabricant turc : des Bayraktar Akinci que l’on présente comme plus sophistiqués encore que les Bayraktar TB2.

Avdiivka, où a été tué le soldat ukrainien, est une ville dortoir dont les barres d’immeubles gris se dressent dans la suie des cheminées de l’usine de coke voisine. Ce gigantesque complexe industriel est la propriété de l’un des oligarques les plus puissants d’Ukraine, Rinat Akhmetov. Fils d’un pauvre mineur, le milliardaire pèse aujourd’hui 9,3 milliards d’euros, achète son charbon en territoire séparatiste, le transforme en territoire loyaliste et, insoucieux des haines et des nationalismes, poursuit sa profitable entreprise de part et d’autre du front. Ici, l’argent à l’odeur du charbon. Ici, presque tout le monde a travaillé, travaille ou travaillera un jour à l’usine d’Akhmetov. Conquise par les rebelles en avril 2014, la ville est retournée sous contrôle gouvernemental en juillet de la même année. Et entre prorusses et pro-ukrainiens, son cœur balance comme la fumée qui salit la neige et le ciel du Donbass.

Au deuxième étage d’un building qui en compte cinq, l’appartement d’Olga a été bombardé en 2014, 2015, 2017. Les fenêtres sont toujours calfeutrées par des panneaux de bois aggloméré. Ses parents et son mari, qui travaillaient tous à l’usine, sont morts dans cet appartement ; des attaques cardiaques sans doute conséquentes du stress. Pendant qu’elle prépare la nourriture de Noël, une dinde et des tiramisus, avec sa fille professeur à l’université d’Odessa, elle explique qu’elle ne se remet toujours pas d’avoir vu sa maison « blessée ». « Je pensais naïvement que rien ne pourrait m’arriver de mal dans cet appartement. » Le petit drapeau des Etats-Unis qui orne la table du salon affiche clairement ses préférences, ce qui ne l’empêche pas de reconnaître que les œuvres de charité d’Akhmetov sont bien plus efficaces que le gouvernement actuel : « L’immeuble d’à côté a été réparé par l’usine. Nous, malheureusement, nous dépendons de la municipalité, alors avec la corruption rien ne se passe… » Et pourtant, Olga aime bien l’actuel président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky : « Ils disent que c’est un amateur, mais il est proche du peuple. Quand je l’écoute, j’ai bon espoir de pouvoir revoir Donetsk un jour. Car Donetsk, c’était notre grande ville, on allait y voir des concerts, on aurait presque pu y aller à pied », soupire-t-elle.

Zelensky, humoriste et acteur, a été élu président en mai 2019. Ses détracteurs disent que sa principale compétence pour le poste est le fait d’avoir incarné dans une série très populaire, intitulée « Serviteur du peuple », le rôle d’un professeur d’histoire qui devient un président anti-élite. Il restera en tout cas aussi dans l’histoire pour avoir obtempéré à la demande de Trump qui, quelques jours après avoir accordé de l’aide militaire à l’Ukraine, lui a demandé de relancer une enquête sur Hunter Biden, le fils de son concurrent démocrate Joe Biden.

Retour en Union soviétique

Dans les escaliers, un homme qui s’appuie sur une canne gravit péniblement les marches jusqu’au 5e étage. Cela fait 35 ans que son corps le lâche peu à peu. Depuis les jours qui ont suivi le 26 avril 1986, lorsque, soldat de réserve de l’Union soviétique, il s’est porté volontaire pour aller « nettoyer » l’usine de Tchernobyl. Car Dimitry Tselukh est un « liquidateur » de la catastrophe nucléaire. Il nous invite dans un appartement impeccable où domine la couleur marron, comme s’il vivait dans la photographie figée d’un appartement à la mode de cette époque. Il y fait au mieux 10 degrés : le toit de l’immeuble, détruit au cours de la guerre de 2015, n’a toujours pas été réparé et l’eau suinte le long des murs. Lui aussi peste comme sa voisine Olga, mais ne vise pas les même responsables…

Lorsque je lui demande s’il a reçu une médaille pour son dévouement à Tchernobyl, il éclate de rire : « Parce que, dans votre pays, les décorations sont vraiment décernées à ceux qui les méritent ? » Comme seul remerciement de son dévouement, Dimitry, qui a passé 25 jours à proximité du réacteur et a vu bon nombre de ses camarades mourir, n’a été gratifié que de visites médicales gratuites, une tous les six mois, pour constater les dégâts produits par les becquerels de matière radioactive absorbés par son corps. Pourtant, il ne regrette rien : « Il fallait que cela soit fait. Bien sûr, j’aurais préféré partir en Afghanistan, au moins j’aurais été utile… »

Ce qui l’inquiète le plus, finalement, c’est ce toit qui s’écroule. Cela fait 47 ans qu’il vit dans cet appartement, depuis qu’il a commencé son travail de forgeron à l’usine d’Akhmetov. « J’ai frappé à toutes les portes du gouvernement. Partout, on m’a éconduit. Alors les amis de mon fils sont venus colmater les trous faits par les éclats d’obus. Ici, le pouvoir comme le poisson pourrit par la tête. Et Zelensky est un clown. » Le héros de Tchernobyl avoue qu’il regrette le temps béni de l’Union soviétique. Pour lui, seul Poutine, « l’homme politique le plus puissant du monde », pourrait redorer le blason de l’Ukraine. Et dans son appartement glacé, l’ancien forgeron rêve du moment où Avdiivka reviendra dans le giron de la grande Russie.

Les babouchkas de la ligne de front

Sa maison est adossée à un terril couvert de neige. Un nid de snipers séparatistes qui, de ce point culminant, balaient la plaine de leur viseur. C’est la toute dernière maison avant les tranchées de l’armée. Quand Lydia Petrovna, 85 ans, vient nous ouvrir la porte, les mitraillettes crépitent, puis deux obus explosent coup-sur-coup à quelques centaines de mètres, à côté du châssis-à-molette de la mine. Elle est heureuse de nous voir, elle a eu peur que l’on renonce à lui rendre visite avec l’ONG tchèque « People in Need », qui lui apporte un soutien alimentaire et médical. Lydia n’a plus de famille, alors elle est restée là, dans son village de Marinka où les maisons grignotées par la végétation ont perdu le combat. La vieille dame vit seule, sans électricité ni eau courante. Deux fois par mois, un camion-citerne livre de l’eau. « Depuis huit ans, je vis avec ma chatte, Mathilda. Elle est moi sommes des survivantes de guerre ! » Lydia ne compte plus les obus qui sont tombés dans son jardin, alors elle s’est contentée de calfeutrer ses vitres avec du bois et des couvertures. Ce matin, elle a entendu un bruit dans le jardin : elle a eu peur des pillards et a ramené sa provision de charbon dans la maison. Son père, qui combattait dans l’armée rouge, n’est jamais rentré de la « Grande Guerre patriotique » de 1941-45. Son mari et sa sœur sont morts pendant la guerre de 2014. Lydia n’a pas pu réaliser le vœu de cette dernière qui vivait du côté séparatiste mais voulait être enterrée avec sa mère du côté ukrainien. A tout prendre, quand on l’interroge, elle dit que « la Seconde Guerre mondiale a eu un début et une fin. C’était une guerre bien franche, et après la paix pour tout le monde ! Tandis que celle-ci, soupire-t-elle, personne ne sait si elle finira un jour… » Elle ajoute avant que nous la quittions : « Surtout dites-leur bien que nous sommes toujours en guerre ! Les chaines de télé ne veulent pas montrer les combats, alors le monde ne sait pas que nous souffrons et qu’il y a des blessés ou des morts chaque semaine ! »

Cette recommandation toutes les babouchkas des villages qui s’étendent sur la ligne de front l’ont prononcée : « Racontez-leur comment on vit ici ! » Comme Nadiezhda, 76 ans que nous avons rencontré dans son jardin alors qu’elle venait accueillir son mari Nikolai, 77 ans, qui revenait d’avoir péché dans le lac gelé d’Opytne. Elle, c’est quand elle n’entend plus les bombardements qu’elle s’inquiète. Les tuyaux sont détruits, il n’y a ni gaz ni eau, mais le couple ne veut pas quitter sa maison : « Pour aller où ? Personne ne nous attend et nous avons mis des dizaines d’années à acheter notre maison. On ne rénove pas, pourquoi faire ? Nous vivons au jour le jour, et puis il n’y a plus rien à viser tout est détruit ! », s’esclaffe la vieille dame. « Le problème c’est le gouvernement ukrainien qui ne fait rien pour nous aider. » Nadiezhda n’a pas vu ses enfants depuis 2014, et elle ne connaît pas ses petits-enfants. « Avant, pour aller à Donetsk, on mettait une quinzaine de minutes. Aujourd’hui, le voyage dure près de 30 heures : il faut passer par la Russie et à chaque check-point, d’un côté comme de l’autre, il faut graisser la patte… » Sa belle-sœur, Anna, 70 ans, dont la moitié de la main a été emportée dans une explosion en septembre 2014, regrette le bon vieux temps de l’Union Soviétique. « Si vous aviez vu Opytne à l’époque ! les jardins en fleurs, la beauté des aubergines et des haricots, nous étions un village agricole modèle. Et puis, après la perestroïka, tout est allé de mal en pis. On recevait nos salaires en retard et ils ont fini par délocaliser la production de légumes. »

A Slavne, une autre localité sur la ligne de front, dans l’immense plaine couverte de neige, on voit de loin le hangar agricole bombardé. Irina et sa fille Christina, âgée de 17 ans, se sont retranchées dans le bâtiment attenant. Elles vivent ici, au milieu de leur ferme, dans une petite baraque qu’elle se sont fabriqué à côté de leurs veaux, dans les odeurs de purin qu’elles ne sentent plus. Elles ont renoncé à élever des cochons : ils n’arrêtaient pas de sauter sur les mines qui jonchent les champs… Christina s’est fait une belle coiffure parce que c’était la fête du nouvel an à l’école. Elle en a profité pour peindre les ongles de sa mère en rouge carmin. Pour celle-ci, c’est trop tard. Mais la jeune fille, sous le regard fatigué de sa mère, nous le promet les yeux brillants : un jour, elle deviendra esthéticienne loin d’ici, et quittera les odeurs de la ferme et la prison de cette guerre sans fin.

Sara Daniel

Février 2014 : à Kiev, la révolution orange renverse le pouvoir pro-russe et affirme sa volonté de rejoindre l’UE et l’Otan.

Mars 2014 : dans le sud, un référendum local, organisé sous pression russe, proclame le rattachement de la Crimée à la Russie.

Avril 2014 : dans l’est, des groupes armés pro-russes proclament à leur tour l’indépendance des régions de Donestk et Lougansk.

Mai 2014 : l’armée ukrainienne intervient dans les régions séparatistes mais est stoppée par les rebelles soutenus par des militaires russes.

Février 2015 : après l’échec de Minsk I, les accords de Minsk II établissent un cessez-le-feu qui diminue enfin l’intensité militaire du conflit.

Décembre 2020 : sous prétexte d’exercice, la Russie masse 100.000 soldats aux portes de l’Ukraine et exige que l’Otan renonce à toute extension près de ses frontières.

Janvier 2021 : excluant les européens, Vladimir Poutine veut négocier directement avec Joe Biden les termes d’une désescalade militaire.