Interview

Pourquoi le Pentagone a échoué

Le Nouvel Observateur. – Quel bilan tirez-vous de cinq ans d’occupation américaine en Irak ?

Pierre-Jean Luizard. – Cinq ans après l’intervention américaine, il n’y a toujours pas d’Etat irakien. La reconstruction des institutions sous régime d’occupation se solde par un échec. Elle a signifié le triomphe des intérêts particuliers, d’abord communautaires, puis de plus en plus locaux. Tous les acteurs politiques irakiens sans exception ont été pris dans un engrenage infernal qui a fini par vider de tout sens politique leurs actions et leurs discours. Sans Etat pour les protéger, les Irakiens s’en sont en effet remis au plus petit dénominateur commun : la tribu, le clan, le quartier. C’est un cercle vicieux : l’occupation étrangère interdit toute stabilisation d’un Etat, et l’absence d’Etat empêche d’envisager la fin de l’occupation.

N. O. – Il semble que les accords passés par l’armée américaine avec ses ennemis d’hier, la guérilla sunnite, pour lutter contre Al-Qaida se soient soldés par une diminution de la violence ? Que pensez-vous de cette stratégie américaine ? Est-ce la fin d’Al-Qaida en Irak ?

P.-J. Luizard. – Al-Qaida n’a jamais projeté de prendre le pouvoir à Bagdad. Le seul objectif des djihadistes internationaux est de piéger les Américains sur les rives du Tigre et de l’Euphrate en perpétuant le chaos aussi longtemps que possible. L’Irak est à leurs yeux un champ de bataille privilégié contre l’Amérique dans des enjeux qui dépassent de loin le cadre irakien. Or la situation actuelle lui offre des possibilités infinies de maintenir le chaos. Jusque-là Al-Qaida était bridée par une posture de défenseur des sunnites d’Irak en tant que communauté. Aujourd’hui, les Américains l’ont libérée de cette «mission». En désespoir de cause, ils ont armé et financé leurs ennemis d’hier. Avec un résultat qui ne s’est pas fait attendre : la division des sunnites en mille allégeances rivales. Car le propre de toute politique tribale, c’est qu’elle ne peut satisfaire tout le monde. Lorsque l’on passe une alliance avec une tribu, qu’on la paie, on s’en aliène une autre. Pour un feu que l’on éteint, ce sont dix feux que l’on attise. Al-Qaida prospère sur le terreau de ces rivalités, disposant d’un vivier inépuisable de kamikazes qui agissent désormais, non plus au nom des sunnites, mais pour appliquer la loi du talion après qu’un mari, un frère ou un fils ait été tué par les nouvelles milices armées par les Américains. Conséquence : les Américains ont précipité l’atomisation de la communauté sunnite dont les rangs sont désormais aussi divisés que ceux des chiites.

N. O. – La décision de Bush d’envoyer 30 000 hommes supplémentaires en Irak, «the surge» (la déferlante), est donc un faux succès ?

P-J. Luizard. – Désespérés par la situation irakienne en 2007, les Américains ont joué avec le «surge» leur va-tout. Ils y ont mis énormément de moyens. Mais le recours au tribalisme en Irak ne pourra leur offrir les mêmes services qu’aux Britanniques dans les années 1920-1930. Les Américains ne pourront pas continuer indéfiniment à donner 300 euros par mois – presque deux fois le salaire d’un enseignant – à chaque supplétif des milices qu’ils arment. La diminution temporaire des violences n’est due qu’à cette manne. Ne valait-il pas mieux avoir un ennemi relativement homogène avec qui pouvoir négocier sur des bases politiques que ces mille allégeances qui se combattent les unes les autres, hypothéquant toute solution politique ?

N. O. – Le retrait des troupes américaines d’Irak que les candidats démocrates à l’élection présidentielle appellent de leurs voeux est-il une perspective réaliste ?

P.-J. Luizard. – Aujourd’hui il ne peut plus y avoir en Irak qu’un simulacre de retrait. Regardez ce qui se passe à Bassora, où des milliers de gens ont manifesté pour demander aux Britanniques de revenir dans le centre-ville ! Ils ne peuvent plus sortir de chez eux sans risquer la mort… Nous allons donc assister à un faux retrait, comme le surge a été une fausse victoire à destination de l’opinion publique américaine. Les Américains misent beaucoup sur les sociétés privées de sécurité. Ces mercenaires qui viennent du monde entier sont appelés à jouer un rôle grandissant dans ce conflit. Avec les dangers et les dérives que l’on a déjà vues. Mais cette privatisation a ses limites. Car sans la présence massive d’armée étrangère, c’est tout le fragile système laborieusement construit qui risque de s’effondrer.

Sara Daniel, Bagdad, février 2008

Pierre-Jean Luizard
Chercheur au groupe de sociologie des religions et de la laïcité du CNRS, spécialiste de l’Irak, Pierre-Jean Luizard est notamment l’auteur de «Laïcités autoritaires en terres d’islam» (Fayard, 2008) et de «la Question irakienne» (Fayard, 2004).