Édito
Et si l’offensive d’Erdogan avait eu pour effet de réveiller l’Europe ?
Jusqu’ici, l’autocrate turc multipliait les coups de force et les provocations en toute impunité. Affaibli politiquement, Erdogan semblait vouloir compenser en autant de conquêtes extérieures le terrain qu’il était en train de perdre à l’intérieur de son pays. Au Liban, en Libye ou au Mali, il a continué à nouer des alliances avec les gouvernements ou les juntes comme s’il cherchait à supplanter des puissances jugées déliquescentes. Ivre de son pouvoir depuis que les Etats-Unis se sont désengagés du Moyen-Orient, son audace n’a plus de limites. En octobre 2019, son armée a lancé une offensive contre les Kurdes en Syrie, alliés héroïques de la coalition contre Daech. Elle a envahi leurs terres, et ses supplétifs syriens, selon un rapport qui vient d’être publié par l’ONU, se sont livrés à des exactions et des viols sur leurs prisonniers.
En juin 2020, sa marine brisait l’embargo en Libye, en cédant des armes au gouvernement d’entente nationale, et pointait ses radars lumineux sur un navire français, l’équivalent d’un marquage de cible. Enfin, fort du terrible chantage migratoire que fait Ankara à la Grèce et à l’Europe entière, le président turc a tenté de s’approprier des eaux dont il conteste unilatéralement la territorialité.
« L’Europe n’avance que dans les crises »
Pourtant, ce ne sont ni les Etats-Unis ni les Russes qui auront sonné la fin de la provocation turque, mais la France, qui a redessiné les lignes rouges à ne pas franchir autour du continent européen. Exaspéré de voir un membre de l’Otan – une alliance désertée par les Américains sans puissance et sans cohésion – conduire l’Europe au seuil de la guerre, Emmanuel Macron a activé la solidarité européenne. Après avoir renforcé la présence militaire française dans la région pour manifester son soutien à la Grèce, il s’est employé à convaincre l’Allemagne, puis ses autres partenaires européens de faire front commun face à la Turquie. Le sujet turc sera bien sûr à l’ordre du jour du prochain conseil européen des 24 et 25 septembre à Bruxelles.
Si « l’Europe n’avance que dans les crises », d’après la formule de Jean Monnet, alors l’offensive d’Erdogan aura eu l’effet inattendu de réveiller l’assoupie, autour d’une idée où on ne l’attendait plus, celle d’une défense commune. La provocation turque et sa riposte franco-grecque ont peut-être suscité un début de prise de conscience de la nécessité de doter enfin l’Europe d’une armée.
Dans un article de la revue « Politique étrangère », Clément Beaune, le secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes, a souligné assez justement que les citoyens ne « critiquent pas tant l’Europe pour son intrusion dans les compétences nationales que pour son inaction face aux défis communs ». Hier les migrations, aujourd’hui le Covid-19 et la défense continentale. Reste à convaincre les Européens que, justement, en matière de défense, l’Europe pourrait bien représenter un levier de puissance : non pas la dilution, mais la condition de la souveraineté des nations qui la composent. Un beau défi pour Emmanuel Macron qui prendra au premier semestre 2022 la présidence de l’Union européenne…