Reportage

Interview: les scénarios de l’après guerre

Le Nouvel Observateur. – Croyez-vous à un cessez-le-feu durable au Liban?

Ghassan Salamé. – Le plus urgent, c’est d’arriver à coordonner sur le terrain quatre acteurs (l’armée libanaise, les Israéliens, le Hezbollah, et la force internationale) qui ont chacun naturellement une interprétation différente de la résolution qui a abouti à la cessation des hostilités. Comment faire coexister ces acteurs dans un territoire d’à peine deux mille kilomètres carrés, alors qu’il n’y a aucune confiance entre eux et qu’aucune victoire militaire décisive n’a été enregistrée ? Dès le 12 juillet, les grandes puissances ont considéré que l’armée israélienne allait vaincre. Le premier projet de résolution franco-américain se fondait donc sur une hypothèse fausse. Puis, pendant la dernière semaine de la guerre, on a fini par travailler sur une hypothèse plus réaliste, celle de l’impasse militaire. Mais la sortie de crise ne manque pas d’ambiguïté.

Il faut essayer de coordonner une armée israélienne qui n’a pas vaincu, qui ne veut pas lâcher mais qui ne veut pas non plus garder ses positions, parce qu’elle a gardé un souvenir cuisant de la période de l’occupation du Sud-Liban et parce qu’elle manque de fortifications dans une zone qui lui est absolument hostile. Un Hezbollah qui pense qu’il a gagné, qui ne voit pas pourquoi il rendrait les armes, et qui est très intégré à la population civile du sud dont est issue la majorité de ses membres. Une armée libanaise pas assez équipée et qui sera déployée dans une région qu’elle connaît mal pour en avoir été absente depuis plus de trente ans. Et une Finul (Force intérimaire des Nations unies au Liban) recomposée, dont la mission est floue. Par exemple, la Finul doit « soutenir » l’armée libanaise, mais jusqu’où et comment ? Doit-elle pour cela participer au désarmement du Hezbollah ? Qui décide ? Cela n’est pas tranché. Du coup, les ministres de la Défense des pays contributeurs à la Finul hésitent. Et le déploiement total des troupes prendra des mois. Que va-t-il se passer pendant ce laps de temps ? Nous vivons aujourd’hui une transition, mais nous ne savons pas encore vers quoi.

N.O. – Quels sont les scénarios possibles?

G. Salamé. – Le premier cas de figure, qui est aujourd’hui dans toutes les têtes, serait de voir dans cette « paix » arrachée par l’ONU, une simple trêve entre deux guerres. C’est le scénario que redoute la population libanaise, qui est persuadée que cette guerre n’est qu’un des épisodes d’un conflit vieux de plusieurs décennies. Le deuxième scénario serait de voir la résolution 1701, qui a fait taire les armes, appliquée à moitié. Il n’y aurait, dans ce cas de figure, pas de conflagration majeure, mais des escarmouches, une instabilité endémique. Le troisième scénario serait celui d’une applica-tion hypocrite de la résolution, une cessation des hostilités, tandis que les soldats israéliens resteraient massés à la frontière et que le Hezbollah garderait ses armes. Enfin, un scénario idéal verrait l’application intégrale de la résolution, avec la création d’une zone de sécurité sans Israéliens ni hizbollahis armés…

Mais il existe un cinquième schéma, extrêmement optimiste, que je n’écarte pas complètement : et si le drame que vient de vivre le Liban poussait les parties en présence à reprendre le chemin des négociations ? Entre les jusqu’au-boutistes iraniens et syriens et le clan des revanchards israéliens, comme Netanyahou qui sonne déjà le tocsin de la prochaine guerre, il existe une troisième voie qui voudrait faire de cette guerre, la dernière des guerres israélo-arabes, et de cette fragile cessation des hostilités, un début de retour à la négociation, comme à Madrid en 1991.

N.O. – Qu’est-ce qui justifie votre optimisme?

G. Salamé. – En Israël, Ehoud Olmert et Tzipi Livni ont bien dû reconnaître les limites de la puissance militaire et des actions unilatérales. Le succès électoral du Hamas à Gaza, et le succès militaire du Hezbollah au Sud-Liban démontrent les effets pervers des retraits unilatéraux sans négociations qui renforcent les partis radicaux. D’autre part, les régimes arabes sont coincés. Car l’Iran dispose d’atouts considérables qui les effraient. D’abord, les Américains l’ont débarrassé de Saddam Hussein et des talibans. Ensuite, le Hezbollah, qui est une des composantes du régime des mollahs, vient de faire belle figure dans ce conflit. Et enfin, l’Iran dispose d’un programme nucléaire qui avance, et surtout d’une véritable arme de destruction massive : le prix du pétrole. Or le cours du baril, qui est déjà très élevé, peut doubler en cas de guerre régionale au Moyen-Orient et mettre à genoux l’économie internationale. Face à cette montée en puissance de l’Iran, les leaders arabes ressentent la même panique qu’après le 11 septembre… Et ils poussent déjà à un retour à la table des négociations sur la base de l’initiative de Beyrouth de mars 2002.

Bien sûr, de nombreux écueils fragilisent l’espoir qui pourrait naître sur les cendres du drame libanais. Le principal d’entre eux est un danger d’ordre conceptuel. Nous n’avons plus aucune lecture commune des événements. Car, pour beaucoup, nous sommes en train de vivre une nouvelle guerre froide, qui a lieu cette fois entre l’Occident et l’Islam. Cette fameuse « guerre des civilisations » que nous promettait Huntington, il y a dix ans. Les anciens abcès de fixation de la guerre froide (la Corée, le Vietnam, l’Angola, le Nicaragua) ont fait place aux nouveaux : la Tchétchénie, les zones tribales pakistanaises, Mindanao ou le Sud-Liban. Allons-nous réussir à nous extirper des schémas mentaux que cette nouvelle guerre froide planétaire à coloration religieuse nous impose ? C’est toute la question.

(*) Ancien ministre de la Culture du Liban, Ghassan Salamé est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et auteur de « Quand l’Amérique refait le monde », Fayard, 2005, 568 p., 25 euros.