Reportage

La bombe à portée des talibans

A la faveur d’une guerre civile qui ne dit pas son nom, les talibans pourraient-ils mettre la main sur les armes nucléaires pakistanaises? Alors que les fondamentalistes ont occupé pendant plusieurs jours le district de Buner, à moins de 100 kilomètres d’Islamabad, la capitale, c’est l’obsession des Américains. Tous les deux ou trois mois, le Pentagone ou le Département d’Etat à l’Energie se livrent à une simulation. Comment réagir au cas où un groupe terroriste arriverait à s’emparer d’une des 100 bombes atomiques de ce pays? Les résultats de ces jeux de rôle sont classés secret-défense: il ne faut pas que le Pakistan découvre ce que les Etats-Unis savent et aussi ce qu’ils ignorent sur l’emplacement de son arsenal.

Une chose est sûre: pendant que l’armée est engagée dans une bataille difficile dans la vallée de Swat, le gouvernement d’Islamabad continue de développer son programme nucléaire militaire. Des images satellites viennent de montrer que, sur le site de Khushab, deux nouveaux réacteurs sont en voie d’achèvement, destinés à produire du plutonium. Cet élément radioactif permettra au Pakistan de fabriquer des bombes plus petites et plus légères que l’uranium 235 qu’il utilisait jusque-là.

David Albright, un ex-inspecteur de l’Agence internationale de l’Energie atomique, spécialiste du programme pakistanais, est très inquiet de voir ce pays développer un arsenal qui a déjà doublé en dix ans: «Sur un site aussi vaste que celui de Khushab, qui emploie plus d’une centaine de personnes, il peut y avoir des sabotages, des infiltrations, des vols. Le gouvernement du Pakistan nous assure que les armes nucléaires sont bien gardées. Mais il y a quelques mois il affirmait aussi que les talibans ne représentaient pas une menace pour l’Etat…»

Des inquiétudes qui exaspèrent le gardien du programme nucléaire pakistanais, le général Khaled Ahmed Kidwai, 58 ans. Installé au coeur de Chaklala, un quartier résidentiel d’Islamabad réservé à l’armée, son bureau de la division de la planification stratégique réunit des généraux et des hommes politiques. C’est de là qu’il organise la protection de la bombe contre les talibans, les scientifiques d’Al-Qaida, les services de renseignement indiens, mais aussi contre la curiosité des Américains. Lors de ses fréquents voyages aux Etats-Unis, il tente de faire oublier le plus grand trafic d’armes nucléaires de l’histoire, organisé par le père de la force de frappe pakistanaise, Abdul Qadeer Khan, à destination de la Corée du Nord, de la Libye et de l’Iran dans les années 1990.

Une telle fuite, répète Khaled Ahmed Kidwai aux experts, ne pourrait pas se reproduire aujourd’hui. A l’entendre, le système de sécurisation qu’il a créé est «infaillible»: dès les premiers essais, le général Musharraf, qui craignait que les Américains ne cherchent à confisquer les bombes, ne lui avait-il pas demandé d’aménager des caches souterraines ultrasecrètes? Kidwai affirme surveiller étroitement les 70 000 personnes qui travaillent autour du nucléaire au Pakistan, à commencer par les 8 000 chercheurs. Mais ses interlocuteurs occidentaux se souviennent aussi que c’est justement Kidwai qui a dû gérer «l’affaire Sultan Mahmood ». Ce scientifique, qui avait conçu le réacteur de Khushab destiné à fabriquer la première bombe au plutonium du Pakistan, était fasciné par les liens entre la science et le Coran. Il avait déclaré à ses amis que la bombe pakistanaise était la propriété de l’oumma, la communauté des musulmans du monde. En août 2001, alors que les cellules d’Al-Qaida apportaient les dernières touches aux attentats des tours jumelles, Mahmood avait rencontré Oussama Ben Laden…

Trois menaces

Après le 11-Septembre, la nouvelle de cette entrevue avait semé un vent de panique à Washington. On confia à un expert nucléaire de la CIA, Rolf Mowatt-Larssen, la tâche difficile de s’assurer qu’Al-Qaida ne disposait pas d’armes de destruction massive. Aujourd’hui, l’ancien agent de la CIA, qui a rejoint Harvard il y a cinq mois, conserve dans son bureau, comme un trophée, l’une des centrifugeuses achetées par Kadhafi, le président libyen, à Abdul Qadeer Khan. «La clé de la sécurité du programme nucléaire pakistanais, c’est le… secret, explique-t-il. Alors personne ne sait exactement où sont les bombes pakistanaises cachées dans des bunkers souterrains.»

Le Pakistan n’est pas signataire du traité de non-prolifération et n’a autorisé aucune inspection internationale depuis qu’il a rejoint le club des pays nucléaires en 1998. «Il serait très naïf de croire que l’armée pakistanaise nous révèle tous ses secrets nucléaires en échange de notre assistance. Ils n’ont aucun intérêt à le faire!» D’ailleurs, si les Américains ont octroyé une aide secrète de 100 millions de dollars aux Pakistanais depuis six ans pour sécuriser leur force de frappe, ils ont finalement renoncé à leur livrer leurs Permissive Action Links, ces codes d’accès électroniques qui désamorcent les armes lorsqu’on entre les mauvais chiffres. Les Etats-Unis ont partagé leurs codes avec la France et même avec la Russie, mais ils se sont finalement refusés à révéler leur système de sécurité aux Pakistanais. Résultat: ceux-ci protègent leur arsenal en gardant les détonateurs et les missiles dans des endroits distincts. Selon les experts, trois menaces planent sur l’arsenal pakistanais: la première, la moins probable, c’est que le gouvernement soit renversé par les talibans. La deuxième, c’est une panne générale du système de communication. La troisième, celle qui risque le plus de se produire tout simplement parce qu’elle a déjà eu lieu, c’est un vol de matière nucléaire commis par ces scientifiques qui gravitent au coeur du système nucléaire pakistanais. Le «New York Times» a ainsi pu se procurer un rapport des services de renseignement citant le cas d’étudiants pakistanais fondamentalistes éduqués à l’étranger qui voulaient se faire recruter comme chercheurs par le programme nucléaire militaire pakistanais. Autre sujet de préoccupation pour les services de renseignement américains, ces laboratoires pakistanais qui portent encore le nom d’A. Q. Khan. Impossible en effet de quantifier exactement la quantité de matière fissile qui y est produite et d’empêcher des chercheurs de vendre leur savoir-faire nucléaire à d’autres pays ou organisations…

Selon Larssen, le Pakistan représente un danger nucléaire plus grave que l’Iran ou même la Corée du Nord. «Si le Pakistan perd la trace d’une seule de ses armes, nous avons un grave problème», dit-il. L’ancien expert de la CIA n’est pas très optimiste : «Nous devons nous employer à éviter une catastrophe nucléaire au XXIe siècle. Ce sera une tâche difficile: désormais, les menaces viennent non plus de superpuissances, mais d’organisations terroristes, de groupuscules ou de petits pays.» Comme le Pakistan.

Sara DANIEL

*Pakistan – Capitale: Islamabad – Superficie: 797 000 km2 – Population: 172, 3 millions d’habitants – PNB par habitant: 990 $ (France 32 700 $) – Régime: République fédérale – Religions: musulmans (97%), autres religions dont chrétiens et hindous (3%) – Ethnies: Pendjabis, Sindhis, Pachtouns, Baloutches et Muhajirs – Langues: ourdou, pendjabi, sindh et baloutche

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