Interview
Mark Lilla, auteur de l’essai controversé « la Gauche identitaire », analyse les enjeux des élections de mi-mandat aux Etats-Unis. Entretien.
4 novembre 2018
Le 18 novembre 2016, dix jours après l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, Mark Lilla, professeur à l’université Columbia, publiait une tribune dans le « New York Times » sur la décomposition de la gauche américaine. Le texte, dans lequel il regrettait le repli identitaire du Parti démocrate, suscita de nombreuses et vives réactions. L’historien des idées, qui se définit comme « un modéré de gauche », a poursuivi sa réflexion dans un livre, « The Once and Future Liberal. After Identity Politics », qui vient de sortir en France aux éditions Stock sous le titre « la Gauche identitaire. L’Amérique en miettes ».
A l’approche des élections de mi-mandat du 6 novembre, où les Américains sont appelés aux urnes pour renouveler l’intégralité de la Chambre des représentants et le tiers du Sénat, « l’Obs » a rencontré Mark Lilla. L’essayiste revient sur son livre et analyse les enjeux des « midterms ».
Entretien.
Quels sont vos pronostics pour ces élections de mi-mandat ?
J’ai une bonne raison pour ne plus vouloir faire de prévisions politiques : la nuit de l’élection présidentielle américaine en 2016, j’étais sur le plateau de BFMTV pour rassurer les Français en leur expliquant qu’il n’y avait aucune chance pour que Trump soit élu ! Les « midterms » aux Etats-Unis ne sont pas comme en Europe un référendum sur le gouvernement au pouvoir. Les questions locales l’emportent et la personnalité des candidats compte beaucoup, surtout en ce moment où les Américains veulent être gouvernés par des gens qui leur ressemblent.
Il y a un facteur déterminant pour les élections de mi-mandat, c’est la participation. Or il y a un tel rejet du mouvement #Metoo et des auditions de Kavanaugh [le juge de la Cour suprême accusé de violences sexuelles] dans l’électorat de Trump que cela va peut-être les conduire à voter massivement. Les républicains ont bien surfé sur ce rejet. Ce qu’ils disaient, c’était : cela pourrait arriver à votre mari, à votre fils, à votre frère, d’être passé au crible de l’inquisition sexuelle de la gauche.
Cette atmosphère de chasse à l’homme a inquiété la base des républicains. Car les libéraux aux Etats-Unis ont la fâcheuse coutume d’aller trop loin. Or il y a une règle en politique : on ne peut pas trop avoir raison, il faut exprimer un doute pour arriver à un compromis. Les gens sont si divisés sur cette question #Metoo aujourd’hui qu’il faut en tenir compte. Cela m’évoque ce dessin humoristique du temps de l’affaire Dreyfus en France. Une famille est attablée en bonne harmonie, puis quelqu’un prononce le nom de l’officier juif et c’est la débandade complète et les assiettes volent. C’est comme ça aujourd’hui aux Etat-Unis. #Metoo, c’est notre affaire Dreyfus et j’ai dû mettre fin à plusieurs conversations très conflictuelles avec des amis sur le sujet…
Vous voulez dire que le mouvement #Metoo et ses conséquences sont devenus la question centrale des élections américaines ?
Oui, et c’est vraiment dommage. Car le véritable sujet qui devrait nous mobiliser, c’est Trump lui-même et ce que font les républicains pour modifier la structure démocratique de notre gouvernement. C’est à mon sens la chose la plus effrayante. Trump brise tous les tabous, des tabous qu’on imaginait même pas être des tabous. Il va par exemple jusqu’à menacer son adversaire de prison ! Les cadavres des tabous démocratiques sont abandonnés partout au hasard des humeurs du président. Bob Woodward, dans son livre [« Fear : Trump in the White House »], a bien décrit cette atmosphère d’urgence et de court terme qui sévit à la Maison-Blanche, où l’on pare toujours au plus pressé sans aucune vision. La presse étrangère s’interroge toujours sur la stratégie de Trump, mais il n’y en a pas !
Il nous faut tirer les leçons de 2016. Ces élections ne se sont pas faites en faveur de Trump, mais contre Hillary Clinton. Il n’avait pas de programme, mais il a su mobiliser sa base contre Hillary. Aujourd’hui, la stratégie du Parti démocrate doit être la même.
Selon vous, les universitaires de gauche ont-ils eu une part responsabilité dans l’élection de Donald Trump ?
Si on se focalise trop sur une catégorie marginale de la population, on lui donne trop d’importance dans l’échiquier politique. 20% des adultes aux Etats-Unis sont des évangélistes et moins de 1% sont des transgenres. Or, la gauche a beaucoup à dire sur les transgenres mais presque rien sur les évangélistes. Dans les films, il y a des personnages gays ou transgenres, mais rarement des évangélistes. Ainsi, on a l’impression que 20% des Américains sont des transgenres et 1% des évangélistes. Les articles de sciences sociales se focalisent sur ces groupes marginaux. C’était compréhensible dans les années 1970, où il fallait mettre ces groupes au centre de notre conscience nationale pour des raisons morales. Mais il ne faut pas confondre l’importance morale avec l’importance politique et démographique.
A ces élections de mi-mandat, on observe l’arrivée massive des femmes, qui ont remporté l’investiture du Parti démocrate pour la première fois. Comment jugez-vous la stratégie du parti pour ces élections ?
Il n’y a plus de Parti démocrate. Il n’y a pas de cerveau, ni d’organisation nationale ni même locale pour le choix des candidats.
De gens se sont mobilisés pour la première fois pour « sauver » le pays contre Trump, c’est une génération spontanée. Je ne suis pas optimiste, mais ce qui me rassure, c’est la diversité des candidats démocrates dans ces élections locales. Il y a des retraités, des homosexuels, des gens de toutes les races. Mais, en même temps, ils ne parlent pas de leur identité ni sexuelle, ni raciale. Les novices ne sont pas arc-boutés sur leur identité, ce qui est une bonne chose. Les questions identitaires sont l’obsession de la classe bavarde, des universitaires, des élites, ce qui suscite une réaction de la base, des électeurs de Trump, orchestrée ensuite par Fox News et l’’alt-right ».
Comment s’est positionné Bernie Sanders sur cette question de l’identité ?
Deux jours après la défaite d’Hillary Clinton, sur un plateau de télévision, une jeune femme dans l’assistance a interpellé Bernie Sanders en lui disant : « J’aimerais être la première Indienne américaine à être représentante de mon Etat, que dois-je faire ? » Bernie s’est mis en colère et lui a répondu : « J’approuve bien sûr le fait que vous vous présentiez à la Chambre des représentants, mais ce qui est important, c’est votre ligne politique, pas le fait que vous soyez une candidate de la diversité. Si quelqu’un issu des minorités décidait de transférer nos emplois en Chine, cela compterait plus que ses origines ! » Depuis ce discours, son attachée de presse, une jeune femme noire, s’est brouillé avec lui et l’a quitté…
Et Trump ?
Trump a découvert une arme, l’ »identitarisme » des petits Blancs, qu’il ignorait. Je l’ai connu comme figure politique il y a longtemps, ici, à New York. Il était modéré, avait des amis gays. Mais, en bon démagogue, il a changé. C’est un médium, il sent les choses, il a le talent de mettre en mot les passions latentes qui sont à l’œuvre dans le pays. Comme Mussolini, il s’enivre de sa capacité d’intuition.
Entre le « parti des beaufs » et le « parti des bobos », c’est pratiquement la guerre civile aujourd’hui aux Etats-Unis. Comment celle-ci va-t-elle se solder ?
Impossible à dire. Les démocrates sont désorganisés et attendent encore leur messie. Les républicains sont, eux, organisés comme une armée : ils contrôlent les Etats [les deux tiers des gouverneurs sont des républicains radicaux]. Ils y sont si puissants qu’ils pourraient appeler à un Congrès pour réécrire la Constitution. Ils peuvent se livrer au « gerrymandering » [découpage des circonscriptions électorales dans l’objectif de favoriser un parti ou un candidat]. Amender les lois fédérales. Limiter le droit à l’avortement.
Or les démocrates ne voulaient pas jusqu’ici les affronter sur leur terrain. Ils ont abandonné le terrain de la politique institutionnelle pour faire une révolution culturelle. Changer les médias, Hollywood, l’université. C’est grâce à cette révolution que mon pays est plus tolérant, plus juste envers les minorités. Mais quand on contrôle les institutions comme les républicains, on peut bloquer les initiatives culturelles et sociétales de la gauche. Pour défendre ces acquis, les démocrates doivent gagner les élections locales. Mouiller leur chemise dans le Mississippi et pas seulement en Palestine ou au Nicaragua. Or les « millenials » de gauche sont des bourgeois éduqués, peu touchés par le chômage et obsédés par les questions identitaires. Il est très difficile de construire une armée politique avec des gens que la politique désintéresse.
Vous écrivez dans votre livre que les Etats-Unis sont en proie à une « hystérie morale ». Et vous mettez en garde la gauche européenne contre le piège de la politique identitaire. Comment a été accueilli votre livre en France ?
« La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes », de Mark Lilla (Stock, 160 pages, 16 euros)