Interview

«En Iran, que l’on vive à l’intérieur d’une prison ou à l’extérieur, on est toujours enfermé»

Un entretien avec Nasrin Soutoudeh depuis la prison d’Evine.

L’ennemi numéro 1 de la république islamique d’Iran est un petit bout de femme de 56 ans, aux cheveux courts, pâle et si menue que l’on tremble pour sa vie à chaque fois qu’elle entreprend une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. Parce qu’elle est une femme, parce qu’elle remet en question le régime, parce qu’elle conteste la loi du port du voile obligatoire, mais surtout parce qu’elle a une détermination presque surnaturelle, Nasrin Soutoudeh est devenue l’obsession du régime des mollah.

Alors quand ils l’ont arrêtée une nouvelle fois en juin 2018,  ils l’ont condamnée à 74 coups de fouet pour être apparue sans voile en public, à un an et six mois de prison pour « acte de propagande » contre l’Etat,  à deux ans pour « trouble à l’ordre public », à trois ans et 74 autres coups de fouet pour « diffusion de fausses informations », à  sept ans et six mois pour « collusion en vue de nuire à la sécurité nationale » , une autre fois à sept ans et six mois pour appartenance à un groupe illégal et enfin à douze ans pour avoir encouragé la « corruption et la dépravation » c’est à dire avoir défendu les femmes qui se sont fait prendre en photo sans voile en Iran… Seule la plus lourde peine s’applique et Nasrin passera sans doute les douze prochaines années de sa vie entre les murs de l’aile politique de la prison d’Evin à Téhéran.

Trois halls reliés par d’étroites coursives, glacées en hiver, suffocantes en été. Et le régime fera de cette icône de la résistance une martyre. Je me souviens de cette petite femme qui recevait dans son cabinet de Téhéran sans voile, et dont la silhouette disparaissait sous les piles de dossiers, elle était de tous les combats, agacée des questions qu’on lui posait, trop affairée pour en parler ou prendre la pose.

Tous les avocats et membres de l’opposition à qui j’ai pu parler d’elle, en Iran ou à Paris s’inclinent devant sa force de caractère. Ils se souviennent de sa première incarcération en 2010. Dans la prison, Nasrin avait refusé de porter le tchador obligatoire, on lui avait alors interdit de voir ses enfants, de sortir pour enterrer son père, son fils Nima, 3 ans, était devenu fragile. Mais elle n’a pas cédé. Et depuis, le tchador n’est plus obligatoire à Evin.

Parfois certains de ses amis ou ceux qui n’ont pas son courage, c’est à dire presque tout le monde, regrettent son jusqu’au-boutisme. « Je lui ai conseillé de demander sa grâce au Guide Suprême mais elle refuse, selon elle, cela équivaudrait à reconnaître son autorité » s’inquiète Karim Laidji, ex président de la Fidh « parfois quand je la mettais en garde, elle me répondait en pleurant « mais maitre que puis je faire ? Rester chez moi ? Bien sur que non,  je n’ai pas le choix ! C’est une fille exceptionnelle. »  C’est cette femme qui, bravant encore une fois le pouvoir de ses geôliers, a accepté au mépris de sa sécurité de répondre à nos questions depuis sa cellule d’Evin. Cela faisait des semaines que son mari, Reza Khandan, un homme remarquable qui a mis sa vie entre parenthèses pour soutenir sa femme et dont nous publions aussi l’entretien sur le site de l’OBS, n’avait plus eu le droit de lui rendre visite et puis un jour il a pu lui glisser nos questions.

Voici ses réponses.

Vous avez été incarcérée  prison d’Evin à Téhéran il y a 17 mois dans un contexte politique particulièrement tendu. Quelles sont les conditions de votre détention?

Vous savez, en Iran, que l’on vive  à l’intérieur d’une  prison ou à l’extérieur, on est toujours enfermé. Les jours s’écoulent dans un espace plus restreint, voilà tout. Peut être pensez vous que j’exagère, mais lorsque notre préoccupation est l’absence de  justice dans la société, être dans une prison, ou en dehors, importe peu. Autrement dit, je ne peux pas regretter ma liberté puisque la société iranienne ne fait pas l’expérience de cette liberté. Tolérer de travailler comme avocate au sein de ces tribunaux aux jugements iniques serait bien plus pénible que de supporter la prison.

La seule chose que l’on peut dire, c’est que la vie politique s’est radicalisée et que les peines sont plus dures qu’avant. Dans la section politique de la prison des femmes, plusieurs d’entre elles ont été accusées d’espionnage, ce qui est nouveau.

Quelle est la véritable raison de votre dernière arrestation ?

J’ai été une des signataires de la pétition pour demander un référendum sur le régime de la république islamique en compagnie d’activistes à l’intérieur et à l’extérieur du pays et puis  j’ai accepté en tant qu’avocate de défendre quelques-unes des filles de l’avenue « Enghelab » (les jeunes femmes qui avaient retiré leur voile en pleine rue et l’avaient brandi au bout d’un bâton…) J’ai été active dans le groupe « LEGAM » contre la peine de mort et je considère que c’est mon droit de m’entretenir sur ces sujets avec les medias. Conformément à la loi, aucune de ces activités ne constitue un délit. Mais le pouvoir en Iran ne supporte aucune de ces activités et s’arroge le droit de les poursuivre en toute illégalité.  Je ne sais pas vraiment laquelle de ces actions « subversives » les a amenés à m’arrêter. Je ne peux même pas le deviner.

Pourquoi la question du port du voile est-elle si fondamentale pour la république islamique ?

Demandez  à la République Islamique, elle-même pourquoi elle a basé sa survie sur un tel principe et avec cet entêtement ! En ce qui me concerne, en tant que femme et  mère d’une jeune fille, je me sent à la fois insultée par la contrainte du port du voile et inquiète pour l’avenir de ma fille. La liberté de choisir comment me vêtir est pour moi, fondamentale.

Quel types de discussions avez-vous avec vos co-détenues ?

Nous parlons de beaucoup de choses ! Bien sûr beaucoup de nos discussions tournent autour des procédures, de nos droits, de nos combats. Je suis dans la même section que Guity Pour Fazel,  une avocate, qui,  comme moi à accepté de défendre les victimes de violation des Droit de l’Homme. Elle a 75 ans. Dans nos cellules, nombreuses sont celles qui luttent contre le port du voile obligatoire. Il y a aussi celles qui demandent un réferendum sur la nature du régime ou qui ont signé une pétition pour l’exiger. Nous sommes maintenant 44 détenues dans cette section. Un nombre sans précédent depuis que cette section a été crée, il y a huit ans.

A quel moment précis remonte votre engagement ?

Sincèrement je ne me rappelle pas. Je pense que j’avais en moi dès l’enfance un besoin de justice. Mais la nécessité de défendre les victimes d’abus, je l’ai senti dès mon entrée à la faculté de droit avec une force brulante qui ne s’est jamais éteinte.  Avec le déclenchement de la Révolution, j’ai passé  longtemps à essayer de comprendre les courants divers qui occupaient la scène pendant ces temps d’exaltation. Au cours des années 90 j’ai même travaillé avec des courants nationalistes et religieux… Par ailleurs j’écrivais dans  les journaux de l’époque des chroniques juridiques. Dès 2003 j’ai obtenu mon habilitation pour le barreau. Et dès que j’ai exercé, je me suis concentrée sur l’exercice équitable de la justice.

De quel milieu venez-vous et comment votre engagement a-t-il été perçu par votre famille ?

Mes parents avaient seulement leur certificat d’études primaires. Ma mère savait par cœur d’innombrables poésies des grands poètes iraniens. Elle en tirait des citations quotidiennement qui lui servaient à plaisanter ou à gronder ses enfants. Ainsi notre âme  baignait dans la culture et la littérature. Financièrement notre famille appartenait à la classe moyenne. Au début, mes parents percevaient mon engagement comme une blague, mais peu à peu ils ont fini par considérer mes activités avec respect. Par la suite, et notamment après chaque arrestation ma sœur et mon frère m’ont beaucoup soutenue.

A quoi pensez-vous en prison ?

Naturellement en prison je pense beaucoup  au système judiciaire et à sa réforme. Mais je pense surtout à l’avenir, à l’après. C’est ce qui me préoccupe plus que tout autre chose ces jours-ci :   Si le régime change, comment pourra-t-on éviter la violence ou au moins la limiter autant que possible ? Comment peut-on empêcher l’avènement du cycle des représailles et des  vengeances ?

C’est ainsi qu’une de nos discussions habituelles ici, dans la prison, tourne autour des expériences des états qui ont du essayer de réconcilier leurs populations divisées, antagonisées. Comme celles de l’Afrique du Sud, de l’Argentine,  ou du Chili. Ce sont des discussions que nous avons toujours poursuivies à la prison politique des femmes aussi bien il y a 8 ans qu’aujourd’hui. Nous avons lu et relu individuellement ou discuté par groupe, des livres sur les commissions de  vérité et  réconciliation. Et  la pièce « la jeune fille et la mort » d’Ariel Dorfman ( elle évoque les traumatismes subis par les victimes des tortures dans les dictatures d’Amérique latine). Nous les Iraniens, avons fait l’expérience douloureuse dans les années 1970 de voir l’exécution d’innombrables prisonniers politiques par le régime. Nombres d’entre eux avaient déjà purgé leur peine  et attendaient leur libération. Dans tout éventuel changement qui adviendrait en Iran il faudrait fatalement réouvrir les plaies, reconnaître et nommer les maux pour pouvoir les panser, C’est une de mes préoccupations.

Quels souvenirs remontent à votre mémoire en prison ?

Je me rappelle qu’une fois, sur le livret d’une pièce réalisée par un metteur en scène célèbre en Iran, j’ai écrit : « je t’envie les scènes des théâtres dont tu disposes pour ton travail, que ne puis je troquer  les scènes de nos tribunaux contre tes scènes de théâtre ! Tu vois, la vie n’est qu’un jeu, mieux vaut la traverser en jouant et non pas sous le poids de la rigueur des lois et dureté des jugements des tribunaux »

Qu’est-ce qui vous fait tenir ?

Je ne sais pas ce que vous entendez par « tenir », Mais je sais que je ne peux pas faire autrement. Quand un plaignant, un client dont les droits ont été bafoués vient me voir, je ne peux pas tourner la tête et l’abandonner. Ainsi je ne me vois pas en train de « tenir » mais en train d’accomplir mon devoir.

Etes-vous optimiste ?

Je me crois profondément optimiste. Sinon, je n’aurais pas pu continuer. Mais plus qu’a l’optimisme je crois à la vie. Elle est si imprévisible ! Remplie aussi bien d’épreuves imprévues que de joies imprévues.  Parfois je désespère. Mais toujours je retourne à mon travail, à la vie.

Propos recueillis par Sara Daniel