Reportage

Nucléaire iranien: Le président assiégé

Hassan Rohani s’est fait élire sur la promesse d’un rapprochement avec l’Occident, et l’espoir qu’il pourrait faire aboutir les négociations sur le nucléaire. Mais son pouvoir est limité, les conservateurs et le noyau dur de la République islamique le surveillent étroitement. Un accord est-il malgré tout possible ?

De notre envoyée spéciale en Iran, Sara Daniel (L’OBS 12/03/2015)

C ’est un groupe d’étudiants qui chahutent autour d’un feu de camp. Dès qu’ils le peuvent, en fin de semaine, ils viennent prendre l’air sur cette montagne qui surplombe Téhéran, aujourd’hui couverte de neige. Les filles ont troqué leurs foulards contre des bonnets de ski, les garçons sont emmitouflés dans des parkas fluo.

Ils n’ont pas pris les remontées mécaniques de fabrication française : depuis que les sanctions qui touchent l’Iran rendent impossible leur entretien, les accidents sont trop nombreux. Alors ils sont montés à pied jusqu’à la station de Touchal. Maintenant ils se reposent, écoutent de la musique, grignotent des sandwichs. On pourrait être ailleurs, sur n’importe quelle montagne, loin de la République islamique. C’est d’ailleurs cette illusion que les jeunes gens sont aussi venus chercher sur ces hauteurs. Mais la réalité se rappelle brutalement à eux. Soudain, une petite estafette remplie d’hommes en tenue sombre et aux visages fermés déboule.

C’est une descente des bassidji, les miliciens de la police des mœurs. Le groupe se disperse rapidement, les jeunes gens ne sont pas mariés et les lois de la République islamique ne leur permettent pas de pique-niquer ensemble. « Même à ce modeste plaisir nous n’avons toujours pas droit », soupire Hamideh, 24 ans. La jeune fi lle, qui fi nit ses études de gestion à l’université de Téhéran, a voulu croire au président Rohani, élu en 2013. Elle a pensé que celui-ci pourrait tourner les pages sombres de l’Iran d’Ahmadinejad.

Faire oublier les diatribes antisémites du président populiste qui avaient mis son pays au ban de la communauté internationale. Eff acer le souvenir de la terrible répression qui a suivi les élections de 2009. A cette époque, Hamideh chantait dans la rue. Elle avait revêtu un foulard vert, la couleur des candidats réformateurs. Mais aujourd’hui, plus de cinq ans après cette parenthèse de liberté, la couleur verte, celle de la « sédition », est interdite. Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi, les candidats réformateurs de 2009, sont toujours en résidence surveillée. Et dans les cafés du nord de la ville où se réunissent artistes et écrivains, on essaie de changer de conversation lorsqu’une journaliste étrangère vous parle de politique. Hamideh ne croit plus que le système politique iranien, qui mêle dans une confusion incestueuse le religieux et le politique, ce que l’on appelle en Iran le « velayat-e faqih », puisse se réformer de l’intérieur : « Les réformateurs ont succédé aux conservateurs, mais rien ne change jamais au sein de ce régime, chuchote-t-elle en s’éloignant.

Si Rohani n’aboutit pas à un accord sur le nucléaire et à faire lever ces sanctions qui nous étouffent, c’est sûr, je quitterai l’Iran. » A une centaine de kilomètres de Téhéran, dans la ville religieuse de Qom, un bon millier de femmes en tchador multicolore se dirigent vers le mausolée de la sœur de l’imam Reza, Fatimah Masoumeh. Ici, les visiteuses ne remettent pas en question le caractère religieux du régime, au contraire. Des surveillantes armées de plumeaux à poussière en plastique fluorescents guident la foule compacte qui se presse contre le tombeau. Pour se porter chance, Zahra, une étudiante en biologie de 23 ans, frotte ses mains, ses vêtements, et même son sac à main sur les petits miroirs et les pierreries qui recouvrent la sépulture. Le lieu bruisse du récit des nombreux miracles accomplis ici, des malades qui ont guéri, des vœux qui se sont réalisés.

L’étudiante est venue demander à la sainte de faire cesser ces sanctions qui affaiblissent l’économie iranienne et qui l’empêchent, dit-elle, de trouver un appartement et de s’off rir un mariage : « Nous sommes pour le droit imprescriptible de l’Iran à la technologie nucléaire, affirme-t-elle de 1988 à 1998, fait la même analyse. Selon lui, le guide suprême, Ali Khamenei, le véritable homme fort du pays, qui supervise les négociations, ne peut qu’approuver la stratégie du président Rohani, même s’il a des réserves sur la tactique : « Il ne laissera pas les conservateurs iraniens faire capoter l’accord », constate l’ancien maire avec un optimisme déconcertant. Car il suffi  t de faire le tour des représentants des forces progressistes du pays pour s’apercevoir qu’ils n’ont pas le vent en poupe.

Signe de leur faiblesse, les dignitaires religieux de Qom qui soutiennent le président et ses pourparlers avec l’Occident, autrefois connus pour leur audace, nous servent des périphrases prudentes en demandant à voir une énième fois le papier qui montre que nous avons l’autorisation de nous trouver dans la ville religieuse. Quant à Jason Rezaian, un journaliste irano-américain du « Washington Post » jugé trop proche de Rohani et détenu depuis près de sept mois à Téhéran sans accusation claire, il continue à purger sa peine en dépit des efforts du président iranien pour le faire libérer. Autour de Khamenei, le camp des durs, opposés au moindre compromis sur le programme nucléaire, est puissant : il y a les gardiens de la révolution, bras armé du régime, qui avec leur empire économique savent tirer avantage du régime des sanctions, l’appareil judiciaire et répressif aussi, et enfin le Majlis, le Parlement iranien à majorité conservatrice. Représentant très actif de ce camp, le directeur du journal « Kayan », Hossein Shariatmadari, est un proche des cercles du guide suprême. Son éloquence tranche avec les remarques prudentes des réformistes.

« Ces négociations n’aboutiront jamais. La question nucléaire sert de prétexte à la communauté internationale pour pouvoir imposer des sanctions à l’Iran. Elle redoute de voir le succès de notre révolution qui s’exporte désormais en Irak, en Syrie, au Liban ou au Yémen… » L’homme qui se définit comme un ousoulgarayan, un légaliste qui suit les principes de la révolution islamique, juge durement le président Rohani, qui a eu le tort de « mettre tous ses œufs dans le panier des négociations ». Un point de vue que partage Laleh Eftekhari, une des rares députées femmes du Parlement. Enveloppée dans un long tchador noir, elle est venue prendre la parole au cours d’une conférence de femmes chefs d’entreprise. Avec véhémence, elle vante les mérites de ce qu’elle appelle « l’économie de résistance », une périphrase issue de la catéchèse du régime pour encourager les ménagères iraniennes à faire des économies et donc à réduire l’impact des sanctions, qui « pourraient continuer longtemps », prédit-elle.

Mais que les femmes d’affaires se rassurent, « la solution viendra de l’Est : la Chine et la Russie peuvent facilement se substituer à l’Occident pour nos échanges commerciaux… » Et le guide suprême, quelle est sa position, alors que la date butoir des négociations approche ? Pour le savoir, nous interrogeons Hamidreza Taraghi, un des directeurs de la fondation de l’imam Khomeini. Ce proche d’Ali Khamenei, en préambule de notre entretien, s’émeut que la couverture de « Charlie Hebdo » ait à nouveau représenté le Prophète. Cela « ternit le souvenir positif que la République islamique gardait de la France, asile de l’imam Khomeini… », dit-il. Cette parenthèse fermée, Hamidreza Taraghi explique ne pas croire à la bonne volonté des Américains et minimise l’importance du président Rohani : « Souvenez-vous que c’est le Parlement en Iran qui vote les lois. Si les sanctions ne sont pas complètement levées, celui-ci décidera immédiatement de la reprise de l’enrichissement de l’uranium… »

Quant au guide suprême à qui appartiendra la décision finale, il soutiendrait encore le principe des négociations, malgré ses doutes. Comment s’étonner des réserves de l’ayatollah, alors que les Etats-Unis ont longtemps appelé de leurs vœux un changement de régime à Téhéran ? On n’empêchera pas Ali Khamenei de penser que tel est toujours leur objectif. Tout cela intervient alors qu’Ali Khamenei, âgé de 76 ans, est affaibli par un mauvais cancer de la prostate. « En fait, la question de sa succession est cruciale pour le régime et pour les négociations », décrypte un bon observateur de la vie politique iranienne.

Une préoccupation que nous confirme Hamidreza Taraghi, qui insiste sur le fait que le guide n’a pas subi d’anesthésie générale au cours de sa dernière opération : « C’est la loi de la République islamique : si le guide est inconscient, il ne peut plus exercer sa fonction… donc nous avons communiqué sur son intervention, car il était important que les Iraniens sachent que le guide n’avait pas été endormi… »  Bien sûr, les gardiens de la révolution et Ali Khamenei lui-même ont leurs candidats au rang desquels on compte le propre fils du guide, Mojtaba Khamenei. Mais paradoxalement peu de mollahs sont aussi qualifiés religieusement et politiquement pour lui succéder que… l’actuel président Hassan Rohani, dont le CV est très proche de celui de l’actuel guide. L’ex-président Hachemi Rafsandjani, membre très influent de « l’Assemblée des Experts », l’instance qui élira le successeur de Khamenei, soutiendrait la candidature du président Rohani. Et une branche des gardiens de la révolution pourrait l’appuyer également, si elle pense qu’un rapprochement avec l’Occident est bon pour les affaires.

Si Rohani devenait guide suprême, il pourrait alors être tenté de « toiletter le “velayat-e faqih” », c’est-à-dire de renégocier les rapports du religieux et du politique au sein de la République islamique. Dans cette période qui pourrait être un tournant dans l’histoire du pays, le guide, malade, vieilli, ne cesse de retourner ces questions dans sa tête coiffée du turban noir des descendants du Prophète : fautil conclure un accord avec l’Occident et donner un peu d’oxygène à l’économie iranienne ? Prendre le risque de renforcer le président Rohani et le camp des réformateurs qui pourraient remporter le Parlement aux prochaines élections ? Et, surtout, le régime iranien, dont l’identité s’est aussi construite depuis sa création en opposition aux Etats-Unis, est-il assez fort pour pactiser avec le Grand Satan ?

Sara Daniel

Les enjeux de l’accord

Les Iraniens veulent obtenir une reconnaissance officielle de leur droit à produire de l’énergie nucléaire à des fins civiles. Ils exigent la levée immédiate des sanctions qui paralysent leur économie. Les Américains et leurs partenaires, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Russie et la Chine, veulent s’assurer que l’Iran n’obtiendra pas la bombe nucléaire. Pour cela, ils veulent limiter sa production d’uranium enrichi et instaurer un système d’inspections exigeant qui empêcherait l’Iran de produire la bombe dans des sites secrets ou de l’obtenir au marché noir auprès de la Corée du Nord.