Reportage

Le mouroir de Yarmouk

Les Palestiniens ont, eux aussi, pris les armes contre Bachar al-Assad. Retranchés dans leur camp de réfugiés, au sud de Damas, divisés en groupes armés, ils subissent un siège depuis plus d’un an.
(c) 2014 Niraz Said, accord gracieux
Une jeune femme brandit en criant le petit corps sans vie de son enfant de 5 mois devant la porte principale de Yarmouk. Elle supplie les soldats de Bachar al-Assad qui assiègent le camp palestinien de la laisser sortir. Elle n’avait plus de lait à donner à son bébé, alors, pour calmer sa faim, elle a broyé du cactus et des feuilles de lentille avec de l’eau, et il est tombé malade. Afin de pouvoir le conduire à l’hôpital, elle a traversé ce faubourg en ruine, transformé en champ de mort. A chaque checkpoint improvisé par les huit groupes armés qui contrôlent aujourd’hui Yarmouk (quatre pour le régime, autant pour la rébellion), elle a dû supplier, négocier un bref cessez-le-feu, prier les snipers tchétchènes, ceux qui ne manquent jamais leur coup, de ne pas tirer, s’effacer devant le minivan « prioritaire » affrété par des combattants d’Al-Nosra, rempli de femmes voilées de la tête aux pieds venues du quartier de Hajar al-Assouad pour chercher de la nourriture. Elle a progressé à pas comptés dans ce dédale de décombres où à chaque rue se dressent les barricades d’un nouveau roitelet en treillis, auquel il faut faire allégeance. Et surtout elle a prié pour ne pas rencontrer Bayan Mazal et son escouade de violeurs et de meurtriers. Fils d’un opposant, Mazal est un officier syrien qui a déserté et intégré les brigades Al-Jolan de l’Armée syrienne libre (ASL). Il s’est livré à tant d’exactions au nom de la liberté que le conseil militaire rebelle, basé en Turquie, lui a infligé un blâme. Il a fini par changer à nouveau de camp et prendre la tête, à Yarmouk, des chahiba, la milice pro-régime. A ce rythme, la jeune mère a mis plus de six heures pour traverser le camp. Son fils est mort au pied des guérites de ces soldats qui la tiennent en joue.
Dans un des dispensaires de la ville, où l’on ne trouve plus de médicaments ni de médecins depuis longtemps, un infirmier, touché au bras par un sniper alors qu’il emportait un sac de lentilles trouvé dans les décombres d’un magasin, supervise lui-même son amputation sans anesthésie. Dans la pièce voisine, une petite fille couverte de bleus et de brûlures de cigarettes agonise, maltraitée par sa mère que l’enfermement et le bruit des explosions ont rendue folle. Autant de récits insoutenables recueillis auprès de réfugiés au Liban voisin.

(c)2014 Niraz Said

A Yarmouk, 1 kilo de riz vaut 50 euros ; une cigarette, 40. Et même un cadavre a un prix. C’est Ahmed, un travailleur humanitaire du camp, qui nous rapporte cette anecdote macabre. Avec les membres de l’Armée libre, il organisait la distribution des pains qu’il avait apportés, lorsqu’un homme habillé d’un pantalon de treillis lui a murmuré à l’oreille : «Je peux te donner deux cadavres d’Alaouites, si tu veux… Cela fera six cigarettes.» Sur une pile de détritus, Ahmed a découvert les deux corps, dont l’un avait déjà perdu le nez, mangé par un rat. Avec un ami, il les a transportés sur ses épaules vers la sortie sud de Yarmouk. Mais un membre de l’Armée libre l’a arrêté: « Tu n’es pas fou, ce sont des Alaouites, ça vaut beaucoup plus que tes petits pains et du lait… » Il a rebroussé chemin et appelé une de ses connaissances au sein de Beit al-Maqdis, un groupe proche du Hamas. « Viens à pied jusqu’ici. Tu les feras sortir de chez nous », lui a dit ce dernier. Mais la route était coupée. Ahmed a dû contourner des barbelés, marcher dans les tranchées remplies de boue, franchir un no man’s land hérissé de guérites. Epuisé, il a laissé tomber ses cadavres. C’est alors qu’un sniper s’est mis à tirer en lui ordonnant de se dépêcher. « Avec l’odeur, j’avais l’impression que c’était moi qui étais mort et que je valais trois cigarettes. »
 
Toutes ces images se télescopent comme dans un cauchemar dans la tête d’Ibrahim, un jeune Palestinien de Yarmouk venu reprendre des forces à la frontière libanaise. Il décrit d’un ton blasé le faubourg privé d’électricité depuis des mois, l’eau insalubre, les enfants squelettiques qui souffrent de rachitisme (selon l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens au Proche-Orient, la famine a fait une centaine de morts en janvier) et une population qui rase les murs depuis que le régime lui a interdit de circuler. Yarmouk est un bagne à ciel ouvert où la mort peut vous surprendre à chaque rue. Il le dit calmement: « Personne ne s’inquiète de savoir quel camp va gagner. Tous ont violé nos espoirs. Notre seul rêve, c’est d’avoir du pain. » Sur les murs encore debout, une inscription témoigne du désarroi de la population civile: « Pensez à nous quand vous faites VOTRE guerre! »
Comme tous ceux qui en avaient les moyens, Ibrahim a quitté Yarmouk en décembre 2012, pour rejoindre Damas, quand l’aviation syrienne pilonnait le camp. Pour les 100 000 Palestiniens contraints à nouveau à l’exil, c’est une autre Nakba, une « catastrophe » (nakba) qui rappelle celle de 1948. Entassés dans des camps de misère à Beyrouth, dont ils n’ont le plus souvent pas le droit de sortir, ou réfugiés en Suède ou au Danemark, ils s’échangent des images de la tragédie sur leurs portables. Ibrahim aurait voulu, lui aussi, rester neutre, au moins au début du conflit. Il explique comme il faisait bon vivre dans ce faubourg commerçant de 250 000 personnes, dont 150 000 réfugiés palestiniens, qui comprenait trois hôpitaux et cinq banques. Cet ingénieur, dont le père, originaire de Jénine, a combattu en Jordanie au cours du Septembre noir, dit: « L’histoire m’a appris que les Palestiniens n’ont rien à gagner à se mêler des affaires des autres. » Mais la dictature, comme la guerre, ne tolère pas la neutralité. Verrou stratégique sur le chemin de Damas, Yarmouk était l’objet des convoitises des partisans de Bachar comme des rebelles. Certaines factions dissidentes de l’OLP, comme le Front populaire de Libération de la Palestine – commandement général d’Ahmed Jibril – et le Fatah al-Intifada, alliés traditionnels du régime, se sont mis à combattre aux côtés de l’armée régulière, tandis que de jeunes Palestiniens comme Ibrahim, scandalisés par les bombardements subis par leurs voisins du quartier de Tadamon, en juillet 2012, rejoignaient les katiba de l’Armée libre ou celles du Hamas. Une fois encore les Palestiniens étaient entraînés dans une guerre qui n’était pas la leur.
Depuis le début du siège, en janvier 2013, Ibrahim essaie régulièrement d’acheminer un peu de nourriture et des médicaments à l’intérieur du camp pour aider les quelque 30 000 personnes qui y vivent encore. Le sort réservé à Yarmouk est assez exemplaire de la nouvelle stratégie du régime: au lieu de bombarder les villes, il les encercle, les affame et laisse les insurgés vivre aux dépens d’une population qui fi nit par les rejeter. Ibrahim décrit une enclave quadrillée par les groupes armés. Il dénonce les profiteurs qui s’enrichissent dans une ville où 1 200 enfants sont nés depuis le début du blocus et où le litre de lait peut atteindre 100 euros. Bien plus que le coût horaire de la location d’une de ces mitrailleuses qui circulent au gré des batailles. Car, au sein de l’insurrection armée, tout se négocie, tout s’échange, même les meilleurs tireurs isolés. Les chefs de guerre de Yarmouk sont souvent d’anciens commerçants. Vendeur d’essence comme Abou Aroun, le leader de la brigade Soukour al-Jolan, ou marchand de biens comme Abou Hachem Zarmoud, le principal chef de l’ASL locale. Au gré des alliances qui se font et se défont aussitôt, les combattants, mercenaires de quartier, transportent leurs armes et leurs fi délités jusqu’au pâté de maisons suivant.
Ibrahim, qui semble être proche du Hamas, a de bons rapports avec tous les insurgés, même avec ceux d’Al-Nosra, le groupe affilié à Al-Qaida. « C’est peut-être un calcul politique, mais ils sont conciliants pour l’instant. Ils sont même venus nous demander poliment de cesser de boire de l’arak! » apprécie le jeune homme. A la différence des membres de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), l’autre groupe affilié à Al- Qaida, qui ont élu domicile dans le quartier voisin de Hajar al-Assouad. « Eux, ils tuent et discutent après. » Assis à côté de lui dans un café du quartier d’Al-Hamra, à Beyrouth, où il semble y avoir désormais bien plus de Syriens que de Libanais, Driss vient lui aussi d’arriver de Yarmouk. Ce dignitaire palestinien est un proche du régime de Bachar et a participé aux pourparlers qui ont lieu en ce moment dans le camp. Quelques jours avant la conférence de Genève 2, Lakhdar Brahimi, le représentant de l’ONU, et John Kerry, le secrétaire d’Etat américain, avaient présenté ces cessez-le-feu locaux comme une avancée positive vers le chemin de la paix. Mais les notables de Yarmouk, qu’ils fassent partie de l’opposition où qu’ils soutiennent le régime, présentent ces arrêts des combats comme temporaires. Driss, qui a rencontré tous les chefs rebelles de Yarmouk pour leur proposer de combattre aux côtés de l’armée régulière, moyennant un salaire, affirme que plusieurs d’entre eux ont accepté sa proposition. Selon lui, Abou Hachem Zarmoud serait sur le point de rendre les armes à condition qu’on lui laisse quitter le pays avec les 7 millions de dollars qu’il a amassés avant et pendant la révolution. « Ils sentent que le vent a tourné et que l’Occident n’interviendra pas, alors ils acceptent de changer de camp jusqu’à ce que le rapport de forces s’inverse à nouveau », confirme Ibrahim, qui a accompagné une délégation des cinquante notables les plus en vue de Yarmouk pour organiser des cessez-le-feu, le temps de pouvoir acheminer un peu d’aide alimentaire. Tous les chefs militaires les ont écoutés, sauf Abou Moujahed, le chef d’Al-Nosra, qui les a reçus avec une ceinture d’explosifs autour de la taille: « Lui n’a rien voulu entendre. Donc je lui ai dit: «J’espère que Dieu t’accordera d’être un martyr!» »

 

Mais les deux Palestiniens de Yarmouk ont beau avoir été entraînés dans des camps opposés de la guerre syrienne, ils s’entendent pour prédire l’échec de ces accords de paix locaux: « C’est de la poudre aux yeux. Tant que les puissances étrangères continueront de financer les parties en présence dans le conflit syrien, le calvaire des Palestiniens de Yarmouk et des Syriens continuera. »
Sara Daniel, photos Niraz Said

En chiffres
Selon l’UNRWA, sur les 540 000 réfugiés palestiniens enregistrés en Syrie, 270 000 personnes sont déplacées dans le pays. Près de 80 000 ont fui la Syrie: 50 000 se trouvent au Liban, 11 000 en Jordanie, 5 000 en Egypte et quelques-uns à Gaza et en Europe du Nord.

La rupture entre Al-assad et Le Hamas
Au début de la révolution, Bachar alAssad demande à Khaled Mechaal, par l’intermédiaire d’un ami commun, le général Manaf Tlass, de se rendre dans la ville insurgée de Deraa pour y calmer la révolte en usant de son influence. Mechaal accepte et trouve un terrain d’entente avec les révolutionnaires de Deraa, qui est, avec Homs, une des villes qui financent le plus le Hamas en Syrie. Mais, bientôt, Mechaal s’inquiète de voir que le régime n’a pas libéré les prisonniers comme il s’y était engagé. Lorsqu’il demande des explications à Bachar, ce dernier refuse de le recevoir. Manaf Tlass ne répond pas davantage à ses appels. Le contact finit par être rétabli, et le Palestinien accepte de se rendre avec Tlass dans la banlieue soulevée de Douma, le 5 mai 2011. Puis c’est la rupture. Le Hamas comprend qu’il va perdre sa popularité s’il continue à soutenir le régime syrien. La direction politique et militaire quitte le pays clandestinement, fi n 2011. Tout le monde pense alors que les Frères musulmans sont les grands gagnants du « printemps arabe », que le Qatar sera la puissance clé de la région. Mechaal rejoint Doha, non sans s’être arrêté à Téhéran. Mais l’Iran suspend son soutien (22 millions de dollars par mois) ainsi que ses livraisons d’armes au Hamas. Depuis Gaza, Mechaal lance un appel « en faveur du peuple syrien et de ses aspirations démocratiques ». En novembre 2012, les bureaux damascènes du Hamas sont fermés, officiellement cette fois. Aujourd’hui, Khaled Mechaal est considéré par le régime comme un homme à abattre, au même titre que le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan. Le Hamas, qui sent le vent tourner, essaie de renouer des contacts avec l’Iran et le Hezbollah. En janvier, il a exhorté ses militants armés à quitter Yarmouk pour sauver les résidents d’un bain de sang. Et pourtant, à l’intérieur du camp, la confrérie a un bureau d’aide sociale et continue à soutenir officieusement un groupe armé, Beit al-Maqdis. S. D.