Reportage
La fuite en avant de Musharraf, intvw d’Ahmed Rashid
Le Nouvel Observateur. – Que se passe-t-il exactement aujourd’hui au Pakistan ?
Ahmed Rashid. – La situation au Pakistan est extrêmement préoccupante. Les Etats-Unis et le monde ne peuvent pas l’ignorer. Ce pays se trouve sur la ligne de fracture de la crise mondiale que nous connaissons aujourd’hui. Par le passé, il a hébergé des terroristes islamistes, vendu sa technologie nucléaire militaire à des Etats voyous, permis à des fondamentalistes radicaux d’occuper l’espace politique, tout en devenant une route majeure pour l’exportation de l’héroïne. La clé de la stabilité future de l’Afghanistan est entre les mains des dirigeants pakistanais. Si l’armée ne s’attaque pas aux bases des talibans sur le sol pakistanais, les forces des Etats-Unis et de l’Otan n’ont aucune chance de vaincre les talibans. Et déjà offensive que ceux-ci préparent pour l’année 2008 promet d’être une des pires a laquelle on n’ait jamais assisté. L’instabilité pakistanaise nourrira aussi l’islam radical au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale…
N. O. – Pourquoi le président Musharraf a-t-il déclaré l’état d’urgence ?
A. Rashid. – En réalité, c’est une véritable loi martiale que Pervez Musharraf a imposée : il a suspendu la Constitution, décapite le pouvoir judiciaire, censuré les journaux, fermé les médias électroniques. Cet état d’urgence a permis l’arrestation de milliers de personnes, principalement de l’élite laïque qui s’opposait fermement aux actions terroristes menées par les talibans pakistanais. Le vrai but de Musharraf était de museler le pouvoir judiciaire, qui représentait pour lui une menace depuis qu’il avait renvoyé le président de la Cour suprême Iftikhar Chaudry, qui fut rétabli dans ses fonctions après quatre mois de manifestations. Si l’Etat d’urgence s’était limité à mettre au pas les juges, Musharraf aurait sans doute pu s’en tirer. Mais, pressé par une petite coterie de militaires et de conseillers – parmi lesquels le Premier ministre Shaukat Aziz – qui redoutaient une déroute électorale et refusaient l’accord que les Etats-Unis les poussaient à conclure avec Benazir Bhutto, il est allé trop loin.
N. O. – Comment ont réagi les juges ?
A. Rashid. – Leur réaction est sans précédent dans l’histoire du Pakistan : 14 des 17 juges de la Cour suprême ont refusé de prêter le nouveau serment de fidélité promulgué par l’armée. Ils ont déclaré les actions de Musharraf illégales. Aujourd’hui, ils sont tous aux arrêts. Et 60 des 97 juges des quatre hautes cours de province ont eux aussi refusé de prêter serment, dans un pays où par tradition le système judiciaire, inféodé à l’armée, avait toujours entériné les coups d’Etat militaires et reconnu la loi martiale qui en découle… Mais la grande erreur de Musharraf a été de se mettre définitivement à dos la presse, qui est devenue au fil de sa présidence un puissant contrepouvoir. A un moment où l’opposition est divisée et où le peuple se méfie de son armée, les médias sont devenus la conscience de la nation. La société civile a aussi pris une grande importance ces dix dernières années. Les avocats, les ONG, les groupes de femmes ou de droits de l’homme, les syndicats ont été visés et jetés en prison. L’armée n’a rien compris à la nouvelle maturité politique de la société pakistanaise, qu’elle a cru pouvoir traiter comme le fait la junte en Birmanie ou une principauté arabe.
N. O. – Musharraf a justifié l’état d’urgence en évoquant la progression de la guérilla fondamentaliste. Les talibans menacent-ils le pouvoir à Islamabad ?
A. Rashid. – Au Pakistan, personne n’est dupe. Tout le monde a bien compris que Musharraf a déclaré l’état d’urgence pour préserver son pouvoir et faire taire ses ennemis. Sur les onze clauses de l’ordre constitutionnel provisoire de l’état d’urgence, huit accusent les médias et le pouvoir judiciaire d’avoir affaibli la guerre menée par le gouvernement contre le terrorisme et d’avoir mis en danger les intérêts de la nation. Pas une fois il n’est fait mention de l’échec de l’armée à vaincre ou à contrôler les djihadistes. D’ailleurs, l’ordre constitutionnel provisoire n’offre ni plan ni suggestions pour venir à bout de la guérilla extrémiste. Il ne mentionne à aucun moment l’échec de l’armée. Il est significatif qu’aucun des chefs de l’islam politique, aucun de ces mollahs fous, chefs d’organisations terroristes, qui enseignent parfois la matière «attentat suicide» dans le cursus de leurs madrasas, n’ait été arrêté. En fait, c’est exactement le contraire qui vient de se produire. Le jour où l’état d’urgence a été décrète, l’armée a libère 28 talibans emprisonnés pour avoir planifié des attaques suicides dans le pays. En échange, la guérilla talibane a libéré 211 soldats retenus en otages dans les montagnes du Waziristan. On s’attend désormais à ce que l’armée offre une autre série d’accords de paix ou de cessez-le-feu aux extrémistes. Ils pourront alors continuer à faire la loi sur les grandes étendues du Nord qu’ils contrôlent, tout en aidant les talibans afghans à recruter leurs soldats et à se ravitailler. Tout indique que, pour la première fois depuis 2001, les talibans afghans vont continuer à se battre pendant les mois d’hiver. La semaine dernière, au cours d’une offensive extrêmement bien coordonnée, ils ont pris le contrôle d’une grande partie de la province de Farah, située à la frontière avec l’Iran. La semaine précédente, ils avaient tenté de prendre Kandahar, la deuxième ville du pays, avant que les troupes canadiennes ne les repoussent.
Pour la première fois également, les talibans pakistanais contrôlent des portions de territoire dans la province frontalière du Nord-Ouest, qu’ils utilisent comme des zones «libérées» et qui offrent des havres aux membres d’Al-Qaida et à leurs affidés, qui n’ont jamais été aussi en sécurité depuis 2001, l’année de l’offensive américaine. Renforcés par la situation chaotique que connaît le Pakistan et la faiblesse du gouvernement central en Afghanistan, Al-Qaida a installé de nouveaux camps dans ces régions frontalières, où ils entraînent une multitude de musulmans européens qui je l’ai appris au cours de conversations que j’ai eues avec des représentants de plusieurs agences de renseignements – viennent d’Allemagne, du Danemark, des Pays-Bas, de Scandinavie et de France. A la faveur de cette vacance du pouvoir créée en réalité par l’état d’urgence, les talibans progressent tous les jours au Pakistan. Ils contrôlent depuis trois jours la vallée de Swat, si proche de la capitale Islamabad. Et l’armée, qui a toujours noué des alliances ambiguës avec les islamistes, les laisse faire, trop occupée à arrêter les représentants des partis et les membres des organisations de défense des droits de l’homme !
N. O. – Le président Musharraf vient de promettre à nouveau de quitter l’uniforme militaire et d’organiser des élections en janvier. Et George Bush a l’air de se satisfaire de ces déclarations. Pourquoi les Américains continuent-Us à le soutenir ?
A. Rashid. – Les récentes déclarations de Musharraf ne rassurent personne. Pas même les Américains. Il n’a pas dit quand il remettrait en liberté les opposants arrêtés ni quand les journaux pourraient à nouveau paraître. Si les Américains le soutiennent encore, c’est parce que le Pakistan leur fait peur. Parce qu’ils ne voient pas d’autre solution, comme lorsqu’ils ont continué à soutenir le chah d’Iran en 1979, jusqu’à la fin. Mais si le peuple se soulève contre le président, les EtatsUnis pourraient être amenés à changer d’avis. Car l’accord savamment orchestré par les Américains et les Britanniques entre l’armée et l’ex-Premier ministre Benazir Bhutto, qui a été assignée à résidence pour la deuxième fois depuis son arrivée au Pakistan, est désormais caduc. Les Américains espéraient que le tandem Bhutto-Musharraf donnerait une caution démocratique à la traque aux terroristes. Mais c’est à son corps défendant que Musharraf a accepté de voir revenir l’ex- Premier ministre. Dès que l’armée a vu l’accueil réservé par la population à Benazir Bhutto lorsqu’elle est arrivée à Karachi le mois dernier, elle a cherché à saper l’accord. C’est chose faite. Depuis l’état d’urgence, les membres de son parti ont été arrêtés et elle est désormais contrainte de rejoindre l’opposition et de demander le départ du président. Cette position laissera l’armée totalement isolée puisque la coalition hétéroclite de politiciens de la Ligue musulmane, ses alliés, est méprisée par le peuple et n’a pas une chance aux prochaines élections.
N. O. – Comment pourrait se dénouer la crise ?
A. Rashid. – Les médias américains ont présenté le dilemme du président Bush comme le suivant : soutenir la démocratie ou soutenir Musharraf, l’allié des Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme. Ce postulat est erroné. La vérité, c’est que si le Pakistan est instable et s’il se radicalise contre son président, l’armée ne pourra pas lutter contre le terrorisme fondamentaliste. Etablir la stabilité politique devrait être le premier but des Américains au Pakistan, pas le deuxième. Beaucoup de choses dépendent désormais de l’armée et du nouveau vice-général en chef Ashfaq Kiyani. De nombreux hauts gradés de l’armée sont aigris et frustrés d’être devenus si impopulaires au Pakistan. Ils en rejettent la faute sur Musharraf. Ils avaient espéré que les élections et un gouvernement civil apaiseraient l’animosité du peuple contre l’armée. Avec l’état d’urgence, l’armée est de nouveau la première cible de la rancoeur populaire, qui l’accuse de prendre en otage le pays pour satisfaire les ambitions d’un seul homme.
N. O. – Musharraf peut-il être renversé par l’armée ?
A. Rashid. – L’armée pakistanaise est une institution coloniale, disciplinée et hiérarchique. Mais elle est aujourd’hui démoralisée par les pertes en hommes et en matériel que lui font subir les extrémistes pakistanais. Musharraf a nommé les généraux qui lui semblaient les plus loyaux à sa personne. Cependant, si l’armée commence à souffrir de la réduction de l’aide militaire américaine (ce qui semble improbable pour le moment) et d’une opposition populaire de plus en plus forte, il n’est pas impossible d’envisager que l’état-major se décide, pour sauver le pays, à écarter Musharraf du pouvoir. Les Américains ont confiance en Ashfaq Kiyani, avec qui ils ont longtemps travaillé, et en fin de compte ils pourraient le préférer au général président.
Il sera très difficile de recoller les morceaux au Pakistan et l’on voit mal comment Musharraf pourrait être l’homme de la situation. Tant qu’il reste au pouvoir, le peuple et les partis politiques ne voudront pas adhérer aux projets qu’il proposera. Personne ne fera confiance à des élections qu’il aura organisées. Même l’Occident semble fatigué de la façon dont Musharraf agite l’épouvantail islamiste pour obtenir qu’on vienne à son secours alors que le Pakistan continue à être un havre pour les militants d’Al-Qaida. Il est trop tard, et les Américains ne peuvent plus sauver Pervez Musharraf. S’ils s’obstinent à le soutenir, ils perdront les tout derniers alliés qu’il reste à l’Occident au sein de la société civile pakistanaise.
Auteur du best-seller « L’Ombre des talibans » (Autrement), le journaliste pakistanais Ahmed Rashid , basé à Lahore, couvre depuis 25 ans le Pakistan, l’Afghanistan et l’Asie centrale. Il collabore notamment au « Daily Telegraph » et au « Wall Street Journal ».
Sara Daniel