Reportage

De Kilis à Adan… Les enfants syriens, forçats d’Erdogan

Emin Ozmen (Agence Le Journal)
Ils ont 8 ans, 11 ans, 15 ans. Ils ont connu les horreurs de la guerre en Syrie. Aujourd’hui, ils travaillent sept jours sur sept, douze heures par jour pour des salaires de misère et entretiennent souvent toute leur famille en Turquie. Pour eux, la malédiction continue.

Les Gavroches de Kilis

« S’il vous plaît, faites qu’il revienne ! » Mohamed Othman, 11 ans, un enfant syrien aux grands yeux graves, ne demande pas que la guerre s’arrête. Il est trop jeune pour se souvenir de la paix. Il n’est même pas effrayé par les tirs d’obus en provenance de Syrie qui font parfois trembler les vitres de sa nouvelle maison. Non, Mohamed voudrait seulement revoir son père parti il y a plusieurs semaines sans laisser d’adresse. Lorsque nous l’avons rencontré à Kilis dans la maison en béton nu occupée par sa famille, il servait le thé aux invités à cloche-pied, à cause de sa cheville cassée. Employé avec son frère jumeau dans une petite boulangerie où il travaille tous les jours de 6 heures du matin à 8 heures du soir pour 30 euros par mois, il est tombé dans l’escalier de la boutique, les bras chargés de galettes de ce pain rond non levé apprécié de part et d’autre de la frontière turco-syrienne. Sur le perron de sa maison, son oncle Ibrahim, un combattant d’Al-Nosra (un groupe apparenté à Al-Qaida), barbe noire et blouson de cuir, a failli en venir aux mains avec ses parents qui venaient d’accepter de nous recevoir. Ils ont excusé son accès de violence en nous expliquant que le djihadiste était gêné de raconter à des étrangers que la famille de huit personnes était entièrement entretenue par deux enfants de 11 ans.

Dans cette petite ville frontalière de Turquie située à 50 kilomètres d’Alep, malgré la pluie battante qui obscurcit l ’horizon, on ne voit qu’eux. Au coin des rues, dans les échoppes ou les cafés, poussant des charrettes remplies d’ordures ou de marchandises, ces minuscules gavroches aux visages sales zigzaguent entre des fantômes noirs, ces femmes syriennes qui portent l’abaya assortie d’un niqab qui ne laisse même pas entrevoir les yeux. Comme si une armée de nains avait pris le contrôle économique de ce qui est devenu au fil de la guerre une « petite Syrie » en territoire turc.

Emin Ozmen (Agence Le Journal)

A Kilis, havre de guerriers syriens et internationaux de toutes obédiences, porte d’entrée des combattants de l’Etat islamique vers le djihad, ce sont les enfants qui travaillent. Apprentis de 6 ans, serveurs de 8, ébénistes de 11, il n’est jamais trop tôt pour commencer à gagner le pain de la famille. Dans cette ville dont la population a doublé depuis le début du conflit, comme dans le reste de la Turquie, submergée par l’afflux de réfugiés syriens, on donne surtout du travail aux enfants, parce qu’ils sont bon marché, corvéables à merci et qu’ils ont encore moins de droits que leurs aînés. Même les Syriens qui arrivent à se mettre à leur compte en Turquie font travailler leurs enfants : Amar Allaoui, originaire d’Alep, est arrivé à Kilis il y a deux ans. Il a ouvert un magasin de meubles où il fait – travailler ses trois enfants de 12, 13 et 14 ans. Ils coupent les planches à la scie, et appliquent les champs sur les tranches au fer à repasser. « Je n’ai pas le choix, il faut bien survivre, soupire le papa, gêné. Et puis les écoles destinées aux Syriens sont loin et bondées, plus de quatre-vingts élèves par classe. Ils n’apprennent rien et sont toujours malades. » Amar compte quelques clients turcs mais pas d’amis. « Ils ne comprennent pas pourquoi on vit là au lieu de se battre pour notre pays… »

Quand on lui demande comment il voit l’avenir de ses enfants, le marchand de meubles répond sèchement : « Je n’espère rien pour eux, à quoi bon ? » Alors que le taux de scolarisation des enfants en Syrie était de 99% pour l’école primaire et de 89% pour l’école secondaire avant la guerre, filles et garçons confondus, au cours de l’année scolaire 20142015, moins d’un quart des 700 000 enfants syriens qui vivaient en Turquie étaient scolarisés. Sous la pression de la communauté européenne, l’Etat turc a accordé en janvier dernier aux Syriens adultes le droit de travailler, mais les employeurs turcs préfèrent toujours embaucher leurs enfants au noir. Pas vraiment étonnant dans un pays où le travail des enfants est un fléau national… « C’est toute une génération qu’on sacrifie. La Turquie est en train de produire des enfants analphabètes et un lumpen- prolétariat qui fait encore baisser le coût du travail », explique Soumaya. Jeune travailleuse sociale syrienne, elle est, elle aussi, employée au noir par une institution humanitaire turque prestigieuse. Cet afflux d’enfants ouvriers a des répercussions dans le monde entier. Récemment, les enseignes de prêt-à-porter Next et H&M ont reconnu avoir fait travailler sans le savoir des enfants syriens dans leurs usines turques. Soumaya décrit des cas désespérants, des enfants utilisant de dangereuses machines-outils sans protection et qui se retrouvent à l’hôpital avec des membres broyés.

Triste égalité des sexes dans l’oppression : les filles ne sont pas épargnées par ces labeurs de force. Leur situation est presque pire que celle des garçons, explique l’assistante sociale, car elles courent aussi le risque d’être « vendues », parfois dès l’âge de 8 ans, à des Turcs ou à des Syriens pour des mariages permanents ou temporaires (de la prostitution déguisée). A Gaziantep, pendant notre enquête, Fahri Ali, un garçon de 13 ans originaire de Jarabulus, en Syrie, qui travaillait dans un magasin de réparation de réfrigérateurs, a eu la tête tranchée parce qu’il refusait de donner les 50 livres turques (15 euros) de sa solde hebdomadaire à un homme qui venait d’être relâché de prison. Comme si les criminels de droit commun en Turquie adoptaient désormais les rites barbares des djihadistes syriens.

Les thénardiers d’Antakya

Emin Ozmen (Agence Le Journal)

Nous rencontrons Houdaï dans la zone industrielle d’Antakya, un repaire de Thénardier turcs qui emploient les enfants syriens à des travaux de carrosserie, de soudure ou de peinture. Houdaï repeint des meubles au pistolet douze heures par jour, sept jours sur sept pour 80 livres turques (25 euros) par semaine. Il est grand pour son âge, mais a toujours à 12 ans un visage d’enfant. Son bleu de travail est maculé de peinture, il est très pâle, porte des lunettes qui lui mangent le visage et se dandine d’un pied sur l’autre. Il voudrait écourter la conversation, car il a peur de perdre son travail. Et, pourtant, son job le tue à petit feu. Houdaï souffre d’une affection pulmonaire causée par les émanations de peinture. Le soir, il est pris de vomissements. La semaine dernière, il a passé six jours en soins intensifs à l’hôpital d’Antakya. A sa sortie, son patron l’a repris, mais la prochaine fois ? Dans la petite maison qu’elle partage avec deux autres familles syriennes, Asma, sa mère, licenciée d’économie de la faculté d’Alep, explique qu’elle a trois fils, tous employés dans l’entreprise de peinture. De Houdaï, elle dit : « C’est un enfant, et je dois lui demander de travailler comme un homme. » Le matin, lorsqu’elle le réveille à 5 heures, il la supplie : « Encore cinq minutes, maman s’il te plaît ! » En Syrie, Houdaï était excellent en maths. Il aimerait bien reprendre l’école, mais affirme ne pas vouloir être « égoïste et décevoir sa mère ». Quand on lui demande s’il a des rêves, partir à Istanbul ou plus loin encore, sa mère l’empêche de répondre en haussant la voix : « Il est très malade, il ne peut ABSOLUMENT pas voyager. » Elle vit en réalité dans l’angoisse de perdre son gagne-pain. Son mari, après des mois de chômage, est reparti vivre en Syrie. « Au début, il faisait des allers-retours, et puis la police turque lui a tiré dessus un jour, à la frontière. Il a fini par espacer ses visites, s’est remarié et on ne l’a plus vu. » Il y a un mois, le frère de Houdaï, Mustafa, 13 ans, a disparu. Grâce à des passeurs, il a rejoint son père, près d’Alep. « Je crois qu’il est reparti pour pouvoir enfin dormir », soupire Houdaï. Dans la maison, à l’étage au-dessus, ce sont encore les enfants qui entretiennent leur famille.

Abdou, un petit garçon grassouillet de 11 ans, sanglé dans un pull bleu trop juste, travaille comme assistant couturier. Il lave les pièces de tissu, coupe les fils, porte des rouleaux de coton. Dans son atelier, ils sont douze enfants, tous Syriens. Trois jours plus tôt, le patron a insulté Abdou en hurlant parce qu’il avait mélangé des étoffes. L’enfant a fait une crise d’épilepsie. Lorsqu’on arrive à lui parler sans que sa mère écoute, le petit garçon confie, les yeux brillants, qu’il était le premier de sa classe en arabe, qu’il aime écrire et rêve de devenir professeur. Mais il sait que cela n’arrivera pas. Sa sœur vient d’avoir un bébé, et son mari l’a quitté. « Alors je vis dans la crainte que mon patron me dise qu’il n’a plus besoin de moi. »

Trafics à Hacipasa

Ce matin-là, Mohamed Ghanouchi, 16 ans, a eu de la chance. Il attendait sous le pont Narlica d’Antakya qu’on vienne le chercher pour du travail.

Après s’être battu pour repousser d’autres candidats, il s’est hissé sur le pick-up d’Orman, un Turc replet d’une soixantaine d’années qui construit une maison dans la région de Hacipasa. Dans cette partie de Hatay, c’est le paradis du business avec la Syrie. Matériaux de construction, voitures, cigarettes et surtout pétrole, la contrebande a toujours fonctionné de part et d’autre de la frontière. Mais la guerre a décuplé les trafics. Ici, dans ces champs d’oliviers et d’herbe grasse tapissés de coquelicots, sur des dizaines de kilomètres, la frontière n’est matérialisée que par des volutes légères de barbelés et, à certains endroits, par un cours d’eau, l’Oronte, que les Syriens ont baptisé le « fleuve récalcitrant ».

Il y a quelques mois encore les camions-citernes faisaient la queue devant le village de Hacipasa pour transporter le pétrole de Daech. Dans le village voisin, le contremaître de Mohamed, qui s’affaire au milieu des parpaings et des bétonneuses, remarque en souriant que, désormais, c’est la maind’œuvre, à défaut du matériel, qui vient de Syrie. A Idlib, Mohamed a vu un bâtiment soufflé par une bombe s’effondrer comme un château de cartes devant lui. Des corps éviscérés, des amis aux membres arrachés. A 16 ans, il dit : « Je suis encore en vie. Que demander de plus ? Nous sommes une génération sacrifiée. » En Syrie, il était en seconde. Mais il ne se berce pas d’illusions : jamais il ne reprendra ses études. « Ça ne sert à rien d’espérer. L’espoir, ça vous coupe en deux, Ça vous tue. »

Prolétaires agricoles de l’Adana

Emin Ozmen (Agence Le Journal)

Il faut rouler longtemps sur les routes qui traversent les plaines fertiles de l’ancienne Cilicie, décrite dans les romans de Yaşar Kemal, pour trouver, au bout d’un chemin de terre, le campement de Tuzla. Là, une mer de tentes sales surplombe des champs de pastèques, qui alignent leurs mottes de terre recouvertes de nylon blanc.

Aujourd’hui, le camp de travailleurs agricoles saisonniers est peuplé d’une majorité de Syriens. Ils ont pris la place des plus pauvres des Turcs, travailleurs kurdes ou anatoliens, chassés par cette nouvelle classe de prolétaires de guerre. Ce sont eux désormais qui se déplacent au gré des récoltes, betteraves et pommes de terre en Anatolie, tomates à Izmir, oranges et pastèques à Adana. Des fruits et légumes qui seront ensuite exportés dans toute l’Europe. « Ces Syriens, ils sont privilégiés ! » peste Hasim, l’intermédiaire turc qui règne sur cette main-d’œuvre sans exigence autre que de fuir les combats. Le Turc distribue le travail, prend sa commission, fait sa loi. Mieux vaut être dans ses petits papiers…

En acceptant de travailler pour 7 euros la journée (encore moins pour les enfants), contre 20 pour les Kurdes, les Syriens ont cassé les prix, et la poignée de Turcs qui vivent dans le camp les haïssent pour cela. Entre les tentes posées à même la boue, dans les odeurs de putréfaction des égouts à ciel ouvert, les plus jeunes enfants, couverts de vermine, s’amusent à rouler dans des tonneaux vides ou à se battre. Les autres, un peu plus âgés ou adolescents, sont déjà dans les champs. Le camion est passé les prendre à 6 heures, les garçons devant, les filles dans la remorque, pour une longue journée de labeur. Pendant ce temps, les parents offrent le thé à Hasim dans l’espoir de monnayer une place pour un des leurs dans le camion du l endemain.

Dans le camp, tout le monde est malade, les épidémies sont chroniques, et il n’y a pas de médicaments. Nijah Maraghe, une jeune fille gracile de 14 ans aux yeux brillants de fièvre, n’a pas pu aller travailler aujourd’hui… Elle est arrivée ici il y a un an avec son oncle pour fuir les combats qui faisaient rage dans la région de Deir ez-Zor entre les troupes kurdes et celles de l’Etat islamique. A Tal Abyad, ils ont franchi la frontière encore ouverte. Tous les mois, son oncle se rend dans un bureau de change non officiel d’Antakya d’où il peut envoyer par mandat de l’argent aux parents de Nijah, qui vont le récupérer à Raqqa, pourtant sous contrôle de l’Etat islamique… Souvent, quand elle peut se dérober à la promiscuité oppressante du camp, la jeune fille regarde sur le portable familial les photos de ses parents, de ses frères et sœurs et elle pleure. Dans son village de Bab Ashab, près de Deir ez-Zor, elle était une enfant comme les autres qui aimait l’école, « plus pour mes amies que pour les études », reconnaît-elle. Ses parents avaient de la terre et faisaient travailler les autres. Et puis les groupes de rebelles se sont succédé à la tête du village : Al-Nosra, Jaysh a-Islam et enfin Daech, « qui a tout détruit ». Un jour qu’elle était partie au marché avec ses parents, Nijah a vu une tête décapitée au faîte d’un poteau électrique. « J’avais tellement peur de mourir, moi aussi… » En Syrie, elle ne se souvient pas d’avoir eu des rêves, même modestes : « J’étais si petite quand les choses ont commencé à devenir très graves… » Ce soir, elle espère seulement aller mieux. Pouvoir le lendemain passer douze heures le corps plié en deux sur les pousses de pastèque et acheter ce sac de pommes de terre qui nourrira sa famille pendant une semaine entière.

De notre envoyée spéciale en Turquie Sara Daniel. Photos: Emin Ozmen (Agence Le Journal)