Reportage
Le match des premières dames
Tout les oppose, leur personnalité, leurs origines, leurs convictions. Et pourtant, Michelle la flamboyante et Ann la timide ont chacune une lourde tâche à accomplir: persuader les Américains que personne ne pourra faire mieux que leur homme
L’une a l’air si forte, l’autre toujours au bord des larmes. L’une, immense et sculpturale, se casse en deux pour se pencher vers ses interlocuteurs comme si elle portait une armure, l’autre est de taille moyenne. L’une est plus à l’aise quand elle s’adresse aux «laissés-pour-compte du rêve américain » (les pauvres), l’autre aux «gens qui ont réussi» (les riches). L’une a passé son enfance dans un ghetto pauvre de Chicago, l’autre dans une banlieue huppée de Detroit. L’une est noire, l’autre est blonde. Archétypes de ces deux Amérique qui ont tant de mal à cohabiter sur le même territoire, aussi immense soit-il, et qui se disputent aujourd’hui la Maison-Blanche.
Tout oppose ces deux femmes et pourtant, dans ce rôle ingrat de colistière de cœur que leur ont attribué les équipes de campagne de leur mari, leur job est le même: humaniser les candidats, mobiliser leur intimité pour redonner espoir à ceux qui désespèrent du fameux rêve américain. Jamais dans une campagne présidentielle américaine le rôle des épouses n’aura été aussi important.
Le 3 octobre dernier, interviewée par CNN quelques minutes avant que son mari ne livre la plus mauvaise performance de sa carrière au cours de son premier débat avec Mitt Romney, Michelle Obama était apparue flamboyante et sûre d’elle. Une véritable bête politique. Interrogée juste avant elle, une Ann Romney fragile aux yeux rougis avouait détester cette période de campagne électorale et les attaques portées contre son mari. En 1994, elle s’était même juré de rester définitivement dans l’ombre après les moqueries que lui avait values une interview au « Boston Globe » lorsque Mitt se présentait au Sénat. Ann y détaillait la vie terriblement difficile qu’elle avait partagée avec son mari pendant leurs études jusqu’à ce qu’elle révèle naïvement que Romney avait même été contraint de vendre les actions American Motors qu’il détenait… D’un côté, une icône moderne, exaltée par la campagne, de l’autre une épouse traditionnelle agressée par les flashs. Au round des premières dames, il n’y avait aucun doute ce soir-là à Denver: Michelle avait écrasé Ann. Et l’on ne pouvait s’empêcher de se demander pendant le débat, alors que Barack Obama se recroquevillait sous les coups de son adversaire, ce qu’aurait répondu la si combative Michelle.
Dans un pays qui n’apprécie pas les losers, Michelle est devenue l’atout numéro un d’un président malmené et usé par la crise, les guerres et les compromis. Car Michelle n’est pas seulement la première dame des Etats-Unis. C’est la femme la plus puissante au monde selon le magazine « Forbes ». L’« autre Obama », comme on l’appelle en Amérique, une dénomination qui laisse entendre qu’elle pourrait un jour, comme Hillary Clinton, prétendre à un destin national, s’est révélée une brillante oratrice, émouvante et populiste. Comme si elle avait désormais hérité du charisme qui fut celui de son mari pendant sa première campagne électorale. La nécessité de le soutenir aujourd’hui contre vents et marées semble l’avoir libérée de la hantise de commettre un impair, écrasée qu’elle semblait jusque-là par la responsabilité d’être la première première dame noire de l’histoire des Etats-Unis. Dans un pays où l’égalité raciale n’est jamais acquise et où l’on prête encore attention à toutes les nuances de couleur de peau, c’est elle qui incarne la nouvelle frontière comme l’explique ce membre de l’équipe présidentielle à la Maison-Blanche: «Pour nous, les Noirs, il était incroyable de voir un président métis élu et plus encore peut-être devoir que la première dame était noire… »
Face à cette Jackie Kennedy noire, il aura fallu du courage à Ann Romney pour sortir de sa réserve et se lancer avec tant de fougue dans l’arène politique… Pour susciter la compassion des Américaines, elle n’a rien caché des affres dans lesquelles l’ont plongée sa sclérose en plaques et sa lutte contre un cancer du sein.
Mais c’est son discours à la convention républicaine de Tampa (Floride) en août dernier qui l’a révélée : cette épouse de 63 ans dont quarante-trois de mariage avec « Mitt », a vaillamment tenté de susciter l’empathie des Américains pour ce milliardaire terne et gaffeur : « Personne ne travaillera plus dur. Per-sonne ne remuera ciel et terre comme Mitt Romney pour faire en sorte que l’on vive mieux dans ce pays. Cet homme n’échouera pas. Cet homme va relever l’Amérique », a-t-elle déclamé, suscitant une standing ovation.
Pourtant, un mois plus tard, à la convention démocrate de Charlotte (Caroline du Nord), c’est Michelle Obama qui reprenait le dessus en volant au secours de son mari. Les Américains connaissaient déjà l’histoire de sa famille dans le ghetto du South Side de Chicago, mais l’évocation de son père, modeste employé municipal miné par la sclérose en plaques, a arraché les larmes de l’assistance. L’image de cet homme revenant du travail et montant une à une les marches où l’attendaient chaque soir Michelle et son frère Craig a été perçue comme un éloge de ce rêve américain que beaucoup avaient enterré avec la crise et les fins de mois difficiles. Un renvoi à l’épopée de cette middle class laborieuse que se disputent les deux partis. Elle a rap-pelé que son père s’était acharné au travail, jusqu’à la fin, pour payer la scolarité de ses enfants. Michelle et Barack ont d’ailleurs achevé leurs études criblés de dettes et sans aucune action à vendre pour vivre… Ce que Michelle a soigneusement tu pendant la campagne, en revanche, c’est le sentiment qu’elle a longtemps éprouvé d’être une paria dans une Amérique où la réussite était en principe réservée aux Blancs. Une de ses amies a raconté la ségrégation raciale qui sévissait à Princeton quand Michelle y était étudiante dans les années 1980. Elle avait consacré le sujet de sa thèse aux «étudiants noirs à Princeton ». Et elle en a gardé une méfiance pour la corporate America qui lui a fait quitter le cabinet d’avocats prestigieux qu’elle avait rejoint après avoir fait son droit à Harvard et dans lequel elle a rencontré Barack.
Ann, au contraire, a toujours eu le sentiment d’appartenir à l’Amérique des gens qui réussissent. Elle est née à Bloomfeld Hills, dans la banlieue chic de Detroit. Son père, un grand industriel, fut un moment maire de la ville. Elle a rencontré Mitt quand elle avait 15 ans dans un lycée privé du Michigan et, tandis que son fiancé partait faire du prosélytisme pour l’Eglise mormone en France, elle a décidé de se convertir en se plaçant sous la tutelle morale de son futur beau-père, George Romney, gouverneur du Michigan. Ann a 19 ans lorsqu’elle se marie, «scellée pour l’éternité», selon la tradition de l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours dans le grand temple de Salt Lake City en présence des PDG de General Motors et de Ford. Mère de cinq garçons, nés en onze ans, Ann n’a jamais délégué les tâches ménagères à quiconque. «Mamie», comme l’appellent ses dix-huit petits-enfants, distribue à l’équipe de campagne des gâteaux gallois qu’elle fait elle-même. Les Romney ont emprunté à l’Eglise leur devise: «Aucun succès ne peut compenser d’avoir échoué au sein de sa famille. » Mais sa famille « mormone » est aussi un carcan dont on ne s’affranchit pas facilement. Aujourd’hui l’Eglise commente par exemple les vêtements d’Ann, sa robe rouge Oscar de la Renta ou l’ensemble en cuir noir qu’elle a arboré à l’émission de télévision de Jay Leno, et fait savoir qu’elle désapprouve. Trop osées, trop découvertes, ses tenues pourraient coûter à son mari une partie de l’électorat mormon…
Mais c’est surtout l’électorat féminin qu’Ann a besoin de séduire, cet électorat qui avait assuré à Obama sa victoire en 2008. En 2010, lorsque les républicains ont gagné le soutien de la majorité des femmes pour la première fois depuis trente-sept ans, les démocrates n’ont-ils pas perdu le contrôle de la Chambre des Représentants? Un sondage réalisé par le « Wall Street Journal » montre qu’on en est encore loin aujourd’hui: 55% des femmes se prononcent en effet en faveur de Barack Obama contre 37% pour Mitt Romney, soit un écart de 18 points. Si Ann est plus populaire que son mari (52% contre 45% d’opinions favorables au lendemain du débat de Denver), il n’est pas non plus certain qu’elle parvienne à lui faire gagner des voix parmi les femmes de la middle class. Sa passion pour les chevaux hors de prix et ses deux Cadillac ne la rendent pas très sympathique à l’Américaine moyenne. Et lorsqu’on a critiqué le refus de son mari de dévoiler sa feuille d’impôts, elle s’est contentée de répondre avec mépris: «On a déjà donné tout ce que les gens ont besoin de savoir. » Alors dans ce milieu comme dans l’ensemble de la population, c’est Michelle qui reste la plus populaire (69% contre 56% pour Barack). Malheureusement pour les démocrates, cette fois encore c’est son mari qui se présente!