Reportage

SYRIE. Le rêve trahi des Kurdes

Ils se sont accrochés jusqu’au bout à leur rêve d’Etat. Mais la trahison des Etats-Unis et la détermination de la Turquie ont enterré leurs espoirs.

C’est un voyage désespérant le long d’une ligne de déroute serpentant dans la blondeur des blés poudrés où vole le duvet blanc des champs de coton voisins. Sur cette route champêtre, qui longe la frontière turco-syrienne, entre les moutons gardés par de minuscules chiens et les poules noires aux longues pattes graciles, ce sont désormais des pelotons de chars turcs triomphants qui labourent les prairies de leurs roulements de chenilles, et les paysans du coin qui les regardent ont les figures sombres d’un peuple vaincu. La frontière, elle-même, est un long mur de béton de 700 kilomètres, frère jumeau de celui qui sépare Israël de la Cisjordanie. Il a été érigé en 2017 par les Turcs pour se défendre des « terroristes ». C’est sur ce mur-là, qui a coupé les villages et les familles en deux, séparé brutalement les amis et les amants, que le vieux rêve du peuple kurde de former une entité s’est d’abord écrasé, avant d’exploser quand Erdogan a lancé l’opération « Source de paix » pour démanteler le petit Etat dans l’Etat qu’est le Rojava syrien.

L’obsession d’Erdogan

Le 9 octobre, les forces spéciales turques, appuyées par des islamistes syriens, ont franchi ce mur pour s’emparer d’une bande de terre de 120 kilomètres de long entre les villes syriennes de Tall Abyad et de Ras el Aïn. Les bombardements aériens ont fait des dizaines de morts et plus de 300.000personnes ont fui devant l’avancée des troupes au sol. Car aux yeux d’Erdogan, un mur ne suffisait plus. Le Rojava, proto-État révolutionnaire qui s’est constitué du côté de la Syrie depuis 2012, est en effet issu du PKK, un groupe révolutionnaire indépendantiste kurde, contre lequel le pouvoir central turc lutte sur son sol depuis 35 ans. Et c’est sans l’assentiment des Turcs que les Occidentaux se sont appuyés sur les YPG, branche armée syrienne du PKK, pour affronter l’Etat islamique. Or la guérilla kurde est depuis toujours l’obsession d’Erdogan, et voir naître un embryon de Kurdistan, ou qu’il soit, lui est à jamais intolérable. Ce n’est pas la semaine passée qu’il l’a annoncé ; il le martèle depuis le début de l’interminable guerre en Syrie. Trahison des Américains ou pas, le rêve était mort-né et les Kurdes ont sans doute péché par excès de naïveté en pensant pourvoir troquer six années de guerre faite à l’Etat islamique et des dizaines de milliers de morts contre la promesse d’un petit Etat autonome dont personne ne veut dans la région.

Le 13 octobre, les Kurdes, pour éviter un massacre annoncé, avaient d’ailleurs déjà si bien renoncé à leur rêve d’unité et d’autonomie qu’ils ont conclu un pacte faustien avec Bachar al-Assad et ses alliés russes. Et ceux-là se sont empressés d’entrer, à leur tour, de leur côté, sur le territoire du Rojava pour l’occuper et le réunir sous l’autorité de Damas. L’armée syrienne et le détachement russe ont avancé si rapidement qu’ils patrouillent déjà le long du mur de la frontière du côté de Kobané et de Qamishli, faisant barrage à de nouveaux assauts turcs. L’objectif d’Ankara est néanmoins en grande partie accompli : le territoire kurde est morcelé de part et d’autre de sa frontière et la guérilla kurde est affaiblie. Il reste à Erdogan à concrétiser la dernière ligne de l’accord de cessez-le-feu négocié par les Russes et les Américains, à savoir repousser la présence de toute force kurde à plus de 32 kilomètres de la frontière, pour faire, sans trop mentir, un V de la victoire devant ses supporters. Au final, c’est toutefois le contraire d’un no man’s land derrière leur frontière auxquels les Turcs aspirent, puisqu’ils annoncent qu’ils y installeront une grande partie des 3,6 millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement en Turquie, en particulier les fidèles rebelles islamistes qu’ils ont pris sous leur aile depuis le début du conflit et qui combattent aujourd’hui à leurs côtés. Reste que Bachar el-Assad et Vladimir Poutine, les grands vainqueurs de cette courte guerre, sont réticents à voir s’installer dans leur nouvelle province ceux qu’ils combattent encore du côté d’Idlib.

Suruç/Kobané

Dans le petit cimetière de cette bourgade agricole située à quelques centaines de mètres de Kobané en Syrie, les dates inscrites en rouge et bleu sur les pierres tombales parlent de l’histoire récente de la ville. Il y a ceux qui sont morts en 2014, en chassant l’Etat islamique de Kobané et qu’on a enterrés de ce côté-ci de la frontière. Il y a ceux qui sont morts en 2015 lorsqu’un attentat de ce même Etat islamique a ensanglanté la ville. Et puis il y a les trois hommes qui ont été tués en juin 2018, lorsqu’ils ont reproché à un cacique de l’AKP, le parti d’Erdogan, de venir faire campagne dans ce bastion du parti turc pro kurde (HDP). De l’autre côté de l’allée principale, il y a un grand champ vide où les stèles ont été détruites, la terre retournée, les os déblayés. C’est sans s’arrêter de marcher et en murmurant que les habitants de la ville nous racontent l’histoire du cimetière : « Ils ne voulaient pas que l’on fasse des combattants kurdes de Kobané, des héros, alors ils nous ont demandé de reprendre nos morts. » Ici la peur déforme les visages. La ville est sous haute surveillance du régime d’Ankara. « Si je vous parle, je serai arrêté dans les deux heures qui suivent notre discussion », murmure ce commerçant. « On ne peut se fier à personne, même dans nos familles, il y a des espions du régime. »

Depuis Suruç, on ne voit déjà plus flotter au-dessus de Kobané l’immense drapeau jaune  du PYD, le pendant politique syrien du PKK. Car la ville symbole, à partir de laquelle a été lancée la reconquête du territoire du califat islamique, est repassée sous le contrôle de Bachar el-Assad le 16 octobre, en vertu de l’accord que les YPG et les FDS (Forces démocratiques syriennes) ont scellé avec le régime syrien et les Russes. « J’espère qu’ils épargneront la vie des civils », soupire un homme qui n’a plus de nouvelle de sa famille restée à Kobané.

Akçakale /Tall Abyad

C’est depuis cette ville frontalière, majoritairement arabe, que l’armée turque a conduit ses opérations en Syrie. Ici les habitants, qui ont essuyé une pluie de roquettes tirées depuis le Rojava syrien, sont encore plus nationalistes que les Turcs. Les haut-parleurs de la ville diffusent en boucle des marches militaires ottomanes et la lecture de la sourate de la conquête tirée du Coran. Lorsque Tall Abyad, ville syrienne située à quelques centaines de mètres de l’autre côté du mur de béton, est tombée aux mains des YPG en 2015, une partie de ses habitants s’est réfugiée à Akçakale. Aujourd’hui, ils espèrent pouvoir rentrer chez eux dans une Syrie débarrassée des « terroristes kurdes » qui ont confisqué leurs maisons, « grâce au président Erdogan ». L’avenir répondra rapidement à la question de savoir si le « président el-Assad » est d’accord… Akçakale c’est aussi la ville qui délivre le permis des journalistes étrangers, un permis qui n’arrivera jamais et sans lequel il est interdit de poser une question. A un énième contrôle de police, les reporters reçoivent cette étrange mise en garde : « Écrivez ce que vous voyez. Et surtout ne nous fâchez pas ! »

Nusaybin/Kamishli

Des cratères béants et des vitres explosées défigurent les immeubles flambant neufs du nouveau quartier al-Furat de la ville kurde de Nusaybin. Ce sont pourtant les roquettes des YPG qui ont causé ces dégâts. Une troupe d’enfants désœuvrés depuis que l’école a fermé jouent les guides, montrent les impacts aux visiteurs. Ils s’y connaissent malheureusement : tous ont perdu plusieurs des membres de leur famille dans les opérations sanglantes et destructrices qu’Ankara avait lancé dans la région. La dernière fois, c’était l’été 2016 et l’opération s’appelait alors « Bouclier de l’Euphrate ». Le PKK avait rompu une trêve conclue avec Ankara, et cet ancien quartier de Nusaybin en a payé le prix. Les maisons avec jardins, les cafés, l’héritage d’une longue histoire, tout a été rasé par l’armée turque. Pour reloger les familles, le gouvernement a construit ces grands blocs de bâtiments de six étages couleur crème, qui s’étendent à perte de vue et entre lesquels le vent d’octobre s’engouffre dans un gémissement lugubre.

Les familles s’y étaient installées depuis à peine deux mois que l’opération « Source de paix » a commencé et elles ont dû replier bagage. Une jeune fille montre une cavité dans la rue. C’est là qu’a explosé le missile qui a tué sa tante, Fatma, et ses deux cousins. Son oncle est toujours dans le coma à l’hôpital. Elle dit : « Si vous pouviez ouvrir nos cœurs, vous verriez que nous portons tous des centaines de morts. » Les voisins montrent sur leur portables, la vidéo de l’agonie sanglante de Fatma. Personne ne veut croire que la roquette, ou l’obus, a été tiré par le YPG depuis la Syrie. Mais quel aurait été l’intérêt du régime turc de détruire les bâtiments qu’ils venaient d’achever de construire ?

« Erdogan veut nous faire peur,  nous chasser encore une fois et nous remplacer par des Arabes. Il veut nous éradiquer, comprenez-vous !? », se désespère un vieil homme. La déclaration, énoncée au milieu de la rue, est risquée. Hier, dans la rue adjacente, l’agence de presse turque IHA « Ihlas »  est venue faire un reportage. Lorsque le voisin interviewé a dit qu’il ne savait pas d’où avait été tiré le missile qui a détruit son appartement, refusant d’incriminer d’emblée les combattants kurdes syriens, la journaliste s’est mise à hurler en le menaçant.  L’homme a été suspendu de sa profession d’enseignant, puis incarcéré avec quatre autres personnes présentes pendant l’entretien…

Un étudiant kurde renvoie ,quant à lui, dos à dos le gouvernement turc et le PKK, qui a décidé de porter le combat dans les villes, au milieu des civils, quand il a pensé que le prestige de la prise de Kobané pouvait renverser la situation à l’avantage des Kurdes. « Résultat notre ville a été rasée. » Son frère est mort pendant la bataille, son père a rejoint le PKK dans les montagnes. Lui veut partir, il ne croit plus au fantasme du Kurdistan : « Cela n’a plus aucun sens depuis aujourd’hui » ; « on ne croit plus personne, tous finiront par nous trahir, même les Français qui se prétendaient nos amis. Regardez-nous, nous avons combattu leurs ressortissants fanatiques enrôlés par Daesh, puis nous les avons gardés dans nos prisons, mais, aujourd’hui, les Français se rangent du côté des plus forts, des Turcs, des Syriens et des Russes. Nous avons perdu notre rêve, mais l’Occident a perdu son âme. »

Sara Daniel, envoyée spéciale à la frontière turco syrienne