Reportage

Des ghettos dorés sur tranche

Des ghettos dorés sur tranche Sur son uniforme gris perle, Ben Dyas, 62 ans, arbore un ciré jaune, cadeau de la police de San Diego. Lorsqu’il pleut – c’est rare à Rancho Bernardo -, les papys de la Milice privée des Retraités volontaires ménagent leurs articulations. Ils laissent aux lasers et aux caméras qui balaient le gazon taillé de frais des jardinets l’essentiel de la surveillance de leurs quartiers à sécurité renforcée, qui sont, en plus, bouclés par des barrières électriques. Mais aujourd’hui, c’est l’état d’urgence. Malgré la pluie battante, Ben et son coéquipier Al Baumer, 68 ans, doivent y aller. Le « capitaine de block », chargé de surveiller les allées et venues dans le pâté de maison, a repéré une fourgonnette Datsun délabrée devant la maison d’une vieille dame. Elle était conduite par des gens décidément trop jeunes pour ne pas être louches. L’alerte vient de Seven Oaks, rebaptisé « la cité des rides » par ceux qui n’y habitent pas. Dans cette enclave seules les personnes de plus de 55 ans ont le droit d’acheter une propriété. Le centre communautaire a d’ailleurs posté à toutes les intersections des panneaux qui confirment la chose: « This is a senior community ». « Ce n’est pas que nous détestions les jeunes, explique Ralph Bing, le directeur. Ils ne sont pas un mal en soi. Mais nous voulons vivre pleinement notre retraite sans avoir à craindre de trébucher sur un vélo ou d’avoir les oreilles percées par les hurlements des enfants. » A Seven Oaks, avoir moins de 21 ans frise le délit. Fausse alerte! Ben, qui roule des mécaniques et gonfle la voix comme un flic de feuilleton, en sera cette fois pour ses frais. Il s’agit encore d’un cas de « visite abusive »: une famille a reçu ses petits-enfants -des individus de moins de 55 ans- pendant plus longtemps que les six semaines réglementaires. « Il va falloir alerter le Comité architectural », soupire Ben. Ledit comité est en l’occurrence seul habilité à prendre des sanctions contre la vieille dame qui s’est permis d’enfreindre les fameux « codes, contrats et restrictions » de la ville la plus réglementée du monde. A Rancho Bernardo, on ne plaisante pas avec les « C. C. and R. ». Personne n’échappe au Big Brother législatif, à la Bible des ghettos de riches… Ils sont plus de 30 millions aux Etats-Unis, ces Américains, des Blancs à une écrasante majorité, qui ont choisi de vivre retranchés derrière les murs de règlements de ces forteresses dorées qu’on appelle pudiquement les « communautés planifiées ». Ce chiffre est en augmentation constante: on prévoit qu’en l’an 2000 – dans quatre ans! – 30% de la population américaine sera rassemblée dans ces cocons identitaires. Les habitants s’y regroupent par niveau de richesse, par classe d’âge et par affinités professionnelles. Un bond de plusieurs siècles en arrière, un retour aux guildes du Moyen Age, aux utopies de « la Cité de demain » de Dürer. Et une philosophie évidente: lorsqu’on vit avec des gens qui vous ressemblent, on évite tous les sujets de confrontation. Le conformisme du lieu ne tient pas uniquement aux toits de brique rouge imposés ou à la peinture marronnasse qui doit recouvrir chaque maison et dont les Codes vont jusqu’à préciser la marque. Il découle de la terrifiante uniformité sociale de ses habitants. Loin des centres urbains et de leurs débordements ethniques, on vit, et on meurt, ici entre soi. Rancho Bernardo comprend un hôpital et une maison de retraite, deux centres commerciaux, treize banques, un cinéma où les jeunes de moins de 17 ans ne peuvent entrer qu?accompa-gnés d’un adulte, et même des entreprises, comme Hewlett Packard. A moins de se sentir claustrophobe, on peut ne jamais éprouver le besoin de sortir de Rancho Bernardo. Avec ses 40000 habitants, c?est la plus grande communauté planifiée des Etats-Unis. Située à 25 miles au nord de San Diego, elle comprend sept enclaves, véritables ghettos dans le ghetto, où l’on se sent encore plus entre soi. Au Nord, très chic, Bernardo Heights, où le prix des maisons atteint plusieurs millions de dollars. Deux quartiers de vieux, Seven Oaks (où l’âge minimum est de 55 ans) et Oaks North (où l’âge requis n’est que de 45 ans), des maisons pour les sportifs à Golf and Tennis, des groupes d’immeubles et plusieurs communautés à sécurité renforcée comme Las Flores. Chaque quartier compte environ six ou sept règlements différents – parfois un par pâté de maison ? qui font chacun une centaine de pages. Rancho Bernardo est donc régi au total par près de 4200pages de « Codes, Contrats et Restrictions » qui précisent jusqu’à la couleur des rideaux, le poids maximal autorisé pour les animaux domestiques ou la forme à donner aux rosiers. Ben Dyas, de la Milice privée des Retraités volontaires, se souvient de l’époque où les troupeaux de vaches Black Angus paissaient sur les collines de Rancho Bernardo. Ses parents, fermiers dans l’Oklahoma pendant la crise de 1929, s’étaient fait refouler à la frontière de l’Etat lorsqu’ils étaient venus chercher du travail dans l’eldorado californien. Il s’était juré, lui, de franchir « sa » frontière. Les barrières de Rancho Bernardo ont été son rêve américain à lui, un éden à l’abri des gangs de Tijuana, la ville qui marque la frontière avec le Mexique, loin des programmes d’Affirmative Action pour la promotion des minorités ethniques, loin du péril asiatique… Ben rechigne bien un peu quand on lui impose de demander l’autorisation pour repeindre les plinthes de sa maison de la même couleur qu’avant. Mais d’une façon générale tout le monde reconnaît la vertu des Codes, gardiens de la communauté. Anita Adler, de Las Flores, ou Joyce Tavrow, de Seven Oaks, trouvent des accents lyriques pour décrire leur mode de vie: « enclaves de beauté », « villages de solidarité retrouvée ». Mais la propreté excessive des ruelles est acquise au prix d’une contrainte quasi militaire. Incroyable paradoxe: ce sont ces mêmes Blancs aisés et conservateurs qui protestent le plus contre toutes les intrusions de l’Etat fédéral qui s’imposent à eux-mêmes des lois et des règlements auxquels nul gouvernement ne songerait jamais à les contraindre. Quant à la « solidarité retrouvée », elle se transforme vite en un militantisme strictement égoïste. Les associations de propriétaires de Rancho Bernardo n’ont pas d’autre projet social que la défense des intérêts les plus immédiats de ceux qu’ils représentent. Joyce Tavrow, une habitante de Seven Oaks à la retraite, court de réunion en comité pour faire interdire l’enseigne du Taco Bell ou les antennes paraboliques, expliquer à une assemblée de petits vieux aux Sonotone attentifs quel sera le candidat le mieux à même de défendre les intérêts de la communauté. Joyce, c’est la marraine de Rancho Bernardo, elle est de tous les coups, de tous les combats. Le mois dernier, elle a organisé le voyage d’une délégation des habitants à Washington pour faire interdire l’aéroport militaire dont la construction était prévue dans la région. Les communautés planifiées tentent depuis quelque temps déjà de constituer des lobbies capables d’agir au niveau national. Mais ce civisme privé leur coûte cher. Les Bernardiens s’élèvent donc contre ce qu’ils appellent la »double taxation ». Là où la police et l’entretien des routes sont assurés par une association privée, certains se demandent pourquoi il faut encore payer des impôts à la Ville. C’est ce que le secrétaire d’Etat au travail Robert Reich a appelé « la sécession de ceux qui ont réussi ». Charles Murray, un sociologue conservateur de Washington, a prédit que les Américains qui vivent dans ces ghettos finiraient par considérer les centres-villes comme des sortes de réserves, des lieux à la dérive par lesquels ils finiraient un jour par ne plus du tout se sentir concernés. A la mairie de San Diego, d?aucuns pensent qu’il faudrait interdire les « communautés barri-cades », les plus sécuritaires de ces zones planifiées. Elles pullulent dans la région. Dans l?Orange County, par exemple, elles rassemblent près de 80% de l’habitat. A l’instar du Ranch Fairbanks, protégé par six barrières successives et où tout dépassement de la limitation de vitesse peut entraîner le bannissement pour un mois de la voiture et de son conducteur… Pourtant, la révolte gronde à l’intérieur de ces ghettos dorés sur tranche. D’abord parce que de plus en plus de Californiens entrent contraints et forcés dans les communautés planifiées. C’est le cas de Richard Louv, journaliste au « San Diego Tribune », auteur d? »America 2″ où il dénonce ce qu’il appelle « la civilisation des abris » : « En Californie, on ne peut plus échapper à ces communautés. J’ai très peur pour nos enfants. Quelle idée pourront-ils se faire de la liberté, eux qui seront nés et auront grandi dans ce monde d’interdits? » Ensuite, beaucoup sont lassés par la dictature de l’oligarchie communautaire. Ce sont les plus gros possédants qui veillent au respect des règlements. Du coup, locataires et petits propriétaires commencent à faire entendre leur voix: pour une clôture qu’ils n?ont pas eu le droit de poser ou parce que leur est refusée la possibilité de léguer leur maison à leurs enfants, trop « jeunes » pour pouvoir l?habiter. Tout cela perce derrière l’apparente cordialité des cocktail-parties du Community Center, univers de haies taillées au cordeau qui à perte de vue délimitent des carrés de pelouse identiques. Les « capitaines de block » sur le retour ont beau être vigilants, l’exaspération commence à poindre dans l’atmosphère aseptisée des ghettos dorés du sud de la Californie.

Sara Daniel