Reportage
Pakistan : La loi des talibans
Par faiblesse face aux fous d’Allah qui contrôlent un nombre croissant de mosquées et d’écoles coraniques, mais aussi par calcul politique à courte vue, le général-président pakistanais Pervez Musharraf, incapable d’entreprendre la démocratisation promise des institutions, a laissé son pays en proie à la déferlante fondamentaliste
De notre envoyée spéciale, Sara Daniel
Elle kidnappe et séquestre des citoyens pakistanais au nom de la morale islamique. Elle fait rouer de coups des policiers et les retient prisonniers. Et avec son mari, le mollah de la Mosquée rouge, la plus vieille mosquée d’Islamabad, elle arrive à faire libérer de prison des membres d’Al-Qaida : aujourd’hui au Pakistan, où l’influence des talibans, cantonnée jusque-là aux zones tribales du Nord, ne cesse de s’étendre, c’est une femme, une virago islamiste, qui défie ouvertement le pouvoir du général-président Musharraf, l’auteur du coup d’Etat de 1999, aujourd’hui détenteur de la bombe atomique…
Ume Hassan, la directrice de la madrasa Hafsa, la plus grande école coranique de filles du Pakistan, est une longue femme revêche au visage mangé par de grands cernes gris. Ses diatribes, elle ne les lance pas des montagnes qui séparent l’Afghanistan du Pakistan, ni même de Peshawar, ville conquise par le Muttahida Majlis-e-Amal ( MMA ), le parti islamiste qui réunit six organisations religieuses. Non, c’est de la capitale, Islamabad, ce Washington pakistanais aux larges avenues bordées d’arbres et d’ambassades, qu’Ume Hassan éructe, devant un parterre d’un millier de fantômes noirs qui lèvent le poing, sa haine de Musharraf et des moeurs relâchées du Pakistan. Elle lance des expéditions punitives, lâche ses brigades de burqas chez les marchands de CD, puis les brûle dans la cour de son école. Ume Hassan vocifère de sa voix de crécelle, et le généralprésident obtempère !
Le mari d’Ume Hassan, le maulana Abdul Aziz, est recherché par la police. Pourtant, c’est de la sulfureuse Mosquée rouge qu’il prononce tous les vendredis ses prêches dans lesquels il menace le gouvernement d’organiser des attentats suicides ou de faire asperger d’acide les filles dévoilées de l’université. Il n’oublie pas dans ses prières Ben Laden, qui lui a envoyé un message de condoléances quand son père est mort. De temps en temps, pourtant, lorsque les 8 000 étudiants et étudiantes de la Mosquée rouge vont trop loin, le complexe religieux est encerclé par la police. Jamais pour longtemps. Peu après les attentats de Londres, en juillet 2005, l’école de filles d’Ume Hassan avait été perquisitionnée. A l’époque, les élèves s’étaient violemment défendues contre l’intrusion des policiers. Depuis quatre mois, elles occupent une bibliothèque publique pour enfants afin de protester contre la démolition de plusieurs mosquées d’Islamabad, construites illégalement sur des terrains publics. Non seulement le gouvernement ne les a pas chassées, mais il a fini par céder à leurs demandes, et le ministre des Affaires religieuses doit procéder à la reconstruction de l’une des mosquées détruites ! Pendant une semaine, la police a essayé de récupérer trois femmes et un bébé que les étudiantes avaient kidnappés.
La principale otage, la « tante Shamim », était accusée par les folles de Dieu d’être une mère maquerelle. Il a fallu attendre que les étudiants de la Mosquée rouge kidnappent quatre policiers pour que la mosquée soit encerclée par des forces paramilitaires… qui ont fini par se retirer lorsque la crise a été résolue : le gouvernement avait accepté de relâcher des étudiants et un ex-membre des services secrets pakistanais lié à Al-Qaida… Déroutant, surtout compte tenu du contexte régional très instable, ce laxisme du gouvernement est devenu le symbole de la faiblesse de Musharraf et de la talibanisation des moeurs et des esprits au Pakistan. C’est à contrecoeur qu’Ume Hassan nous reçoit dans sa madrasa. Elle n’aime pas les journalistes non musulmans. Dans le patio de l’école, il règne une atmosphère de ruche, de gynécée surpeuplé. Un bon millier de filles, la tête couverte d’un voile coloré, vaquent à leurs occupations, font la sieste, déjeunent, mais surtout étudient par petits groupes. Les plus jeunes, âgées de 4 à 7 ans, psalmodient le Coran en balançant la tête d’avant en arrière. Les autres commentent les hadiths et se font réciter leur catéchisme islamique. « Nous avons fini par convaincre nos amis talibans que l’islamisation des moeurs passait par l’éducation des femmes. Une fille éduquée , c’est une famille islamisée . Vous verrez, quand ils reviendront au pouvoir, ils ne brûleront plus les écoles de filles », argumente la directrice. En Afghanistan, les faits la contredisent : les incendies d’écoles ont recommencé dans les zones où les talibans regagnent du terrain. Ume Hassan prêche un féminisme islamique cantonné au foyer et à l’école.
Et si, après tout, cette éducation islamique gratuite pouvait être le vecteur d’une émancipation des femmes modestes au Pakistan ? Après avoir visité ces zones tribales où aucune famille n’oserait envoyer sa fille à l’école par peur des représailles, et après avoir rencontré les membres des ONG comme Smile Again qui s’occupent des femmes atrocement mutilées, victimes d’attaques au vitriol, on a envie d’y croire. Et qu’importe, finalement, que les examens ne portent que sur des matières religieuses. Cette école n’a-t-elle pas le mérite d’apprendre à lire et à écrire aux filles les plus pauvres du Pakistan ? Pourtant, dans ce tableau touchant de phalanstère coranique, il y a des signes qui suscitent la méfiance. Un dessin de kalachnikov sur un mur. Une armoire remplie de burqas noires. Et des hommes à l’air déterminé armés d’AK-47 dans les arrière-cours de l’école. Il y a l’exaltation mécanique de Mona, une jeune étudiante de 15 ans qui me parle de l’unique objet de ses préoccupations d’adolescente : « N’est-Il pas magnifique ? Et la douceur du premier rayon de soleil qu’Il a fait se lever à l’aube , et les parfums enivrants des fleurs qu’Il a créées ! Je pourrais vous parler de mon Dieu à longueur de journée , comme une femme qui trouve toujours un subterfuge pour évoquer l’objet de son amour. » Une autre jeune fille qui nous fait visiter la bibliothèque occupée se félicite que presque aucun père n’ait retiré sa fille de la madrasa depuis que le bras de fer entre l’école et le gouvernement est engagé. A-t-elle peur ? « Et de quoi donc ? répond-elle. Nous ne faisons que passer dans cette vie. Le gouvernement a des bombes. Nous, nous avons nos corps ! » Le rêve se dissipe, mais pas le malaise qui saisit les visiteurs dès que l’on franchit le seuil de cette école-prison que les filles n’ont le droit de quitter que pour se rendre dans les familles qui les réclament. C’est clair : dans l’esprit du mollah de la Mosquée rouge, ces enfants-soldates sont les armes de sa propagande fondamentaliste. Comme dans cette école de la ville de Tank, au Waziristan, où en mars dernier vingt et un enfants ont été enlevés par les talibans pour devenir des kamikazes…
Pourquoi donc, devant les délires de cette secte de furieux, Musharraf a-t-il démissionné ? Sans doute parce qu’il recule devant la perspective du massacre de petites filles sur lequel pourrait déboucher l’assaut. Mais surtout parce qu’il n’a jamais été aussi contesté depuis le coup d’Etat qui l’a porté au pouvoir en octobre 1999. Alors, au coeur d’Islamabad, la Mosquée rouge est devenue un sanctuaire de terroristes infiltrés par les services secrets pakistanais, dont on ne sait plus très bien à quel camp ils appartiennent. « Jamais encore Musharraf n’avait été aussi faible, explique Ahmed Rachid, un des meilleurs spécialistes du Pakistan . Il n’a plus ni le pouvoir de maîtriser la talibanisation galopante au Pakistan, ni celui de démocratiser les institutions du pays… Des instances militaires jusqu’aux islamistes, tout le monde lui tourne le dos. » C’est le limogeage du président de la Cour suprême, le juge Iftikhar Chaudhry, premier magistrat du pays, accusé d’ « inconduite et abus d’autorité », qui a embrasé le pays contre Musharraf. Alors que les élections approchent, le président voulait le remplacer par un juge plus malléable qui ne mettrait pas en question son intention de se représenter à la présidence en novembre prochain tout en restant le chef de l’armée, ce qui est interdit par la Constitution.
Iftikhar Chaudhry a eu le courage de résister au président : cet homme peu charismatique est donc devenu un symbole de l’opposition au pouvoir. Et de Peshawar à Karachi, où quarante et une personnes ont été tuées dans des combats de rue, les manifestations ont rassemblé tous les partis, même ceux qui étaient alliés au général-président. « Musharraf a été mon élève et mon subordonné , explique Hamid Gul, ex-patron des services secrets pakistanais . Mais aujourd’hui il infantilise la nation. Il doit quitter son uniforme ! » L’ex-chef des espions pakistanais, que certains soupçonnent encore aujourd’hui d’aider Ben Laden, porte de petites moustaches bien cirées qui lui donnent un air d’Hercule Poirot mince. Il nous explique aussi avec une conviction satisfaite que l’Occident devrait renoncer, que la victoire des talibans et d’Al-Qaida en Afghanistan est une certitude : « Et je sais de quoi je parle, c’est moi qui les ai entraînés à combattre contre les Soviétiques ! » Dans cette période de hautes turbulences, les intégristes de la Mosquée rouge peuvent se révéler utiles pour Musharraf, ce qui explique la paralysie du gouvernement devant les provocations des brigades de burqas d’Ume Hassan. Le régime veut aussi montrer aux Américains, qui entretiennent l’armée pakistanaise à coups de millions de dollars, que le danger islamiste est bien présent et qu’il faut continuer à soutenir le général-président. Mais jusqu’à quand les Etats-Unis soutiendront-ils Musharraf s’il continue à faire la démonstration de sa faiblesse face aux fondamentalistes ?
Déjà ils incitent Musharraf à passer une alliance avec le PPP, le parti de Benazir Bhutto, l’ex-Premier ministre, qui pourrait bientôt revenir de son exil. « Les Américains ne sont pas dupes, répond Christophe Jaffrelot, directeur du Centre d’Etudes et de Recherches internationales ( Ceri ) et spécialiste du Pakistan . Ils ont compris le double jeu de Musharraf, mais tant que celui-ci leur présentera la dépouille d’un numéro trois d’Al-Qaida de temps en temps, ils le soutiendront . D’autant qu’ils espèrent toujours que Musharraf finira par leur livrer Ben Laden. Ce qu’il ne fera jamais, même s’il le pouvait, puisqu’il est son atout principal. Et puis si Bush laissait tomber Musharraf maintenant, cela voudrait dire qu’il admet s’être fourvoyé dans sa lutte contre le terrorisme. » Mais en protégeant des fanatiques comme ceux de la Mosquée rouge, Musharraf est allé trop loin dans la duplicité. Aujourd’hui, les terroristes et les talibans qu’il a protégés pour des raisons de politique intérieure ne se contentent plus de se battre en Afghanistan et au Cachemire, mais commettent de plus en plus d’attentats sur le sol pakistanais. A Peshawar, le maulana Muhammad Yousouf Qureshi, cheikh de la plus ancienne mosquée de la ville, a offert un million de dollars à toute personne qui assassinerait le dessinateur danois auteur des caricatures controversées du Prophète. Il affirme au « Nouvel Observateur » qu’il pourrait lui aussi lancer des « actions de propagande islamique par les faits » en soutien à la Mosquée rouge si Musharraf ne se décidait pas à appliquer la charia.
A Lahore, la plus libérale des villes pakistanaises, certains maulanas appellent les élites de la grande bourgeoisie à mettre leurs femmes au pas, si nécessaire en les battant. Une évolution qui a consterné Jamila, une bourgeoise de Lahore : « Aujourd’hui , j’ai peur. Nous ne sommes plus à l’abri d’un fanatique qui nous arrosera d’acide à un feu rouge parce qu’il a décidé que les femmes ne doivent plus conduire… » Comme l’explique A. H. Nayyar, un physicien et pacifiste respecté au Pakistan, « la déferlante fondamentaliste est si forte que les extrémistes de la Mosquée rouge pourraient revendiquer le titre de commandeur des croyants et bénéficier d’un large soutien. Si les militaires n’ont pas tiré les leçons de leurs erreurs passées lorsqu’ils jouaient aux apprentis sorciers avec les fanatiques religieux, alors j’ai peur pour ce pays… »
Reportage photo : B. Meunier