Reportage
La nouvelle armée irakienne
«Nous ne sommes que des boucliers humains»
Instruite, équipée et contrôlée par les Américains, la nouvelle armée irakienne réunit des anciens soldats de Saddam, les protégés des chefs de tribu, et surtout de nombreux misérables simplement en quête d?un salaire. Pour une efficacité toute relative?
Ce matin, au camp Bravo du quartier Amariya de Bagdad, siège du 303e bataillon de la nouvelle armée irakienne, toutes les patrouilles de routine sont suspendues. Un grand raid va être déclenché sur Abou Ghraib. Célèbre pour sa prison, la ville a longtemps été, après Fallouja et Ramadi, un des «spots» les plus dangereux d?Irak. C?est ici qu?en avril dernier la coalition a tué plus de 500 insurgés sunnites et chiites qui avaient uni leurs forces. Aujourd?hui, 200 soldats irakiens de la «nouvelle armée» et 80 soldats américains doivent participer ensemble à l?opération.
Même s?ils se battent dans le même camp, les soldats irakiens observent avec envie les gilets pare-balles à plaque métallique des Américains. Ils se plaignent de leur équipement. De leur salaire. De leur vie de pestiférés. Leurs voisins les considèrent comme des traîtres parce qu?ils collaborent avec les Américains. Et nombre de leurs collègues ont été assassinés lorsqu?ils rentraient chez eux. Certains ne cachent même plus leur regret de l?époque Saddam. A les entendre, la seule différence pour eux depuis la chute du dictateur, c?est le droit aux lunettes de soleil pendant les opérations. Tous en portent. Imitations Ray-Ban ou Calvin Klein coincées entre les masques, et les bandanas qui leur dissimulent le visage pour que personne ne puisse les reconnaître. Les Américains s?engouffrent dans leurs véhicules blindés. Seul le capitaine Smith, l?instructeur des soldats irakiens, monte avec nous et «ses hommes» dans de simples pick-up toutes vitres ouvertes, à la merci d?une grenade. A bord, on a l?impression de jouer les cibles vivantes. Un soldat nous propose gentiment une kalachnikov: il n?est pas sûr de pouvoir nous défendre en cas d?attaque?
Dans un des quartiers d?Abou Ghraib, huit objectifs ont été identifiés. Des «lanceurs de mortiers», nous explique un soldat irakien qui fait hurler la radio pour tromper sa peur. Lorsque nous arrivons dans la ruelle, les Humvee et les chars américains pointent déjà les maisons. Et les hélicoptères survolent le quartier.
Le capitaine Smith sermonne les gradés irakiens censés superviser l?opération. L?un d?entre eux s?occupe de la circulation au lieu de surveiller ses hommes. Un peloton s?est attardé dans une maison et a perdu le reste de la troupe. Mais il n?y aura pas d?accrochage majeur. Un raid bien mené. Des hommes surpris sous la douche, des mères qui sanglotent lorsqu?on arrête leur fils?
Qu?ils soient conduits par les Irakiens ou par les Américains, tous les raids se ressemblent. Tous provoquent le même sentiment de malaise. On a envie de s?excuser d?être là. De se distancier de l?effraction, de la violence de ces armes qui fouillent les recoins des maisons prises d?assaut, dans la touffeur de la sieste d?un vendredi après la prière, le meilleur moment pour agir selon les Américains. Huit hommes seront arrêtés. L?un d?entre eux est jeté dans notre voiture. Un soldat irakien me fait signe de donner mon foulard pour lui bander les yeux.
De retour au camp, le capitaine Smith affiche sa satisfaction: l?opération a duré moins d?une heure. L?instructeur américain, un blond aux yeux délavés, aux traits anguleux et à la diction militaire, aime son job. Il a décidé d?entrer dans l?armée après avoir tenté de se suicider à l?âge de 15 ans. «J?ai demandé à Dieu de me montrer la voie: il m?a commandé d?entrer dans l?infanterie.»
Pour entraîner des hommes dont certains ont à peine 18 ans, Smith utilise un jeu vidéo de combat rapproché qui s?appelle Computer Gate. «Je faisais déjà cela en Corée. Comme ça, leur premier combat se passe sur ordinateur.» Smith respecte ses 240 soldats. Ils se sont «bien comportés» chaque fois qu?on leur a tiré dessus. Même s?il ne se fait pas d?illusions sur leurs motivations: «Ils sont là pour le salaire (150 dollars par mois pour les premiers grades). Exactement comme les Américains. Très peu d?entre nous sont ici pour défendre leur pays?»
Pour lui, le plus difficile est de trier le bon grain de l?ivraie: «Certains d?entre eux sont des informateurs à la solde de la guérilla. Vous savez, il n?y a pas beaucoup d?innocents dans ce pays.» D?ailleurs, à son avis, le dernier groupe de soldats incorporés livre des informations aux cheikhs locaux. Le colonel Mohammed, l?Irakien qui commande le 303e bataillon, ne voulait pas les engager pour la même raison, «mais l?état-major américain en a décidé autrement pour faire plaisir à certains chefs de tribu?», explique-t-il. Le capitaine Smith désigne un gros costaud à l?air patibulaire, nouvellement enrôlé, qui répond au nom d?Abou Brahim. «Les Irakiens ont des voyous intelligents. Malheureusement, ce sont ceux qui se battent contre nous», plaisante-t-il. Selon lui, si l?état-major américain a imposé ce sergent, c?est parce qu?il est le protégé d?un cheikh d?une tribu influente. Mais dans le camp tout le monde se méfie de lui: il renseignerait les «terroristes». Abou Brahim est couvert de cicatrices. Ses hommes racontent qu?il est un ancien des forces spéciales de Saddam. «Pour nous endurcir, on nous faisait tuer des animaux, puis les manger sans les cuire», fanfaronne un de ses anciens compagnons. Mais Abou Brahim déteste évoquer cette période de sa vie. Parce qu?il est considéré comme un «collaborateur» des Américains, des tires de mortiers ont atteint à cinq reprises sa maison. La dernière fois, sa mère a été blessée, et son neveu est mort. Comme ses hommes, il se plaint des conditions de vie. De son salaire qui ne justifie pas les risques qu?il court: «Sous Saddam, nous recevions un lopin de terre et une somme d?argent. Aujourd?hui, nous sommes moins bien traités que les policiers.» Il y a aussi la vétusté des armes et cette présence de femmes au sein de l?unité qui l?exaspère: «Nous sommes des héros, qu?avons-nous besoin de femmes, elles ne font que compliquer le travail!» Manifestement, ce gradé qui commande un peloton a la nostalgie des années Saddam: «En ce temps-là, lorsque nous avions des doléances à présenter à notre général, il réglait les choses en cinq jours?» Puis il y a encore et toujours la question du transfert des pouvoirs. L?humiliation d?être commandés par des Américains est constante. Même ici où les rapports entre les hommes se passent plutôt mieux qu?ailleurs.
Devant les grilles du camp Bravo se tiennent 25 soldats en colère. Un peloton entier qui se révolte. Ces soldats parlent tous en même temps. Des hommes humiliés qui exigent réparation. Hassan décrit la corruption qui gangrène l?unité. Il affirme qu?un de ses sergents et sept autres soldats irakiens prennent des commissions sur les contrats et vendent les armes qu?ils confisquent au marché noir. «Lorsque nous sommes allés dénoncer ces pratiques, les Américains nous ont consignés dans nos quartiers. Ils nous ont tenus en joue, insultés. L?un d?entre eux m?a craché dessus. Moi qui ai découvert trois voitures piégées le mois dernier! Un des soldats américains, le capitaine Mike, était furieux; il a demandé à ses compatriotes pourquoi ils nous humiliaient de cette façon et a menacé de partir. Alors ils l?ont mis aux arrêts à son tour.» Les plantons du camp Bravo d?Amariya compatissent: «Les Américains contrôlent tout. Pour nous, il n?y a pas de transfert de pouvoir mais un transfert de risque. Nous ne sommes que leurs boucliers humains. Il y a deux jours, j?ai fait une patrouille avec eux. Ils étaient dans des véhicules blindés. Nous, dans des pick-up. Et, bien sûr, ce sont les nôtres qui ont été tués quand la bombe a explosé?»
Avec son majestueux manteau traditionnel et ses yeux bleus, le cheikh Hisham al-Dulaimi a l?air d?une star de cinéma lorsqu?il arrive au camp Bravo. Comme chaque semaine, le président de la Ligue nationale des Cheikhs irakiens vient négocier avec les Américains la libération des prisonniers d?Abou Ghraib. Depuis le scandale des photos de torture dans la prison qui symbolisait auparavant la cruauté du régime de Saddam, on relâche les détenus par bus entiers. Les chefs de tribu garantissent par écrit leur bonne conduite, et le tour est joué. Parfois même on s?arrange avant que les coupables d?actes de résistance soient arrêtés. Le cheikh Al-Dulaimi est un des principaux artisans de ce nouveau pragmatisme américain. Depuis le transfert de pouvoir, il aide certains anciens agents de renseignement de Saddam à retrouver du travail. Chaque jour, des centaines de solliciteurs font antichambre dans ses bureaux pour obtenir son soutien afin de réintégrer l?administration ou l?armée. «Réintégrer les anciens membres du Parti Baas, c?est le seul moyen pour les Américains d?espérer un jour rétablir la paix en Irak», analyse le cheikh avec simplicité.
Mais le capitaine Smith, instructeur américain de l?armée irakienne, ne digère toujours pas, lui, l?intégration dans les rangs de la nouvelle armée de ces ex-cadres du régime de Saddam qui, quelques mois auparavant, étaient considérés comme les bad guys: «A vous dire la vérité, je n?aurais jamais imaginé devoir travailler un jour avec des criminels de guerre?»