Reportage
Attention, pays explosif!
C’est un monde qui s’éteint et qui a peur. Une aristocratie en sursis qui sait que rien ne sera plus jamais comme avant. Dans le somptueux palais du gouverneur du Pendjab, les visiteurs sont escortés d’anti chambres en salles de réception par des serviteurs en tunique parme, coiffés de turbans compliqués comme du temps de l’empire des Indes. Les dessertes croulent sous les douceurs épicées et les puddings à la cardamome. Le gouverneur Salman Taseer, membre du PPP, tout de blanc vêtu, est ravi des nouvelles fonctions qu’il occupe depuis que son ami Asif Ali Zardari, le veuf de Benazir Bhutto, est devenu le président du Pakistan. Le Pendjab (60% de la population du pays) n’est-il pas la province la plus importante du Pakistan et, surtout, le fief de l’armée? Salman Taseer s’écoute parler à la télévision, essaie sa toque en astrakan devant ses amis indulgents. Il voudrait voir son portrait sur les murs de cette salle du conseil lambrissée où s’étalent déjà ceux des gouverneurs britanniques. Mais personne n’est dupe. Pas même sa femme, qui a entrepris de restaurer le palais comme du temps de sa splendeur impériale: «A quoi bon? Et pour combien de temps?», soupire-t-elle sans qu’on sache si elle pense à la poussière ocre dont il est si difficile de débarrasser les recoins de l’immense maison, à la situation politique de son mari que les partisans de Nawaz Sharif, le chef de l’autre parti, rêvent d’évincer, aux répercussions de la crise économique qui a mis l’Etat pakistanais au bord de la faillite… ou au terrorisme islamique annonciateur de la guerre civile.
Justement, tandis que les femmes serrent nerveusement leur sac de pierreries assorties à la couleur de leur vernis à ongles, le gouverneur raconte «cette nuit-là». Le 20 septembre 2008, lorsque l’hôtel Marriott, véritable institution à Islamabad, a été pulvérisé par une formidable explosion qui a fait plus de 60 morts et 200 blessés. Ce que des éditorialistes ont baptisé «le 11-Septembre pakistanais», en espérant que le terrible événement susciterait un rejet massif du terrorisme islamique… qui n’est pas venu. «Dans le palais présidentiel, le bruit a été tel que nous avons cru être la cible d’une attaque à la roquette. Nous étions en train de fumer des Roméo et Juliette et j’ai dit au président: «Apprécions notre cigare, c’est le dernier.»»
Ailleurs, dans un autre de ces salons de la grande bourgeoisie de Lahore, c’est la faiblesse du pouvoir du nouveau président – contesté au sein même de son parti et dont l’armée se méfie – ou encore la guerre en cours dans les zones tribales qui alimentent l’essentiel des conversations. Sans oublier, bien sûr, les attentats qui s’étendent maintenant bien au-delà des zones frontalières avec l’Afghanistan, jusqu’à toucher Lahore, la ville la plus paisible du Pakistan. La soirée s’achève au son des accents mélancoliques d’un chanteur de qawwal dont les femmes reprennent les incantations mystiques. Quand soudain Imran Khan, ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket, idole populaire depuis la victoire du Pakistan à la Coupe du Monde de 1992, fait irruption et impose le silence sans autre cérémonie à l’artiste soufi.
L’ancien champion, député au Parlement, dresse un tableau consternant de la situation du Pakistan: «La majorité des Pakistanais qui viennent me voir pensent que les Américains sont en train de livrer une guerre contre l’Islam et qu’il faut soutenir les talibans. Et l’armée, durement touchée par la crise économique et qui livre cette guerre à contrecoeur, est au bord de la révolte. Dans la zone tribale de Qorum, les chiites, soutenus par l’Iran, se battent contre les sunnites. Al-Qaida est en train de réussir au-delà de ses espérances…»
«Que faut-il faire?» lui demande une convive désespérée. «Les Américains doivent partir», répond du tac au tac le joueur de cricket. Le ressentiment contre l’Occident et l’allié américain n’est jamais loin, même dans ces milieux où presque tous ont la double nationalité pakistanaise et américaine, au cas où… Comme chez cet homme politique de premier plan qui proteste de sa fidélité à l’égard de «ses amis américains» mais s’agace de la visite que lui a faite l’ambassadrice américaine, Anne Patterson, omniprésente dans les cercles du pouvoir de ce pays à haut risque. Un pays qui possède la bombe atomique, abrite l’état-major d’Al-Qaida et dont les caisses sont vides. «L’ambassadrice me répète qu’il faut liquider tous les extrémistes. Comme si c’était facile! proteste le politicien. Les Américains ne comprennent rien à rien. Qu’est-ce qu’ils vont faire? Lancer les B-52 sur la zone tribale? Cet endroit n’est pas le Pakistan et ils veulent nous envoyer le nettoyer! Il faut savoir que les gens qui vivent là n’ont ni nos lois ni nos moeurs: si vous tuez un habitant de cette région, il se vengera, même cinq cents ans après… Cette guerre ne finira jamais.»
Très vite, chez cet homme du gouvernement le plus proaméricain de l’histoire du pays ressortent la haine du président afghan Hamid Karzaï et, surtout, la haine de l’Inde contre laquelle il est nécessaire de se prémunir «coûte que coûte». Coûte que coûte, c’est-à-dire au point de continuer d’accueillir les talibans afghans. Et cela surtout depuis que les Etats-Unis ont conclu un accord nucléaire avec l’Inde, ennemi traditionnel du Pakistan…
A 400 kilomètres au nord-ouest de Lahore, Peshawar est un autre monde. C’est ici, dans l’une des plus anciennes villes du pays, à l’extrémité orientale de la passe de Khyber, que les talibans et les services secrets des pays de la région ont élu domicile.
On y trouve aussi, depuis quelques mois, une bonne partie des réfugiés qui ont fui la guerre sans spectateur en cours dans les zones tribales du Pakistan. Ils sont là, rassemblés sous l’abri fragile et précaire des tentes du Haut-Commissariat aux Réfugiés, victimes collatérales de la guerre contre la terreur qui ne cesse de s’étendre depuis l’occupation de l’Afghanistan par les troupes de l’Otan. Les autorités estiment que près de 200 000 personnes ont fui les combats qui font rage dans la région de Bajaur, frontalière du Konar afghan.
Dans les quelques villages qu’ils ont pu reprendre aux talibans, aux Ouzbeks, aux Tadjiks et aux «volontaires» arabes d’Al-Qaida, l’armée pakistanaise a découvert un incroyable entrelacs de galeries souterraines munies de système de ventilation qui expliquent largement la résistance des combattants islamistes à cette opération militaire, la plus importante depuis que les Etats-Unis ont fait du Pakistan leur allié en 2001 dans leur combat contre «la terreur». Les récits des hommes qui viennent tout juste d’arriver de leur village de Bajaur, lucides et désespérés, expliquent clairement ce qu’a été jusqu’ici le double jeu du Pakistan. Comme celui de Mohamed Zaer, l’imam de la mosquée du village de Charmang: «Les talibans de mon village, il aurait été si facile de les arrêter. Mais jusqu’ici ils étaient soutenus et financés par le gouvernement… et puis les Etats-Unis ont augmenté leurs pressions: tout ce que vous voyez ici, c’est une représentation destinée aux Américains: les tentes de l’ONU et moi nous faisons partie du décor!»
Babar Sharmaz, un paysan de Bakhtiar qui vient d’arriver dans la nuit à Peshawar, a les mains en sang. Avec un groupe de villageois, il a détruit un pont pour couper la route aux talibans: «Nous sommes allés trouver les gardes-frontières pour leur demander de nous aider à nous débarrasser d’eux, mais ils n’ont rien fait!» Comme la plupart des habitants des zones tribales, Sharmaz juge que les Pachtounes sont victimes d’une conspiration du gouvernement pakistanais: «Lorsqu’il y a un petit attentat à Islamabad contre le Marriott, toutes les télévisions du monde le montrent en boucle, mais personne ne s’intéresse à la mort et à la désolation qui règnent partout dans les zones tribales…» Dans sa maison cossue de Peshawar, le général de brigade Mehmud Shah, qui a été le chef de la sécurité pour les zones tribales jusqu’à ce que des différends l’opposent aux tout-puissants services secrets, reconnaît que la situation dans les zones tribales est sur le point d’atteindre un point de non-retour: «Les Américains doivent comprendre que c’est la souveraineté du Pakistan qui se joue en ce moment.»
Comment les choses en sont-elles arrivées là? «Jusqu’en 2006, j’ai réussi à contrôler plus ou moins la situation dans les zones tribales en m’appuyant sur les tribus, confie le général. Mais à partir de 2006, le président Musharraf s’est tellement affaibli qu’il a dû donner des gages aux religieux pour obtenir leur soutien électoral et la situation est devenue incontrôlable…» Le brigadier décrit une situation ex-traordinairement complexe où les différentes directions des services secrets et de l’armée passent des marchés de dupes avec les différents groupes extrémistes, sans aucune concertation et souvent dans un simple souci d’avancement. «Pendant ce temps, pour se battre contre nos soldats, les Iraniens arment les chiites; le chef de guerre Rachid Dostom mobilise les Ouzbeks et les Indiens soutiennent d’autres groupes pour nous entraîner dans la guerre civile.»
La pacification des zones tribales est-elle encore possible? Oui, répond l’officier. A condition que les Américains cessent de bombarder les villages dès qu’ils croient avoir un renseignement: «Depuis le mois d’août 2008, les Américains ont mené plus de vingt bombardements aériens sur les zones tribales et au moins une opération terrestre. Dans la majorité des cas, ils n’ont pas atteint leur cible mais des civils…»
Selon le général Mehmud Shah, le président Zardari n’a pas d’autre choix que de collaborer avec les Américains. La question est aujourd’hui de savoir si sa faiblesse politique n’est pas en train de contraindre le nouveau président, comme son prédécesseur, Pervez Musharraf, à passer quelques accords avec les fondamentalistes, qui le haïssent. Déjà, Zardari a autorisé la reconstruction de la Mosquée rouge, rasée en juillet 2007 parce qu’elle était devenue, au coeur de la capitale, un bastion des combattants du djihad, un centre d’études coraniques dont les étudiants n’hésitaient pas à kidnapper des citoyens au nom de la guerre sainte.
Aujourd’hui, le dôme de la mosquée est blanc, mais le mémorial aux martyrs de la Mosquée rouge, qu’il abrite, et le discours des fidèles, qui sont tous restés en contact avec l’ancien maulana de la mosquée (un ami de Ben Laden), montrent clairement qu’on protège toujours, ici, les talibans et Al-Qaida contre un gouvernement dont on annonce la disparition prochaine.
De notre envoyée spéciale, Sara Daniel