Édito
Iran : la république des tortionnaires
« Papa, ne le dit pas à Maman. » La veille de son exécution, ce qui inquiétait Mohamad Mehdi Karami, un champion de karaté iranien âgé de 22 ans, ce n’était pas sa mort prochaine mais la terrible douleur qu’elle allait infliger à sa mère. Cette mère, on la voit dans une vidéo poignante, implorant la clémence des juges qui accusent Mohamad d’avoir tué un « bassidji » (un milicien pro régime) en marge d’une manifestation : elle est à genoux, menue et dévastée, ravale ses larmes, elle qui avait déjà pleuré son fils après une séance de torture à laquelle on lui avait dit qu’il n’avait pas survécu. Les Iraniens qui ont pu sortir de prison, ou ceux qui attendent des nouvelles de leurs enfants encore emprisonnés, tous racontent la même torture psychologique : les simulacres d’exécutions, les fausses nouvelles de décès, les espoirs déçus de libération. Alors, après le prononcé de la sentence à mort, Mohamad a demandé à son père d’épargner sa mère en ne lui disant rien. Et il est mort pendu, un peu avant l’aube, ce samedi 7 janvier. Quatrième d’une liste de quinze condamnés qui attentent dans le couloir de la mort.
« C’est le sort des étudiants »
Le « guide suprême », Ali Khamenei, a demandé aux juges d’accélérer le rythme des condamnations : « XXX ». C’est la seule réponse proposée par la république islamique aux contestations qui soulèvent le pays depuis le 22 septembre, date du tabassage à mort de Masha Amini par les garde-chiourmes du régime : elle avait été arrêtée pour « port de vêtements non appropriés » ; son voile n’était pas suffisamment relevé… Une répression impitoyable qui s’abat en particulier sur les étudiants, ar plus de trois mois, fer de lance de la révolte.
Après sa sortie de prison, Abtine Behrang, un doctorant en sciences politiques a osé raconter son calvaire. Arrêté le 25 septembre 2022, il est interrogé pendant plus de douze heures, battu, injurié, et finalement jeté dans une geôle d’Evin : « Dans le couloir étroit du secteur 241, le nombre des prisonniers agglutinés faisait que, collés les uns aux autres, nous dormions debout. Beaucoup s’évanouissaient à cause du manque d’air. Une seule toilette et un seul robinet d’eau potable pour la centaine de personnes que nous étions dans ce secteur. » Après treize jours à Evin, Abtine est transféré dans la grande prison de Téhéran. Encore quelques jours se passent et il est conduit devant le tribunal révolutionnaire, sans jamais avoir eu le droit de prévenir ni sa famille ni un avocat. « Le 24 décembre 2022, le tribunal a informé ma famille que j’avais écopé de quatre ans de prison ferme. Quatre ans d’enfermement, c’est le sort d’un étudiant contestataire ! » déplore le jeune homme dans le communiqué de son collectif d’étudiants. Abtine fera finalement partie des heureux libérés sous caution, mais il confie son inquiétude pour ses camarades. Pour Milad Abdi, par exemple, dont l’oreille interne est déchirée (sans doute à cause des gifles et autres sévices infligés par les gardiens) et qui ne reçoit pas de soin. Ou pour Zohreh Jam, une étudiante en art graphique et secrétaire du collectif étudiant de Tabyat Modaress, qui a été le 24 décembre : elle aussi détenue à Evine, elle souffre d’une grave maladie aux yeux grave qui exige une opération.
« Les Étoiles filantes de l’Iran »
Quand Leyla n’est pas rentrée de l’université à l’heure habituelle, Mahine a tout suite compris que sa fille âgée de 21 ans venait d’être arrêtée. Pendant trois semaines, cette mère qui élève seule ses trois enfants dans la ville de Chiraz, l’a cherché en vain : « Imaginez mes jours et mes nuits, soupire Mahine. Mes cauchemars à l’idée que Leyla soit battue, maltraitée, voire violée. Toutes les mères pensent aujourd’hui à Kahrizak [ndlr le centre de détention où lors des émeutes de 2009 des cas de viols ont été dénoncés]. » Vingt-trois jours après sa disparition, Mahine apprend enfin que sa fille est incarcérée dans la prison centrale de la ville.
Leyla a été accusée de « propagande contre le régime » pour un dessin intitulé « Les étoiles filantes de l’Iran », sur lequel apparaissent les visages des gamins et des gamines tués depuis septembre. Elle a aussi été accusée « d’injures aux autorités » pour avoir dit à un responsable de sa faculté « qu’au lieu de défendre les étudiants et l’espace universitaire, il se comportait comme le bras des services de renseignements ». Et Leyla a été condamnée à 94 coups de fouet pour « comportement illégal et anti islamique portant préjudice à la paix universitaire »…
Tous les professeurs des universités ne jouent toutefois pas les assistants des mollahs dans la répression qui frappe les étudiants. Dans une lettre ouverte, le Dr Mojtaba Mojtahédi, enseignant à l’université de Téhéran, dénonce au contraire les pressions exercées sur ceux qui ne veulent pas dénoncer les étudiants contestataires. « Zahra Rezaï Ghahroodi, la vice-présidente du collège des sciences, a exigé que nous empêchions les étudiants de manifester et que nous fassions l’appel tous les jours, à chaque cours, pour condamner les absents à des sanctions disciplinaires lourdes… Tous savent que je ne fais pas d’appel comme au jardin d’enfants. J’ai donc été convoqué par Vahid Niknam, à la direction de l’Université, qui m’a menacé de limogeage et d’interdiction de sortie du pays, sachant que j’avais fait une demande pour une année de recherche en Belgique… Demande qui m’a été depuis refusée. »
Sous le choc, après avoir appris la condamnation de sa fille, Mahine écrit une lettre au procureur pour que Leyla, qui souffre d’asthme aigu, soit libérée sous caution. Le procureur, qui sait pourtant que Mahine est une mère célibataire, une simple employée de laboratoire, fixe le montant de la caution à un milliard et demi de toumans (environ 35.000€). Exceptés quelques tapis, la laborantine ne possède rien, mais pour sa fille, elle rassemble toute sa famille. Le mari d’une de ses sœurs met sa maison en hypothèque, son frère sa voiture, deux cousins leurs magasins. « A la sortie du centre du détention, Leyla a éclaté en sanglots et m’a dit que je n’aurais jamais dû entraîner les autres dans notre malheur… Traumatisée, elle n’a pas encore dit un mot sur ce qu’elle a subi durant son enfermement. Mais la psychologue qu’elle voit m’a donné quelques indices en me disant que les menaces entendues (le viol que pourrait subir son frère cadet, l’enlèvement de sa mère…) lui ont laissé de graves séquelles. »
De nombreux parents sont aujourd’hui dans la même situation que Mahine. Ainsi la famille de Samaneh Asqari, étudiante à l’Université Kharazmi de Téhéran. Elle a six chefs d’accusation contre elle. Le premier, « atteinte à l’ordre public », dépend de la section 7 de la prison d’Evin qui ressort du tribunal de droit commun. Mais les cinq autres chefs d’accusation dépendent de la section 15 du tribunal révolutionnaire. Les parents devront donc payer deux cautions avant d’obtenir la libération de la jeune femme. Les parents se sentent tous démunis face à la complexité du système juridique mis en place par la république islamique.
Mollahs contre mollahs
Face à la révolte, les religieux ultra conservateurs exigent plus de radicalité : ils demandent que l’on augmente les pendaisons, et que l’on revienne aux châtiments corporels, au fouet, aux mains coupées, aux pieds sectionnés, selon les préconisations de la charia. Le mollah Mohseni Ejéi, chef du système judicaire iranien, se réfère au Coran pour justifier la peine capitale contre « les corrupteurs sur terre et les ennemis de Dieu ». Quant au mollah Ahmad Khatami, membre du conseil des experts, il exige que l’acte de « faire tomber par terre les turbans des mollahs », comme on voit de jeunes facétieux s’y amuser dans les rues, soit considéré comme un délit « d’inimité envers Dieu », ce qui les ferait encourir une condamnation à mort par pendaison… Les avis de ces hommes présentés comme éclairés se succèdent dans tous les domaines. Ainsi selon le mollah Ali Khan Mohammadi, porte-parole du bureau de l’incitation au bien et à la prévention du mal, « le problème n’est pas le voile, mais ce que sa disparition signifie : l’homosexualité légalisée, la nudité des femmes, et les actes sexuels en public ».
En même temps, des voix divergentes commencent à se faire davantage entendre. Des mollahs modérés ou contestataires, comme le petit-fils de Khomeiny ou les héritiers spirituels de Montazeri (dauphin de Khomeiny, écarté du pouvoir en 1988, et devenu le religieux le plus contestataire), expliquent être très inquiets du caractère sanglant de la répression. Dans l’entourage même du « guide suprême », on se plaint ouvertement de la haine que le clergé chiite inspire aujourd’hui en Iran : « Il est tout de même affligeant de constater que c’est le mollah Abdol Majid soit devenu le religieux le plus populaire en Iran ! [ndlr Abdol Majid est un religieux sunnite, chef des croyants du Baloutchistan, région d’où est partie la révolte]. » Enfin les jeunes mollahs de Qom, dont plusieurs sont des lettrés et des chercheurs qui communiquent avec les centres religieux du monde entier, se plaignent de la haine dont ils font l’objet sur les réseaux sociaux : « Les mollahs au pouvoir ont de l’argent, ils sont protégés et circulent dans des voitures blindées… Nous, nous sommes à la merci de la vindicte populaire ! »
Képi contre képi
Le caractère sanglant de la répression commence aussi à susciter des critiques au sein des forces armées. Certains membres des Gardiens de la révolution seraient convaincus qu’il ne sert à rien de tirer sur les manifestants. Ainsi, Qassem Fathollahi vient d’être exécuté parce qu’il aurait refusé de tirer sur les manifestants et pris contact avec des bassidjis qui partagent sa position. Des gradés des forces armées reconnaissent également que les désertions sont de plus en plus importantes. Un des déserteurs, qui a quitté le pays, s’adresse directement dans une vidéo à Khamenei : « Nous étions tes fidèles, et c’est la misère, la prostitution de nos filles, la corruption de tes proches qui vendent le pays, qui nous ont détournés de toi et de ton régime… » Signe de ces guerres intestines, Khamenei vient de limoger le commandant en chef des forces de sécurité Hossein Achtari…
Pourtant, malgré ces contestations internes, le régime de la République islamique ne semble pas encore prêt de vaciller. Ainsi, sur la question du port du hijab, uniforme obligatoire de la révolution et tissu qui a mis le feu aux poudres de la contestation, le régime n’évolue pas. Bien sûr, il y a les déclarations alambiquées du « guide suprême », qui affirme à la fois que le port du hijab est et restera obligatoire, tout en précisant que les « mal voilées » ne doivent pas être considérée comme des impies. Il prétend aussi que les Iraniennes ont donné une gifle « aux ennemis de l’Iran » puisqu’elles ont gardé leur voile même si elles le portent mal. Il n’en reste pas moins qu’une nouvelle série de lois sanctionnant l’absence de port du hijab a été proposé au parlement avec des peines qui vont d’amendes au licenciement pur et simple. Et que tous les discours des mollahs lors de la dernière prière du vendredi ont été consacrés au hijab et à sa « sacralité ».