Reportage

Liban : le cauchemar de la guerre civile

Le Liban est mort. Regardez comme mon pays était beau ! », soupire cet homme d’affaires libanais rencontré à Damas et qui a emprunté la route qui serpente dans la montagne pour se rendre à Beyrouth. Dans les chemins de traverse qu’imposent les barrages de l’armée, détours obligés depuis que le Hezbollah de Hassan Nasrallah a fermé la route de l’aéroport de la capitale libanaise, l’air chargé d’odeur de pin humide et le calme de la forêt peuvent nourrir, l’instant d’une respiration, le fantasme d’une paix retrouvée. Mais trop vite, sur la colline d’en face, on aperçoit les champignons de fumée des roquettes du parti de Dieu qui pilonnent les partisans du Druze Walid Joumblatt dans leur bastion. Ils sonnent le glas de la révolution du Cèdre et de cette paix de compromis négociée depuis vingt ans. Alors que Beyrouth-Ouest est tombée aux mains de l’opposition, ici, dans la montagne druze, comme à Tripoli, dans le nord du pays, la guerre civile dessine à coups de tirs de mortier le nouveau visage du Liban.

En redescendant, c’est un triste spectacle que celui qu’offre Beyrouth. Quadrillées par l’armée qui s’est déployée avec ses chars et ses Jeep, les rues de la capitale sont entravées par des chicanes de béton, des monticules de gravats ou de plastique hérissés de drapeaux qui claquent comme des déclarations de guerre, et de photos que l’on n’ose plus arracher, comme celle du président syrien Bachar al-Assad. Des miliciens qui ont troqué leur treillis pour le jogging font régner une atmosphère de peur et de délation. Tout le monde a l’air sonné. Même les «vainqueurs».

Les miliciens du parti Amal de Nabih Berri, qui ont remplacé depuis quelques jours ceux du Hezbollah à Beyrouth-Ouest, font, eux aussi, grise mine. Comme si cette revanche prise sur leurs concitoyens avait un goût amer. L’atmosphère est poisseuse, beaucoup plus que lors de la guerre de 2006, lorsque le Hezbollah proclamait sa «divine victoire» sur Israël, malgré ses quartiers en ruine. Aujourd’hui, le parti de Dieu a le triomphe discret. A peine peut-on voir quelques jeunes miliciens faire des «roue arrière» sur leurs mobylettes, l’air satisfait, sur leur nouveau terrain de jeu, la route de l’aéroport bloquée par des gravats.

On retrouve Walid Joumblatt, prisonnier dans sa propre maison de la rue Clemenceau, à Beyrouth, dans une atmosphère de veillée funèbre. Il a les yeux mi-clos, comme s’il voulait pouvoir conserver quelque temps l’illusion que ce début de guerre civile n’était qu’un cauchemar. «Hafez al-Assad [le père de l’actuel président de Syrie] avait annoncé qu’il brûlerait la montagne, et voilà qu’ils l’ont fait. Relisez les pages que Mitterrand a écrites dans «l’Abeille et l’Architecte» sur la haine ancestrale des Syriens et des Druzes», expédie cet homme qui ne rechigne pas, en temps normal, à explorer avec humour les subtilités psychologiques de ses retournements d’alliance. Mais l’heure est au désespoir et non plus à l’explication de texte : «Les prosyriens ont réussi leur coup d’Etat militaire, on va assister maintenant à la traduction de cette victoire en coup d’Etat politique. Ce que Nasrallah veut, il l’obtiendra.» Le Premier ministre Fouad Siniora a finalement refusé de négocier sous la contrainte, alors que l’armée avait décidé de geler les décisions qui ont mis le feu à la poudrière libanaise : la révocation du chef chiite de la sécurité de l’aéroport et le contrôle du réseau de télécommunications du Hezbollah. Et les combats continuent.

Même désespoir dans les couloirs de la maison de Saad Hariri, le chef du parti sunnite, pilier de la majorité, où l’on confesse à mi-mot la faute politique : «Jamais on n’avait imaginé que le Hezbollah oserait s’attaquer à Beyrouth. Mais une telle opération, qui remet en question l’ordre régional et mondial, était préparée de longue date. De toute façon, ils auraient trouvé un autre prétexte pour prendre le pouvoir.» Chez les Hariri, on sait que l’on va payer cher auprès de la base la décision de ne pas appeler à prendre les armes contre les «chiites». Déjà, dans le nord, à Tripoli, le Courant du Futur, le parti de Saad Hariri, a du mal à ne pas se laisser déborder par les extrémistes salafistes, en particulier dans les camps palestiniens. Ces djihadistes ont lancé un appel à la guerre contre «les Perses» : «Les militants du Hezbollah sont entrés dans les maisons de nos hommes. Sous la menace, ils ont remplacé les photos de Rafic Hariri [l’ex-Premier ministre assassiné] par celles de Hassan Nasrallah. Les gens ont peur, et bientôt vous verrez qu’il y aura des ralliements au plus fort.»

A Beyrouth-Ouest, dans le quartier de Barbour, à 90% sunnite, Hassan, milicien du parti chiite Amal, monte la garde depuis l’ancienne maison de Nabih Berri. Il nie avoir lancé une nouvelle guerre confessionnelle en prenant les armes contre le parti sunnite de Hariri. Pour lui, les partis de la «résistance», Amal et Hezbollah, ne sont pas chiites, mais une coalition multiconfessionnelle dirigée contre Israël. «Ici, beaucoup de sunnites nous soutiennent, venez voir.» Mais la visite guidée chez des sunnites prétendument pro-Hezbollah en dit long sur les pressions exercées sur eux par les miliciens chiites. Seule une petite fille ose confesser sa tristesse : «Mes parents m’ont appris à haïr Israël, pas mes propres frères.» Son père, lui, ne croit pas à la guerre civile : «Les communautés sont trop mélangées, ce sont les politiciens qui parlent des chiites et des sunnites, mais nous sommes tous des Libanais !»Tristes réminiscences. Ces professions de foi patriotiques rappellent celles des Irakiens qui s’indignaient quand on leur demandait leur confession, à la veille de la guerre civile.

Dans la maison d’à côté, des chiites du Hezbollah prient autour de la photo de leur fils, Hassan Ali, mort à Bint Jbeil, au sud du pays, pendant la guerre avec Israël en juillet 2006. Culte du secret oblige, ce n’est que lorsqu’ils ont eu connaissance de sa mort que ses parents ont appris qu’il était dans l’armée du parti de Dieu. La famille dit sa détestation des Hariri, des «Saoudiens milliardaires». Mais c’est le ressentiment social, bien plus que la question religieuse, qui nourrit leur animosité. Ils ne reconnaissent pas le gouvernement libanais. Pour eux, le Sayyed Nasrallah (descendant du Prophète) est le vrai chef de l’Etat.

Soudain, un employé de l’Electricité du Liban sonne à leur porte pour faire payer sa facture. Il est jeté dehors sans autre cérémonie : «De quel droit ils nous demandent de l’argent, à nous, des pauvres gens, alors que le Hezbollah, lui, nous verse un salaire depuis la mort de notre fils ?» Pour eux, ce fonctionnaire ne peut être qu’un agent de l’autre camp…

A Achrafié, quartier chrétien de Beyrouth, si la vie reprend doucement aux terrasses des cafés, tout le monde ne parle que de «la situation». Et du rôle de la communauté internationale. «Le problème, c’est que nous n’avons plus de recours. Tout le monde, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, est lié aux partis libanais. L’Occident et l’Arabie Saoudite soutiennent Hariri, l’Iran et la Syrie sont derrière le Hezbollah. Qui, alors, peut jouer le rôle d’arbitre ?», soupire une journaliste. Un homme politique de la majorité ressasse son ressentiment contre la France. «Ils ont voulu Munich : ils l’ont ! Aujourd’hui, l’Iran contrôle le pays. Téhéran a restauré sa «frontière» avec Israël qui avait été détruite au cours de la guerre de 2006. Bravo la communauté internationale !»

Dans l’entourage de Nabih Berri, le président du Parlement, dont le parti Amal a soutenu le coup de force amorcé le 7 mai, on reconnaît avoir été dépassé par la base et n’être pas totalement d’accord avec le chef du Hezbollah. Mais on accuse avant tout le gouvernement d’avoir commis une faute impardonnable : «Dans un pays multiconfessionnel comme le Liban, bon ou mauvais, on ne renvoie pas le chef de la sécurité de l’aéroport, un chiite, sans négociations avec les communautés religieuses !» En 1975, ce sont de telles décisions risquées à l’époque, le désarmement des groupes palestiniens qui avaient fourni un prétexte à une riposte démesurée. Le Liban avait alors sombré dans la guerre civile.

Sara Daniel

Le Nouvel Observateur