Reportage

Génération porno 2.0

Sujet tabou dans une société pudibonde, le sexe est devenu pour les jeunes Américains l’objet de pratiques débridées inspirées des films pornos qui inondent le Net.

Sur la petite scène de cette salle du Lower East Side, à New York, un travesti déguisé en Reine d’Angleterre se déshabille. Il se caresse en mimant l’acte sexuel, puis saute dans la salle et retire de son anus un drapeau britannique. Il est 1 heure du matin à The Box, la boîte de spectacle porno burlesque la plus prisée de Manhattan. Ecoeurée, Jennifer fixe les chérubins et les poissons du papier peint. Lorsque le travesti commence à se tartiner de matière fécale, elle glisse sous la table qui colle à la scène et pour laquelle son petit ami a dû débourser 1 400 dollars. Elle a les larmes aux yeux, mais n’ose pas lui dire qu’elle aimerait partir. Ni qu’elle n’apprécie pas davantage les donjons sado-maso où il la traîne trop souvent pour pimenter leur ordinaire.

Dans le milieu de la bourgeoisie républicaine de Minneapolis dont Jennifer est issue, on ne parle pas de ces choses-là. Au lycée, le programme d’éducation sexuelle financé par l’Etat faisait la promotion de l’abstinence avant le mariage. Jennifer s’y est tenue. Elle s’est contentée de pratiques sexuelles qui maintenaient intacte sa virginité. Puis elle a fini par rompre son voeu de chasteté, et son petit ami lui a imposé ses goûts.

Aux Etats-Unis, c’est un vrai paradoxe: chez les jeunes, le sexe est à la fois un sujet tabou… et l’objet de pratiques de plus en plus débridées. Car la seule éducation sexuelle qu’ils reçoivent vient du porno sur internet. Résultat, nombre de jeunes garçons traitent leurs partenaires comme des actrices pornos. Et elles reproduisent les bruitages et mimiques de l’industrie du X, persuadées qu’elles doivent au moins feindre d’apprécier les scénarios qui mettent en scène des fantasmes stéréotypés de domination masculine si elles ne veulent pas passer pour des godiches…

A New York, il y a une femme qui a décidé de partir en croisade contre ces pratiques sexuelles héritées du porno. Elle s’appelle Cindy Gallop et n’a rien de la prude coincée que l’on pourrait s’attendre à rencontrer. « Je ne fais l’amour qu’avec de très séduisants jeunes gens d’une vingtaine d’années », explique cette quinquagénaire vêtue de cuir, lovée dans le canapé de son loft de Chelsea, décoré comme un bordel des années 1980. Assise à côté d’un alligator doré griffé Gucci, cette ex-publicitaire explique qu’elle en a eu assez que ses jeunes partenaires abreuvés de porno en ligne croient que les femmes adorent que l’homme jouisse sur leur visage ou qu’ils fassent une fixation sur la pénétration anale. « Quand j’étais jeune, il était primordial pour mes partenaires de savoir si j’appréciais nos rapports. Aujourd’hui, beaucoup ne me posent plus la question…»

Alors Cindy Gallop a décidé de lancer son propre site, intitulé « Make Love Not Porn » (« Faites l’amour, pas du porno »), pour lutter contre les clichés de cette génération éduquée sexuellement par les sites de porno sur internet. Gallop insiste sur le fait que pour elle aucune position n’est a priori répréhensible, mais que la dictature du porno a terriblement appauvri les pratiques sexuelles. Elle encourage les internautes à poster leurs films érotiques en explorant d’autres pratiques, d’autres approches que la mécanique de domination des positions dictées par l’industrie de la San Fernando Valley. « Je veux montrer que le sexe peut être tendre ou drôle. Promouvoir un porno ouvert, être le Hugh Hefner (le fondateur de «Playboy») du XXIe siècle, il faut dédramatiser le sexe, en parler encore et encore. » Mais discuter des pratiques sexuelles que l’on apprécie ou pas n’est pas chose simple dans un pays pudibond: «Avant, LA conversation avec les parents évoquait des choux et des cigognes, puis l’amour entre les êtres. Aujourd’hui, ce que les adultes devraient dire à leurs enfants, c’est: «Je sais que tu regardes du porno sur le Net, mais il n’est pas obligatoire de calquer tes pratiques sur ce que tu vois.» Cette conversation, personne ne l’a, alors, certains parents me remercient », rapporte Gallop.

Parler de sexe, c’est précisément ce que fait le best-seller « Cinquante nuances de Grey ». Le livre, qui s’est déjà vendu à plus de 20 millions d’exemplaires aux Etats-Unis, va peut-être finir par concurrencer outre-Atlantique le succès de « Harry Potter »…

Le « New York Times » l’a qualifié de « mom porn », autrement dit de pornographie pour mamans. Dans « Cinquante nuances de Grey », une héroïne nunuche, Anastasia Steele, qui ne cesse de rougir et de se mordre les lèvres à chaque page, se meurt d’amour pour Christian Grey jeune milliardaire suffisant. Elle accepte de signer un contrat qui la livre aux fantasmes sado-maso de son amant. L’énorme succès de cette bluette de porno édulcoré en fait beaucoup plus qu’un mauvais livre:un phénomène de société! Au point que le « Time Magazine » a placé son auteur E. L. James dans la liste des 100 personnalités qui ont le plus compté en 2012.

«L’avantage de «Cinquante nuances de Grey», c’est qu’il est un livre grand public qui parle de sexe. L’inconvénient, c’est qu’il véhicule un cliché de type Cendrillon et qu’il peut conduire des jeunes femmes influençables à accepter des relations perverses et non satisfaisantes », analyse Cindy Gallop. La trilogie érotique a peut-être fait sauter un verrou de pudibonderie chez l’Américaine moyenne, il n’en reste pas moins que le comportement d’Anastasia s’inspire des scénarios de films érotiques dirigés par des hommes et pour des hommes. L’Amérique attend encore son « Lady Chatterley », un roman qui, loin des stéréotypes, explorerait la sexualité féminine du XXIe siècle…

SARA DANIEL