Reportage

Stérilisation à la suédoise

De 1935 à 1976, le pays qui a inventé la social-démocratie a stérilisé 60000 femmes et hommes jugés capables de ruiner un système de solidarité modèle en transmettant leurs supposées tares à leurs enfants

Ce sont les parias de la social-démocratie. Les rebuts d’un système dont l?honneur est pourtant d’intégrer les laissés-pour-compte du capitalisme. La Suède les a condamnés au statut d?infrahumains, les a jugés indignes d?avoir une descendance. Une société doit-elle aider ses faibles ou bien les empêcher de se reproduire? La question semble obscène. Et pourtant Olof Palme lui-même, jeune Premier ministre à la fin des années 60, n’a pas su convaincre son propre parti de l’inhumanité d’une loi qui autorisait l’Etat à disposer du corps de ses citoyens. Ils sont 60000 à avoir été stérilisés en Suède de 1935 à 1976. 60000 destins qui se sont trouvés sacrifiés au nom de la collectivité. Qui sont-ils, ces individus pas même dignes de faire partie d’une société admirée par tous pour sa capacité à intégrer les plus démunis? Aujourd’hui encore, alors que la classe politique suédoise fait son mea culpa, ils ne sont qu’une poignée à avoir accepté de témoigner. Honteux, culpabilisés, ils ont complètement intégré leur identité de parasites. Torbjörn, un officier de l’armée à la retraite, se souvient des années noires, alors qu’il avait été placé dans une ferme à Margretelund qui accueillait les enfants retardés et ceux qui s’étaient mal conduits: « C’est vrai que j’étais un petit diable. A l’école j’avais triché et j’avais mal répondu à mon maître. Alors, pour sortir de la ferme de redressement, il fallait inévitablement se faire stériliser. Moi j’avais envoyé une lettre à mes parents pour les supplier de ne pas signer les papiers. A 13 ans, je ne savais pas exactement ce que signifiait l’opération. Mais j’avais vu revenir les autres avec leurs cicatrices. Ils ne pouvaient pas remarcher avant des semaines. Mes parents ont fini par signer, sans comprendre. » Interrogée par la radio suédoise, Astrid essaie d’expliquer pourquoi on l’a stérilisée, dans les années 40: « J’imagine qu’ils avaient très peur des enfants illégitimes, à cette époque c’était une chose honteuse, et comme je faisais des fugues, ils ont dû penser que je risquais de tomber enceinte. D’avoir des enfants qui seraient comme moi. Ils ont dû me juger dangereuse. » Ce qui surprend, à entendre ces témoignages, c’est la soumission, l’absence de révolte de la plupart des victimes. « Il y a toute une génération qui éprouve une grande gratitude pour l’Etat social-démocrate », explique Maciej Zaremba, le journaliste du premier quotidien suédois, « Dagens Nyheter », qui a sorti l’affaire. « L?Etat a été l’agent de leur promotion sociale. Car aucun pays n’a connu un déve-loppement si rapide entre les années 25 et 50. Très peu ont le réflexe de s’insurger individuellement contre des mesures qui ont été prises pour le bien de la collectivité.  » Car l’eugénisme à la suédoise n’était pas le produit d’une théorie raciste visant à la création d’un surhomme. Mais il marquait bien les limites d’une collectivité solidaire qui jugeait ne pas pouvoir englober tous les rebuts de l’humanité: « D’un point de vue génétique, la réaction en chaîne, c?est-à-dire la transmission des caractères de génération en génération, revêt beaucoup d’importance. Ces enfants qui ont été abîmés jeunes par les tares de leurs parents produisent des individus asociaux à la génération suivante, et leurs enfants sont soumis aux mêmes risques. Quiconque travaille dans les services sociaux ne connaît que trop bien ces « dynasties sociales » qui, de père en fils, reproduisent ces cas d’alcoolisme, de comportements criminels et de misère. Il est évident que la possibilité de rompre ces chaînes grâce à la stérilisation quand elle est pratiquée dans l’intérêt de l’individu et de la société doit être défendue. » Hans Forssman, le professeur de psychologie à l’université d’Uppsala qui défendait ce point de vue en 1933, n’était pas raciste. Homme de gauche, il dirigera même le journal antinazi de Göteborg. Il ne faisait que traduire l’opinion de la plupart des sociaux-démocrates de l’époque… Maciej Zaremba a bien retracé dans son article les rapports entre les théories raciales nazies et l’eugénisme social à la suédoise. Selon lui, avant la Deuxième Guerre mondiale, les généticiens des deux pays entretenaient des relations étroites. Des nazis donnaient des conférences à l’Institut national de Génétique humaine à Uppsala. On les consultait en tant qu’experts lorsque l’Institut nommait un nouveau directeur. En juin 1942, le ministère des Affaires sociales suédois ordonnait un recensement de tous les vagabonds et gitans du pays. On commença par mesurer la taille de leur cerveau, mais certains psychiatres recommandèrent d’aller plus vite: « Les vagabonds montrent des déficiences mentales qui doivent entraîner leur stérilisation. » Ces marginaux étaient pourtant des Suédois de souche. Peu importe: ils sortaient de la norme. Non pas à cause de la taille de leur cerveau mais à cause de leur refus d’intégrer le mode de vie d’une nation industrialisée. « C’est une sorte de nazisme inversé, conclut Zaremba. On ne conspue pas une race particulière dont on précise les caractères, comme les nazis l’ont fait pour les juifs, mais on recense des comportements sociaux déplaisants qui sont assimilés à des particularités ethniques. A ce compte, les vagabonds deviennent une race, même s’ils sont 100% nordiques. » Maija Runcis, une historienne qui travaille sur le sujet, a montré le caractère aberrant des motifs qui ont présidé aux stérilisations (voir encadré). Directrice du département de médecine des Archives nationales, elle est tombée sur la lettre d’un pasteur recommandant la stérilisation pour une de ses élèves qui n’arrivait pas à apprendre son catéchisme! On pouvait être dénoncé par un de ses voisins, ou par son professeur. La personne ainsi désignée devait alors subir des tests: « On lui demandait d’énumérer les rois de Suède ou de dire dans quelle province était située la ville de Malmö, et si elle ne pouvait pas répondre on la stérilisait », explique Maija Runcis. Le plus souvent, les critères retenus étaient moraux: une jeune femme qui se peignait les ongles en rouge ou ne repoussait pas assez fermement les avances des hommes serait stérilisée. Selon l’historienne, les motivations économiques de la stérilisation étaient très fortes. C’est ce qui explique que 90% des victimes de cette opération aient été des femmes, considérées comme moins productives que les hommes. Dans les années 60 et 70, toutes les femmes qui voulaient se faire avorter étaient systématiquement stérilisées. Selon Zaremba, ces pratiques ont même continué après l’abrogation de la loi en 1976. Plusieurs femmes se sont plaintes d’avoir été stérilisées à leur insu, à l’issue d’un accouchement. « Comme toujours, les gens ne sont pas respectés par le système, en Suède. » Leur destin est toujours subordonné à l?intérêt général, même quand ils devraient bénéficier du secours de l?Etat providence. Aujourd’hui, le journaliste est dépassé par l’ampleur de la polémique que ses recherches ont soulevée. Il se défend de vouloir détruire le modèle suédois comme on l’en accuse: « C’est justement parce que je suis de gauche que cela m’a peiné de voir que ces atrocités ont été commises au nom des lumières, du progrès. Que la social-démocratie soit à l’origine de la notion de « taré social », c’est un peu paradoxal, non? » Rolf Alsing, l’un des rédacteurs en chef du quotidien social-démocrate « Aftonbladet », a consacré plusieurs de ses éditoriaux à dénoncer la démarche de Zaremba: « En traitant les sociaux-démocrates de crypto-nazis, il essaie de dénigrer notre système. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Les lois sur la stérilisation ont été votées quelque temps après l’instauration d’un régime démo-cratique. Elles traduisaient la peur des bourgeois, qui pensaient que si les pauvres avaient le droit de vote toute la société serait en danger. La stérilisation des plus démunis, c’était un garde-fou. Les docteurs et les travailleurs sociaux ont été influencés par cette manière de voir. Ce n’est pas seulement la social-démocratie qui est touchée par ce scandale, mais la nation tout entière. » Et pourtant c’est surtout sur le premier parti de Suède, déjà affaibli par des affaires de corruption, un taux de chômage record et un endettement considérable, que rejaillit le scandale de l?eugénisme, à un an des élections législatives. Comme si cette révélation, en soulignant les limites d’un système de solidarité jusqu’ici vanté par le monde entier, sonnait le glas d’un modèle mythique. Zaremba a mis longtemps à comprendre pourquoi son enquête avait suscité tant de passion. Aujourd’hui, il propose une explication: « La modernité ne supporte pas l’ambiguïté. Il était très difficile d?admettre que les mêmes personnes aient d’un côté facilité d’une manière incroyable la vie des handicapés, au point que tout est prévu pour eux ici à Stockholm, et de l?autre décidé d?empêcher ces mêmes handicapés d?avoir des enfants. Comme si on pouvait être à la fois solidaire et mépriser les gens qui bénéficient de cette solidarité. Ce n’est plus seulement la Suède qui est en cause ici, mais la modernité. Pour les progressistes, une référence disparaît. Il faut penser un nouveau modèle. »