Reportage
Le pari fou du Hezbollah
De notre envoyée spéciale,
L’anarchie, c’est bon pour nous, les islamistes. Quand les Libanais se battent entre eux, ils nous laissent tranquilles !» Personne ne se réjouit plus ouvertement du coup de force du Hezbollah et de la lenteur des négociations de Doha, au Qatar, entre la majorité et l’opposition libanaises que ce petit barbu enjoué et bavard qui reçoit dans le coquet salon de sa maison de Tripoli. Omar Bakri Fostoq, expulsé de Grande-Bretagne après les attentats de Londres, était le fondateur du groupuscule salafiste (sunnite) Al-Mouhadjiroun. Il a trouvé refuge dans cette ville portuaire du Nord-Liban où les sunnites se sont battus la semaine dernière contre les alaouites, une branche du chiisme, en retrouvant les lignes de front qui les séparaient déjà en 1986.
«Aujourd’hui, les sunnites libanais en colère me demandent d’organiser leur djihad contre les chiites. Je ne croyais pas à l’implantation d’AlQaida au Liban. Mais ce sont les seuls capables de battre le Hezbollah. Après les Afghans, après les Européens convertis à l’islam radical par AlZawahiri, la nouvelle génération d’Al-Qaida sera libanaise», s’enflamme le prédicateur. Le droit de s’organiser, de se défendre contre l’oppression des chiites, de venger la dignité bafouée des sunnites : tous les prédicateurs salafistes de la ville lancent le même appel. La fitna, la discorde entre les deux principales confessions du Liban, s’expose comme une plaie ouverte et nourrit tous les fiels du ressentiment communautaire. En occupant les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest, le Hezbollah a levé un tabou, celui de la hantise d’une guerre entre musulmans, comme en Irak.
A l’aune des récents événements, à Tripoli, la population révise son histoire. Celle, par exemple, de l’attaque contre le camp palestinien de Nahr al-Bared, où des militants du Fatah al-Islam (sunnite) lourdement armés s’étaient retranchés avant que l’armée libanaise, dont la cohésion avait alors été saluée par la communauté internationale, ne lance l’assaut : «Tout s’est passé comme si l’armée avait voulu affaiblir les sunnites à la veille de la bataille de Beyrouth, explique aujourd’hui le cheikh Ghlayini, président d’une organisation caritative islamique. Nous, les sunnites, nous n’avons pas le droit de nous procurer une seule arme, mais l’arsenal du Hezbollah, qui transite à travers la Syrie par camions entiers, ne pose aucun problème. C’est fini, nous ne nous laisserons plus faire !»
Roumeh, dont le mari, arrêté au moment de l’assaut du camp de Nahr al-Bared puis emprisonné à Beyrouth, n’ose plus lui rendre visite, veut témoigner. Dans ce quartier pauvre de Tripoli où les maisons poussent au milieu d’un cimetière, le récit des «descentes» du Hezbollah qui s’est introduit chez des particuliers à Beyrouth pour saisir des documents, menacer et ficher les partisans du leader sunnite Saad Hariri, fils de l’ancien Premier ministre assassiné s’est répandu comme une traînée de poudre : «J’ai peur qu’on examine ma carte d’identité à un barrage et que l’on voit mon nom sunnite», explique-t-elle. Elle ne comprend toujours pas pourquoi son mari a été emprisonné alors que, selon elle, il aurait été payé pour s’enrôler dans une milice d’autodéfense. Dans le centre de Tripoli, le chef de la branche armée du Courant du Futur de Saad Hariri, Fadi Haachar, ravale sa honte : «Personne n’avait anticipé le coup de force du Hezbollah. Notre milice n’était pas préparée à résister. Mais aujourd’hui de jeunes extrémistes nous ont rejoints. Il faut que Saad Hariri ordonne enfin aux sunnites de se battre !»
Si l’occupation de BeyrouthOuest par le Hezbollah a révélé l’existence de la milice du Courant du Futur dont Saad Hariri a toujours nié l’existence ?-, elle a aussi démontré son amateurisme. C’est sous le couvert d’une société privée, Secure Plus, que de jeunes sunnites de Tripoli étaient embauchés pour défendre le quartier général de la famille Hariri au coeur de Beyrouth. Mais à les entendre aujourd’hui, après leur cuisante défaite, ils n’étaient ni suffisamment préparés, ni armés, ni surtout dirigés par un chef dont les appels au calme sont aujourd’hui perçus comme un signe de faiblesse.
Quant aux Forces de Sécurité intérieure, financées par les Etats-Unis, et pourtant placées sous l’autorité du Premier ministre sunnite Fouad Siniora, elles n’ont pas bougé. Et comment résister au Hezbollah et à ses alliés du parti chiite Amal, qui ont aussi bénéficié de la passivité de l’armée ? Contrairement aux affirmations de son chef, le général Michel Sleimane, qui soutient que la neutralité des militaires a évité la guerre civile, les journalistes de la chaîne de télévision de la famille Hariri, fermée par le Hezbollah, dénoncent l’attitude de certains officiers qui accompagnaient les miliciens, relayaient leurs menaces et rudoyaient parfois les employés de la chaîne en leur ordonnant d’évacuer les lieux. Une présentatrice de la télévision du Futur assure posséder des photos de cette fraternisation entre l’armée et les miliciens chiites, admettant aussitôt qu’elle a reçu des menaces et ne les utilisera pas…
«Larmée du Liban n’est pas neutre, explique un diplomate européen en poste à Beyrouth. Elle maintient l’équilibre, c’est-à-dire qu’elle change de camp au gré des rapports de force. Le général Sleimane, candidat de consensus au poste de président de la République depuis le coup d’Etat du Hezbollah, s’est rapproché de l’opposition…» Selon un responsable militaire du mouvement Amal, le parti de Nabih Berri, président du Parlement, dont les miliciens ont joué un rôle prépondérant dans l’occupation de Beyrouth, le Hezbollah aurait consulté l’armée avant de lancer l’assaut sur la capitale : «En substance, l’accord était : si vous n’attaquez pas le Sérail (siège du gouvernement) ni les maisons de Saad Hariri et de Walid Joumblatt (le chef druze), larmée ninterviendra pas…» Amal Saeed Gorayeb, universitaire spécialiste du Hezbollah et elle-même sympathisante de l’opposition, reconnaît qu’une partie de l’état-major de l’armée est proche du camp du Hezbollah : «Si les violences avaient continué une semaine de plus, la guerre civile avec son mécanisme propre aurait commencé, et l’armée se serait déchirée.» La chercheuse, qui accuse le gouvernement d’agir comme «une faction au pouvoir», salue la stratégie du Hezbollah : «Les manifestations de l’opposition qui avaient rassemblé plus d’un million de personnes n’avaient rien donné; et là, en trois jours de combats, le gouvernement s’effondre et annule ses décisions !» La prise de Beyrouth-Ouest par le Hezbollah a autant impressionné ses partisans que ses ennemis. D’autant que le Parti de Dieu n’a pas utilisé tout son potentiel. Ce sont les miliciens d’Amal, pourtant connus pour leur indiscipline, qui ont été envoyés en première ligne, alors que les combattants aguerris du Hezbollah se contentaient de superviser les opérations. Désormais, dans les chancelleries occidentales, on salue le génie tactique des hommes en noir, et on déplore la faiblesse du gouvernement : «Le Hezbollah a toujours dix plans d’avance, et le gouvernement dix plans de retard ! Au Liban, c’est toujours Nasrallah qui a la main», regrette un diplomate, qui enterre promptement la «révolution du Cèdre». Radi Alek, ex-responsable du Hezbollah à l’Université américaine qui, avant de rompre avec le parti, côtoyait Hassan Nasrallah et les Iraniens, qui lui donnaient parfois directement des ordres, confirme l’extrême degré de préparation du Hezbollah : «Chaque cas de figure est étudié, et tous les plans de bataille qui s’y rapportent sont prêts. Depuis le retrait israélien du Sud-Liban, le Hezbollah s’est consacré à la préparation de la guerre, c’est pour cela qu’ils étaient prêts en 2006…» Imad Moughnieh, l’homme qui supervisait cet état de guerre permanente, a été abattu le 12 février dernier à Damas dans un attentat attribué aux services israéliens. «Il avait lui-même prévu l’hypothèse de son assassinat. La question n’est pas de savoir si le Hezbollah va riposter, mais quand…», affirme encore l’universitaire Amal Gorayeb. Quant à l’arsenal du Parti de Dieu, il serait presque intact : «En 2006, le Hezbollah a été surpris de la difficile progression des Israéliens. Le front s’est figé beaucoup plus au sud que prévu. Résultat : la ligne du fleuve Litani le long duquel la milice avait concentré sa défense n’a jamais été ni dévoilée ni entamée», explique un expert militaire occidental. Si bien qu’aujourd’hui les militants du Hezbollah s’accommodent des patrouilles de l’ONU dans le sud du pays, mais deviennent pointilleux dès lors que les casques bleus franchissent le fleuve vers le nord.
Et si l’on avait mal compris le message de la prise de Beyrouth ? «Le Parti de Dieu ne veut pas prendre le contrôle de tout le Liban. Il ne veut pas d’une fédération syro-libanaise, mais il cherche à obtenir un rééquilibrage des forces politiques en exigeant la formation d’un gouvernement d’union nationale, explique le chercheur Waddah Charara, spécialiste des chiites. Dans un contexte de guerre froide avec les Etats-Unis, c’est aussi l’intérêt de l’Iran de sanctuariser le Hezbollah au Liban.»
Une nouvelle guerre civile interdirait cependant cette sanctuarisation. C’est pour cela que, dans le bras de fer entre le gouvernement et l’opposition qui a paralysé les institutions et bloqué à dix-huit reprises l’élection du président, le Hezbollah a retenu ses troupes chaque fois qu’il y avait des affrontements communautaires. Pourquoi vient-il de déroger à cette règle ? «Nasrallah s’est dit qu’il n’avait plus rien à perdre avec les sunnites du Liban, tandis que les sunnites du monde arabe, qui le considèrent comme un héros depuis la guerre de juillet 2006, lui pardonneraient son coup de force, explique un responsable du parti chiite Amal. Il a sans doute aussi voulu tirer profit du contexte favorable des négociations entre les Américains et l’extrémiste chiite Moqtada al-Sadr en Irak, et des discussions officieuses entre Israël et la Syrie.» Et si l’habile stratège s’était pour une fois trompé dans ses calculs ?
Sara Daniel
Le Nouvel Observateur