Reportage
Ces salafistes qui noyautent la résistance
Syrie : «Même les résistants laïques aspirent à nous rejoindre…»
Ils ont marché vingt-quatre heures pour atteindre le camp de réfugiés de Zaatari. Le village qu’ils ont fui n’est pas à plus d’une quinzaine de kilomètres de la frontière jordanienne. Mais il a fallu porter la grand-mère grabataire et les petits enfants, se cacher dans les fourrés, couper à travers champs. Surtout, ils ont dû procéder par petites avancées, s’arrêtant pour souffler tous les 200 mètres, priant en silence pour qu’un obus ou un tir ne vienne stopper leur laborieuse progression.
Comme la plupart des 1 500 réfugiés de Syrie arrivés au petit matin dans cette immense ville de tentes qui s’étend à perte de vue dans le désert jordanien, Ahmed et sa famille viennent de Tsil, un village de la région de Deraa. C’est l’odeur qui aura finalement convaincu ce boulanger de partir. Cette odeur âcre qui vous prend à la gorge, dit-il, celle des corps en putréfaction, les cadavres abandonnés de ces pauvres gens abattus alors qu’ils faisaient la queue pour chercher du pain. « Jusqu’ici le village n’était touché que par huit obus chaque jour. Mais depuis que l’Armée libre a investi le centre de Tsil, il y a quelques jours, les forces gouvernementales tirent quotidiennement près de 80 obus », soupire le boulanger. Sur son téléphone portable, Ahmed montre les images qu’il a filmées avant de quitter le village, la désolation, les corps qui jonchent le sol. « Sans l’Armée libre et les combattants du Front Al-Nosra qui contrôlent la région de Deraa, jamais nous ne serions arrivés jusqu’ici. »
Dans la ville frontalière de Ramtha, en Jordanie, à 3 kilomètres seulement de Deraa, la ville syrienne où la révolte contre le régime de Bachar al-Assad a commencé, c’est un cortège incessant d’ambulances, remplies de Syriens souvent gravement blessés. Fouad, un jeune combattant de l’Armée libre qui arbore une barbe noire, a reçu des éclats d’obus dans la jambe mais affirme pourtant vouloir retourner se battre dès qu’il sera remis, pour rejoindre ses dizaines de camarades qui partent chaque jour par autobus vers la frontière syrienne et la guerre. Il affirme aussi vouloir rejoindre le Front Al-Nosra parce qu’il est le seul groupe rebelle, selon lui, à disposer d’armes lourdes.
Qui sont les combattants du Front Al-Nosra?
On sait très peu de choses sur cette milice de salafistes. En un an, elle a revendiqué plus de 600 attentats qui ont coûté la vie à de nombreux Syriens, militaires et civils. Et, sur le terrain, ils sont les seuls rebelles à systématiquement écarter les journalistes, se chargeant eux-mêmes de diffuser sur internet les images de leurs actions.
Selon une partie de l’opposition syrienne, les soldats du Front AlNosra sont les mieux organisés au sein de la résistance armée au régime de Bachar al-Assad. Et s’ils prennent peu à peu l’ascendant sur les autres groupes, c’est parce qu’ils sont les plus déterminés, les mieux armés et qu’ils sont financés par de riches institutions de charité, notamment saoudiennes. « Sur le terrain, même les résistants laïques aspirent à les rejoindre, puisqu’ils concentrent les armes et l’argent », affirme le chef d’une milice kurde. Certains opposants les ont même présentés comme « les forces spéciales d’Alep », des combattants dont la discipline et le savoir-faire auraient été décisifs l’été dernier, lors de l’attaque de la deuxième ville du pays.
Or pour les Américains, qui viennent de les inscrire sur la liste des « organisations terroristes internationales », ce sont de dangereux extrémistes qui jettent l’opprobre sur la résistance armée syrienne et font redouter le pire pour l’après-Bachar. Et dans la mouvance de l’opposition syrienne, certains soulignent à quel point l’extrémisme du Front Al-Nosra conforte la rhétorique du régime, l’accusant d’être une création des services secrets syriens, il est vrai jamais en retard d’une manipulation, comme au Liban avec le groupe Fatah al-islam. Le régime de Damas n’avait-il pas étrangement libéré de prison plusieurs djihadistes au début de la révolte? Cependant, tous s’accordent à dire que, même dans ce cas, il est évident que la créature a comme toujours échappé à son maître, et qu’elle lui inflige désormais les pires revers.
« Vous avez vu le bel attentat suicide que nous venons de faire à Damas? Grâce à nos kamikazes, nous avons un beau palmarès! » C’est dans le hall d’un grand hôtel de la capitale jordanienne que le chef des djihadistes salafistes de Jordanie nous confirme avoir participé à la création du Front Al-Nosra. Avant de combattre en Syrie, Mohammad al-Chalabi, plus connu sous le nom d’Abou Sayyaf, menait le djihad contre les Américains, aux côtés du chef d’Al-Qaida en Irak, le Jordanien Abou Moussab al-Zarkaoui. Son groupe a aussi été accusé d’avoir perpétré l’assassinat du travailleur humanitaire américain Laurence Foley en 2002 à Amman. Il est sorti de prison l’an dernier après avoir purgé plusieurs années de prison pour avoir planifié des attaques contre des bases de l’armée jordanienne où se trouvaient des instructeurs américains. Dans le salon de thé du Sheraton, Abou Sayyaf caresse sa longue barbe noire et jongle avec ses portables, indifférent aux regards stupéfaits et inquiets de la jet-set jordanienne venue siroter des cocktails dans une atmosphère internationale. L’homme est pressé. Il sillonne sans cesse le pays pour mobiliser des combattants et les acheminer vers la ville syrienne de Deraa. Sa voix couvrant le jazz sirupeux qui résonne dans l’hôtel, Abou Sayyaf se fait pédagogue: « Pour faire vite, je vous dirais que notre idéologie est celle d’Al-Qaida. Nous avons transposé notre combat de l’Irak à la Syrie où nous sommes en passe de dominer tous les autres groupes de combattants. » Une information confirmée plus tard par le ministre irakien des Affaires étrangères, Hoshyar Zebari, selon lequel « le mouvement qui conduisait les djihadistes de Syrie jusqu’en Irak s’est aujourd’hui inversé ».
A en croire Abou Sayyaf, ce sont aujourd’hui deux Jordaniens qui dirigent le Front Al-Nosra dans la région de Deraa: Abou Joulabi al-Ourdouni et un autre Zarkaoui, Abou Anas, le cousin de celui qui a été tué en 2006 par les Américains en Irak. Abou Sayyaf explique que chaque cellule du Front Al-Nosra comprend un chef militaire, mais aussi un chef « spirituel » qui détermine s’il est moral ou non de piller un appartement, de confisquer tel bien, de châtier tel collaborateur du régime de Bachar, et qui rend aussi la justice. « Nous avons une bonne image et nous sommes très bien acceptés par le peuple », dit-il.
Contrairement à ce qui s’était produit en Irak où Al-Qaida se livrait aux pires exactions sur la population civile, il semble que les combattants salafistes en Syrie aient limité les attaques sectaires et confessionnelles. Ce qui leur permet de ne pas subir pour le moment le rejet qu’avait rencontré le mouvement djihadiste d’Irak, entre 2004 et 2008. Abou Sayyaf précise toutefois que l’objectif des combattants d’Al-Nosra est bel et bien d’instaurer en Syrie, l’antique « pays de Cham », un émirat islamique. Mais comment les chrétiens seront-ils traités dans cette Syrie-là? « Ils auront un statut spécial: jamais les chrétiens n’ont été aussi en sécurité qu’au temps du califat », affirme le djihadiste. Quant aux alaouites, « nous ne les tuerons pas, ils n’auront qu’à se convertir! » Toujours selon Abou Sayyaf, si le chef militaire du Front Al-Nosra, Abou Mohammed al-Joulani, est un Syrien, plusieurs des guides spirituels qui l’entourent sont des Jordaniens d’origine palestinienne. Comme son ami, le cheikh Abou Mohammed al-Maqdissi qui est toujours en prison en Jordanie.
Autrefois mentor de Zarkaoui, il avait pris ses distances lorsque celui-ci avait appelé au meurtre de tous les chiites irakiens.
Pour trouver l’autre grand chef spirituel d’Al-Nosra, Abou Mohamed Ataoui, il faut se rendre dans le camp palestinien de Widat. Là, le cheikh, qui a longtemps enseigné en Arabie saoudite avant de revenir en Jordanie, affirme que la puissance du Front Al-Nosra, déjà fort de 8 000 hommes, est en constante augmentation. D’ailleurs, le vieil homme n’hésite pas à prédire que la victoire est désormais une question de mois et qu’elle ne s’arrêtera pas à la Syrie : « Le «printemps arabe » va nous aider, nous les salafistes, à conquérir le monde, d’abord la Tunisie, l’Egypte, la Libye, puis la Syrie, bientôt la Jordanie, ensuite, nous continuerons notre combat contre Israël et les Américains. C’est le sens de l’histoire, on ne peut pas revenir en arrière… » Quant à la mise à l’index d’Al-Nosra par la communauté internationale, «ce n’est qu’une plaisanterie, affirme le cheikh. Comme si nous avions besoin du soutien des Américains qui ne nous donnent pas d’armes et assistent les bras croisés à la destruction de la Syrie!» Faut-il pour autant sourire de ces certitudes grandiloquentes? Non, car il est tout sauf certain qu’en qualifiant le Front Al-Nosra d’organisation terroriste les Américains aient visé juste.
Déçus par un Occident dont ils se sont toujours méfiés, et qui les a laissés seuls, coincés entre la terrible répression du régime de Bachar al-Assad et une opposition de l’extérieur impuissante et désunie, les Syriens pourraient être tentés d’admirer une organisation certes bannie par l’Amérique, mais qui fait ses preuves en les défendant sur le terrain. Sa mise à l’index serait ainsi jugée comme une trahison de plus par nombre de Syriens. Et les Etats-Unis auraient alors renforcé les forces fondamentalistes en Syrie. Au lieu de les affaiblir.
AL-NOSRA EN DATES 24 JANVIER 2012 Le Jabhat Al-Nosra ou Front Al-Nosra annonce sa création.
3 AOUT 2012 Al-Nosra publie un communiqué revendiquant l’assassinat d’un présentateur de la télévision syrienne, Mohamed al-Saeed.
3 OCTOBRE 2012 Al-Nosra revendique l’attentat de la place Al-Jabiri à Alep qui a fait 48 morts et 122 blessés.
19 NOVEMBRE 2012 Al-Nosra et plusieurs groupes islamistes annoncent vouloir fonder un émirat islamique en Syrie et rejettent la formation de la coalition de l’opposition syrienne.
11 DÉCEMBRE 2012 Le Département d’Etat américain inscrit le Front Al-Nosra sur la liste des « organisations terroristes internationales ».