Reportage
Qui sont les terroristes de Bombay ?
Le Nouvel Observateur. – Qui est responsable des attentats de Bombay ?
Ahmed Rashid. – Cet attentat a été coordonné et pensé par Al-Qaida et les talibans pakistanais avec l’aide de mouvements djihadistes du Cachemire dans le but de créer un regain de tension entre le Pakistan et l’Inde. Les talibans pakistanais et Al-Qaida sont sous le feu de l’armée pakistanaise dans la région de Bajaur et dans les zones tribales, et ils espèrent par cet attentat contraindre l’armée pakistanaise à redéployer ses troupes à la frontière indienne. L’Inde est aujourd’hui victime du djihad global.
N. O. – Les groupuscules de musulmans indiens ont-ils eu une part dans cet attentat ?
A. Rashid. – Il existe effectivement des groupes de musulmans indiens dont la mobilisation est croissante et dont les attentats très artisanaux ont causé des milliers de morts en Inde. Mais ces groupes n’auraient pas été capables de ce degré de sophistication et de coordination. Non, l’attentat a été exécuté par des djihadistes du Penjab qui se battaient au Cachemire. Après le cessez-le-feu de 2004, les services secrets pakistanais ont cessé d’autoriser ces groupes de militants comme le Lashkar-e-Taiba (l’Armée des Vertueux) et le Jaish-e-Mohammed (l’Armée de Mohammed) à se rendre au Cachemire. Mais ils ne les ont pas reconvertis à la vie civile. Ces groupes se sont alors fragmentés en une multitude d’entités. Quelques-uns se sont démobilisés. Certains ont rejoint Al-Qaida, d’autres les talibans pakistanais dans les zones tribales. D’autres encore attendaient le moment propice pour passer à l’action. Ils sont éduqués et vivent dans les villes. Ils sont responsables de plusieurs des attentats qui ont ensanglanté récemment le Pakistan.
N. O. – Pourquoi le gouvernement pakistanais n’a t-il pas encouragé et contrôlé leur démobilisation ?
A. Rashid. – Parce que les services secrets pakistanais voulaient les garder sous le coude au cas où… Au moment du tremblement de terre d’octobre 2005, ils ont aidé ceux qui continuaient à s’entraîner dans des camps à retrouver une respectabilité. Ceux-ci ont prétendu s’être reconvertis en organisations et ont drainé ainsi la majorité des fonds et de l’aide destinée aux victimes.
N. O. – Le gouvernement pakistanais a t-il une part de responsabilité dans ces attentats ?
A. Rashid. – Le gouvernement pakistanais n’est pas responsable des attentats de Bombay. Il n’y a aucun intérêt, ni pour l’armée, ni pour les services secrets à voir monter la tension entre l’Inde et le Pakistan, alors que le Pakistan est en faillite, qu’il ne peut payer les soldes des militaires et que le terrorisme déstabilise tout le pays. Il se peut que certains des ex-chefs des services secrets qui contrôlaient ces organisations (Jaish-e-Mohammed, Lashkar-e-Taiba) du temps de la guerre au Cachemire aient participé aux attentats. Mais pas l’Etat pakistanais.
N. O. – Quelles en seront les conséquences sur les relations indo-pakistanaises ? Pourrait-on envisager que les deux pays joignent leurs forces pour lutter contre ce qui est devenu un ennemi commun ?
A. Rashid. – Il y a une telle méfiance entre eux ! Et notamment entre leurs services secrets, l’inter Services Intelligence pakistanais et l’Intelligence Bureau indien. Bien sûr, la CIA pourrait essayer de les rapprocher comme elle l’a fait pour les services secrets pakistanais et les services afghans. Pour cela le Pakistan devra être transparent sur l’aide que ses services secrets ont apporté à ces groupes et communiquer toutes les informations dont ils disposent. Mais s’il y a le moindre soupçon que l’Inde se mobilise, le Pakistan massera ses troupes à la frontière. Comme en 2001 . Rappelez-vous, après la bataille de Tora Bora, les Américains ont demandé à Islamabad de déployer des troupes à la frontière afghane pour empêcher les membres d’Al-Qaida de s’enfuir. C’est alors que l’attaque du Parlement indien par un commando terroriste composé de Pakistanais a provoqué un regain de tension qui a amené le Pakistan à concentrer des troupes à la frontière indienne : pendant quatre ans, il n’y avait plus de soldats dans les zones tribales ! Ce qui a permis à Al-Qaida et aux talibans de se renforcer tranquillement. C’est en réalité après la bataille de Tora Bora, au cours de laquelle Ben Laden a pris la fuite, que les liens entre Lashkar-e-Taiba et Al-Qaida se sont tissés : Lashkar a escorté les combattants d’Al-Qaida jusqu’à Karachi, leur a fourni des faux passeports pour qu’ils puissent retourner dans leurs pays d’origine…
N. O. – Comment pensez-vous que la situation va évoluer dans la région ? Etes-vous inquiet ?
A. Rashid. – Dans les mois à venir, nous allons assister à un bain de sang, une attaque massive d’Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan. Pour démoraliser les Occidentaux et Barack Obama avant qu’ils n’envoient des renforts de troupes. Les djihadistes sont prêts à tout pour conserver leur fief des zones tribales et du sud de l’Afghanistan, ouvrir de nouveaux fronts et distraire l’ennemi… et les attentats de Bombay sont la première manche de cette stratégie de diversion.
* Auteur du best-seller «Taliban», sur les origines du régime des «étudiants en religion», Ahmed Rashid vient de publier «Descent into chaos» où il montre notamment comment le Pakistan a permis aux talibans de reconquérir une partie de l’Afghanistan.