Reportage

L’insurgé

Archange de la liberté d’informer ou génie paranoïaque? Julian Assange, fondateur du site WikiLeaks, essaime sur la Toile des centaines de milliers de documents secrets. Chantre de la transparence, il s’élève contre la « conspiration » des gouvernants. Qui le lui rendent bien.

Des pas qui crissent sur le gravier. Des silhouettes qui s’approchent furtivement dans la pénombre, des portes défoncées, et lui plaqué au sol par des hommes des forces spéciales. Aussi loin qu’il se souvienne, bien avant même d’avoir décroché le titre d’homme le plus détesté des autorités américaines, Julian Assange, 39 ans, a toujours eu une peur panique d’être arrêté. Cette peur, il l’a décrite dans un livre sur le monde des hackers, intitulé « Underground », auquel il a collaboré quand il avait 25 ans. Est-ce pour fuir ses cauchemars que le fondateur de WikiLeaks a décidé de quitter sa cachette et de se rendre de lui-même à la police de Londres? Aujourd’hui, seul l’Equateur accepterait de lui fournir un asile et un passeport, tandis que les Etats-Unis et leurs alliés, de la Suède qui a réclamé son extradition à l’Australie qui essaie de le déchoir de sa nationalité, tiennent les mailles du filet qui se resserre…

Tandis que s’intensifie la contre-attaque des gouvernements contre WikiLeaks dans l’espoir de stopper la diffusion de centaines de milliers de télégrammes confidentiels émanant des ambassades; tandis que Hillary Clinton est contrainte de se répandre en excuses dans le monde entier après l’onde de choc de ce « 11-Septembre diplomatique », selon le mot d’un diplomate, Julian Assange est aux prises avec la justice de Stockholm pour une curieuse affaire de « viol » (voir encadré p. 98). Coup monté par ses ennemis qui comptent parmi les Etats les plus puissants de la planète ou accusation fondée? Il est sommé de rendre des comptes.

Chantre de la liberté d’informer, ayatollah de la transparence, prince des hackers, Julian Assange cultive sur sa personne le mystère. Il n’a jusqu’ici répondu aux questions de ceux qui l’ont approché que par des phrases sibyllines et des oracles prononcés d’une voix de baryton. Il se retourne à chaque instant pour voir qui le suit, ment pour se protéger, vit dans un monde paranoïaque où les rideaux sont toujours tirés et la lumière tamisée. Teint spectral, chevelure à la Andy Warhol blanchie brutalement alors qu’il essayait vainement d’obtenir la garde de son fils Daniel, le fondateur de WikiLeaks vient d’une petite ville du nord de l’Australie, Townsville, où il est né en 1971.

Il a toujours refusé de préciser le mois de sa naissance, même à Raffi Khatchadourian, journaliste au « New Yorker », qui est le seul à avoir pu passer plusieurs semaines en sa compagnie. Claire, sa mère, une originale en révolte contre la société, ne tient pas en place, surtout après son mariage avec un musicien adepte d’une secte, dont elle finit par avoir peur. «Désormais nous devons disparaître», annonce-t-elle à son fils le jour de ses 11 ans. Il racontera avoir déménagé près de 37 fois avant d’avoir atteint l’âge de 14 ans… Pour que l’institution scolaire n’ait pas raison de sa liberté de penser, Claire n’envoie pas son fils à l’école. Il passe ses journées, seul, dans la nature ou à la bibliothèque municipale. Il décrira dans « Underground » son mépris pour l’école, qui « ne nourrissait pas » son « esprit». De ses curiosités d’autodidacte il a gardé une passion pour les mots savants. Il s’identifie encore aujourd’hui avec les héros fictifs ou réels qui ont peuplé son enfance, de Tom Sawyer à Soljenitsyne, avec le romantisme violent de ceux qui vivent à travers les livres.

A 16 ans, sa mère lui offre son premier ordinateur, et ce génie en informatique qui se fait appeler Mendax – d’après l’expression «splendide mendax» («menteur glorieux ») dans une des « Odes » d’Horace commence à pirater les systèmes des grandes entreprises, comme Nortel, les télécoms canadiennes ou ceux du ministère américain de la Défense. Avec des copains, il fonde le groupe des «subversifs internationaux». Quatre ans plus tard, il finit par être identifié et fait l’objet de 31 chefs d’accusation. Mais, faute de preuves, il sera relaxé. A cette époque, Julian Assange fait une dépression, passe la nuit sur les bancs publics dans les parcs et se met à haïr l’Etat et l’administration qui veut aussi le priver de Daniel, dont il n’obtiendra la garde partagée que des années plus tard…

Son ressentiment se nourrit de ses lectures. Par trois fois, le « Premier Cercle » de Soljenitsyne (« Quelle étrange similitude avec mes propres aventures!» écrira-t-il). Joseph K du « Procès » de Kafka, Winston Smith du « 1984 » d’Orwell le marquent aussi. Tous ces héros qui s’insurgent contre les systèmes totalitaires ou sont broyés par l’administration. Comme beaucoup de libertaires du Net, il perçoit l’Etat comme une machine qui corrompt la créativité et la vérité, un système de propagande. Assange traverse le Vietnam à moto, fait différents petits boulots puis décide de reprendre des études de maths et de physique à l’université de Melbourne. Mais la science n’aura pas raison de son rejet du système.

Il confiera à un journaliste australien avoir été choqué d’apprendre que bon nombre de ses camarades de la faculté travaillaient déjà pour le Pentagone. Il enrage de voir que l’Australie n’est qu’une colonie des Etats-Unis. Il rédige alors un manifeste au titre évocateur: «La conspiration comme forme de gouvernement » dont les agents « oeuvrent au détriment de la population ». Contre eux, il rêve d’un réseau alimenté par tous les hommes de bonne volonté qui rétablirait enfin la transparence et la vérité.

La vérité contre les mensonges d’Etat: l’idée de WikiLeaks était née. «J’avais alors peint métaphoriquement tous les coins de ma chambre en noir. La création de WikiLeaks était la dernière des options qui me restaient », expliquera-t-il. Le hacker, qui essaie de se nourrir une fois tous les deux jours pour ne pas perdre de temps, s’enferme alors dans une maison près du campus de Melbourne, écrit des équations et dessine des diagrammes sur les murs. Il est rejoint par une petite équipe, toujours bénévole, qui l’aide à mettre au point des serveurs sécurisés afin de protéger les fuites que lui enverront les whistleblowers, les « siffleurs», comme on appelle aux Etats-Unis « ceux qui veulent porter à la connaissance de tous les comportements non éthiques de leurs gouvernements ou des grandes entreprises ».

En décembre 2006, WikiLeaks poste son premier document, signé par un chef rebelle somalien dont l’authenticité est questionnée. Et puis, en mars 2008, c’est le « projet B». Assange et son équipe débarquent à Reykjavik, en pleine éruption du volcan Eyjafjallajökull, pour mettre en place le décryptage d’une vidéo qui montre une attaque en juillet 2007 par deux hélicoptères Apache dans le district de New Baghdad, qui fera dix victimes dont deux employés de l’agence de presse Reuters. Les images, baptisées « meurtre collatéral », sont diffusées dans le monde entier. WikiLeaks devient la bête noire du Pentagone.

Le nouvel Albert Londres du Net

Depuis, le site a mis en ligne les mails personnels de Sarah Palin, ex-gouverneur de l’Alaska, des mémos internes de l’Eglise de Scientologie, des documents classés secret-défense sur l’Afghanistan et l’Irak, puis les fameux télégrammes diplomatiques. Après des critiques essuyées pour avoir mis en danger des informateurs afghans dont il avait publié le nom, Julian Assange s’est associé à des journaux, et en particulier au quotidien britannique « Guardian », pour éditer et vérifier les informations qu’on lui transmettait. Pourtant, le fondateur de WikiLeaks ne porte pas la presse dans son coeur. Elle est, selon lui, une autre de ces institutions aux ordres de la « machine », et il tient les journalistes pour des lâches. « C’est une honte internationale que si peu de journalistes occidentaux aient été tués sur le champ de bataille », dit-il au «Guardian»… tout en annonçant la naissance, grâce à lui, d’un journalisme de type nouveau, le journalisme «scientifique », où tout le monde viendrait corroborer ou discuter les révélations mises en ligne par le nouvel Albert Londres du Net.

Une partie de l’équipe de WikiLeaks a pris ses distances avec l’aventure. Comme Daniel Domscheit-Berg, l’ex-numéro deux, renvoyé de l’organisation par Assange parce qu’il osait questionner les choix du gourou. D’anciens membres viennent d’annoncer la création d’un site concurrent: OpenLeaks, qui sera, lui, « transparent et démocratique ». Quant à Domscheit-Berg, il va bientôt publier un livre, « Inside WikiLeaks », qui promet de dire – enfin – toute la vérité sur Julian Assange.