Reportage

Jacques Beres, french doctor

S’il n’en reste qu’un, ce sera ce chirurgien de 71 ans. Par deux fois il s’est rendu clandestinement en Syrie. Il témoigne de la violence du régime contre les soignants.

Il a l’air impatienté de ceux qui reviennent de l’enfer. Pâtre revêche à la crinière et à la barbe blanches, qui s’agace de devoir mettre les formes, parler du temps qu’il fait ou de ces élections qui mobilisent les Français. Jacques Bérès, 71 ans, est le seul médecin occidental à s’être rendu clandestinement en Syrie, dans la ville de Homs puis dans la région d’Idlib au cours d’un deuxième voyage dont il a failli ne pas revenir. Dans ce café qui longe le Luxembourg, sur lequel s’abat une averse digne d’une mousson du Vietnam, le pays où il a fait son baptême de chirurgien de guerre pendant l’offensive du Têt en février 1968, il évoque, encore plein de la fatigue de son voyage, ces visions qui le hantent. Comme le visage de ce gosse de 10 ans, gavroche blond coiffé d’une casquette. « Il avait été presque coupé en deux par un obus, ses viscères sortaient de son ventre. Je n’arrive pas à l’oublier. »

En février dernier, Jacques Bérès a traversé la frontière libano-syrienne à moto puis à cheval. Arrivé dans la banlieue de Homs, la capitale de la résistance, pilonnée par les forces de Bachar al-Assad, il a dû, courbé en deux, emprunter une canalisation d’égout de deux kilomètres qui serpentait sous terre. Puis, à mi-chemin du tunnel, il a réussi à charger sur une motocyclette son matériel médical et ce « dermatome », une machine à greffer la peau dont il a fait cadeau aux médecins de la ville martyre. A Homs, pendant quinze jours, il a opéré 89 patients dont 9 sont morts sur le billard. Les autres ont succombé avant même d’avoir été opérés, de trop attendre. « On ne savait plus où donner de la tête, il y avait des brancards partout. Et puis j’ai dû partir, épuisé par ces nuits sans sommeil », dit-il, agacé par ce corps qui ne voulait plus rien entendre.

Bérès interrompt son récit, sa femme vient de le rejoindre. Il veut la protéger, rendre l’atmosphère moins lourde, c’est pourtant elle qui toujours l’encourage à partir. Danièle, à la chevelure blanche assortie à celle de son mari et qui le regarde avec une tendresse mêlée d’admiration. «On n’a qu’une vie, alors je veux qu’il la vive comme il l’entend. Et puis ce n’est pas une tête brûlée, il fait particulièrement attention », répète-t-elle comme un viatique contre l’angoisse qui monte lorsque les chaînes d’info relaient le bruit des mortiers et le décompte des morts. Mais la belle du docteur, qui consacre son temps de retraitée à l’association de lutte contre le sida Aides, est-elle dupe? Sans doute pas.

Depuis son retour, son homme est là sans l’être tout à fait. Il court les plateaux et les forums pour dire ce qu’il a vu. « Ce n’est pas le tout de jouer aux cow-boys, de faire monter l’adrénaline. Après, il faut témoigner: c’est la base de notre médecine humanitaire telle qu’on l’a définie avec Kouchner. »

Il se méfie des indignations grandiloquentes, n’est pas toujours d’accord avec les prises de position de Bernard-Henri Lévy qui, pourtant, a financé la moitié de son voyage. « Aucune ONG ne voulait prendre le risque de m’envoyer en Syrie. Trop dangereux, trop cher en assurances, mais l’association de BHL, France Syrie Démocratie, a fini par accepter de payer la moitié de mon aventure. » L’autre moitié, c’est une association islamique de Seine-Saint-Denis, UAM 93, qui l’a prise en charge. Improbable attelage! Jacques Bérès ne préconise rien, ni intervention étrangère ni nécessité d’armer l’opposition. Il ne sait même pas si les ONG doivent prendre le risque d’envoyer des médecins en Syrie. Son choix est celui de raconter. Au cours de son dernier voyage, il y a un mois à peine, dans le nord du pays, il a vu un médecin et deux pharmaciens se faire tuer: « En Syrie, aujourd’hui, c’est aussi dangereux d’être pris en train de soigner un blessé que les armes à la main. » Jamais le chirurgien n’avait vu une dictature se déchaîner avec une telle violence contre la profession médicale. « Toutes les pharmacies que j’ai pu croiser dans le Nord ont été pillées ou brûlées. Impossible même de trouver dans la région d’Idlib un cachet d’aspirine. Les maladies chroniques, les cancers que l’on ne peut soigner se multiplient. En Syrie, les hôpitaux sont les cibles prioritaires des chars. Ce blocus thérapeutique est une innovation dans la barbarie. »

Sa vie est une épopée au service de l’humanitaire, mais il en façonne le récit à la manière humble des hommes de terrain. Pendant sa khâgne à Louisle-Grand, Bérès côtoie Régis Debray et Clément Rosset, qui, à 19 ans, a déjà écrit un ouvrage remarqué: « la Philosophie tragique ». Paul Thorez, le fils de Maurice, sort de son casier à l’internat des coussins de soie sauvage sur lesquels son groupe de copains, potaches surdoués, affectent de dormir pendant les cours de philo.

« Mes camarades étaient extraordinaires, je n’étais pas à la hauteur », juge Bérès. Faute de devenir un grand philosophe, il sera chirurgien: « Ca me convenait bien. Les opérations des os, c’est de l’ébénisterie ; le vasculaire, de la plomberie. » Il évoque avec humour sa première expérience de chirurgien de guerre au Vietnam, lorsque, âgé de 26 ans, il rejoint les Viêt-cong éberlués pour se mettre à leur service, et eux qui, en guise de bienvenue, simulent son exécution…

Même la création de Médecins sans Frontières en décembre 1971 qui va pourtant bouleverser l’histoire de l’humanitaire, il l’évoque comme le fruit de l’impatience de jeunes gens ivres d’aventure. « La Croix-Rouge avait beaucoup tardé à nous envoyer dans le golfe du Bengale après le passage du cyclone de Bhola qui avait fait 500 000 morts, alors on a pris les choses en main. » Du Biafra à la Libye en passant par le Rwanda, on le retrouve sur toutes les lignes de front. Et puis, en 2006, de passage à Paris, il propose à Augustin Legrand de soigner les sans-abris qui occupent les tentes du canal Saint-Martin, à Paris. « Comme j’étais le plus vieux, ils m’ont nommé président des Enfants du Canal. » Dans un mois, l’association s’installera dans ses locaux définitifs, rue Vésale, dans le 5e arrondissement, l’« ancienne permanence de Tiberi »!

Il est fer de ce lieu de 800 mètres carrés qui offrira des chambres individuelles aux mal-logés. Mais il avoue que ce qu’il aime le plus, c’est la chirurgie de guerre. «Je hais la bureaucratie, j’ai besoin d’avoir les mains dans le cambouis. » Au cours de son voyage près d’Idlib, à la frontière turque, alors qu’il n’avait que dix minutes pour évacuer une localité attaquée par les chars, il s’est senti faiblir. « Il faut que j’arrête avant de devenir un danger pour les autres. De me faire tuer bêtement. Je ne sais plus sauter des camions en marche. Je vais arrêter. Un jour… Pas maintenant. »

BIO EXPRESS
1941
Naissance à Paris. 1959 Renvoyé de khâgne au lycée Louis-le-Grand, il choisit de devenir chirurgien. 20 décembre 1971 Crée Médecins sans Frontières avec Bernard Kouchner et Max Récamier. Mars 1980 Rejoint Médecins du Monde. 2007 Président des Enfants du Canal. Février-mars 2012 Missions en Syrie.

MOT A MOT
En Syrie, les hôpitaux sont les cibles prioritaires des chars. Ce blocus thérapeutique est une innovation dans la barbarie. Jacques Bérès

SARA DANIEL