Reportage
Nucléaire: les clés de la crise iranienne
La perspective d’une bombe atomique iranienne est-elle inéluctable ?
Dans combien de temps ?
Quelles en seraient les conséquences pour le Moyen-Orient ?
Et que peut encore faire la communauté internationale ?
1) Que sait-on du programme nucléaire iranien ?
On sait que ce programme existe depuis près de vingt ans, qu’il est resté totalement clandestin jusqu’en 2002 et qu’une partie, dont personne ne connaît l’ampleur, est toujours secrète. Grâce à l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA),
on sait aussi :
1) que l’Iran a produit de petites quantités de plutonium dans un laboratoire de recherches ;
2) qu’il est (à peu près) capable de convertir du minerai d’uranium en gaz et qu’il dispose, à Ispahan, de la capacité de faire cela à grande échelle
3) que Téhéran a acquis ou fabriqué plusieurs centaines de machines destinées à enrichir ce gaz : les fameuses centrifugeuses qui produisent, selon leur configuration, soit du combustible pour une centrale électrique, soit de la matière fissile pour une bombe atomique ;
4) que la République islamique a l’intention d’en installer bientôt des dizaines de milliers à Natanz, mais que les ingénieurs iraniens ne maîtrisent pas encore le savoir-faire nécessaire à la bonne marche de ces centrifugeuses ;
5) que l’armée iranienne teste des missiles de moyenne portée, potentiellement capables de propulser une charge nucléaire à plus de 1 000 kilomètres. Tout le reste, ou presque, n’est qu’hypothèses.
2) Ce programme est-il forcément militaire ?
Téhéran répète que son objectif est civil : il s’agit de produire de l’électricité. «Pourquoi rejeter totalement cette explication? demande Bruno Tertrais, de la Fondation pour la Recherche stratégique. Le pays regorge de pétrole et de gaz, mais ces ressources vont s’épuiser. Il n’est donc pas absurde qu’une grande nation comme l’Iran prévoie l’après-hydrocarbures. C’était déjà l’idée du shah…» Mais à l’évidence, il y a autre chose. «Même s’il n’existe pas de preuve formelle, les indices sur le caractère principalement militaire de ce programme sont nombreux et concordants», dit Pascal Boniface, le directeur de l’Institut de Relations internationales et stratégiques (Iris). Il y a, en vrac, le secret qui entoure cette affaire depuis si longtemps, le refus de la part de Téhéran de coopérer pleinement avec l’AIEA, ses liens avec le réseau d’Abdul Qadeer Khan, père de la bombe pakistanaise, ou encore les traces d’uranium hautement enrichi retrouvées par les inspecteurs sur plusieurs machines. Mais pour les spécialistes, l’indice le plus troublant est la récente découverte par l’agence de l’ONU de plans de fabrication de demihémisphères en uranium métal. On ne connaît, en effet, aucune utilisation de telles pièces autre que militaire. Selon l’AIEA, ces demi-hémisphères entrent dans la composition du «coeur explosif» d’une bombe.
«Selon toute vraisemblance, l’Iran cherche donc à se doter des moyens de construire une arme atomique, dit Bruno Tertrais, mais rien ne prouve que la décision politique de construire effectivement cette bombe ait été prise. Téhéran veut peut-être imiter le Japon et ne pas dépasser le «seuil» nucléaire, c’est-à-dire le niveau technique et industriel qui permet de produire une arme en quelques mois, si nécessaire.» Nombre d’experts pensent cependant que la République islamique veut aller au-delà de ce « seuil » et que la décision américaine d’envahir l’Irak n’a fait que renforcer sa détermination.
3) A quelle échéance l’Iran pourrait-il se doter de l’arme atomique ?
Les scénarios varient beaucoup selon les experts et les circonstances. De 1995 à l’été dernier, les services américains de renseignement ont affirmé à plusieurs reprises que l’Iran disposerait d’une arme atomique d’«ici à cinq ans», délai qui a donc été plusieurs fois dépassé. En août 2005, à la surprise générale, ils ont fait « fuiter » une nouvelle estimation : dix ans, soit 2015. Pourquoi un tel allongement ? Les espions ont justifié leur prudence par le fait que le programme d’enrichissement iranien rencontrait de nombreuses difficultés et que Téhéran ne disposerait pas de matière fissile en quantité suffisante «avant le début de la prochaine décennie». Un délai supplémentaire qui peut aussi s’interpréter comme un aveu d’impuissance : l’enlisement de la guerre en Irak rendrait impossible toute action militaire américaine contre l’Iran, d’ici plusieurs années, en tout cas. Plusieurs spécialistes américains et européens parient, eux, sur une date plus rapprochée : 2009 ou 2010, sans apporter davantage d’éléments probants.
4) Faut-il empêcher l’Iran de disposer de l’arme nucléaire ?
Selon le directeur de l’AIEA, le prix Nobel de la paix, Mohamed ElBaradei, on doit «cesser de penser qu’il est moralement inacceptable pour certains pays de vouloir des armes nucléaires et qu’il est moralement acceptable pour d’autres de s’appuyer sur elles pour leur défense». Mais depuis l’élection en juin 2005 du président Mahmoud Ahmadinejad, qui claironne son désir de «rayer Israël de la carte», l’Occident se méfie plus que jamais des véritables intentions de la République islamique. Et pour la plupart des analystes, la violation du traité de non-prolifération (TNP) par Téhéran risquerait aussi d’entraîner une dynamique de prolifération très inquiétante au Moyen-Orient. Une nucléarisation de l’Iran pourrait ainsi raviver les ambitions atomiques de l’Arabie Saoudite, de l’Egypte, voire de la Turquie, et consacrer l’échec définitif des accords internationaux de non-prolifération.
5) Pourquoi les négociations menées par les Européens ont-elles échoué ?
En 2003, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont engagé des négociations avec l’Iran pour deux raisons principales. D’une part, les Européens étaient – et demeurent – inquiets de la portée toujours croissante des missiles iraniens à capacité potentiellement nucléaire, engins qui pourraient, un jour, frapper Londres, Paris ou Berlin. D’autre part, en pleine guerre américaine en Irak, la troïka européenne voulait prouver au monde que l’on peut régler les problèmes de prolifération par la diplomatie. Après deux ans et demi de discussions, l’échec est cuisant. L’Iran a certes suspendu à deux reprises ses activités les plus sensibles et a donc apparemment perdu un peu de temps. Mais plusieurs experts affirment que ces arrêts volontaires étaient plus dus à des problèmes techniques qu’à l’habileté des négociateurs européens. En juillet dernier, la troïka a fait une offre globale à la République islamique : en échange de la cessation de ses travaux d’enrichissement et de l’ouverture de tous ses sites et de toutes ses archives atomiques aux inspecteurs de l’AIEA, les Européens lui fourniraient des centrales nucléaires à l’eau légère (qui ne risquent pas d’être détournées à des fins militaires), soutiendraient sa candidature à l’OMC et reprendraient les grandes négociations commerciales, laissées en plan au début de la crise nucléaire. Mais Téhéran a rejeté cette proposition d’un revers de main. Pourquoi ? «C’est simple : les lignes rouges des deux parties ne sont pas compatibles, explique Bruno Tertrais. L’Iran veut pouvoir enrichir de l’uranium, ce que les Européens lui refusent absolument.» Il y a, semble-t-il, une autre raison. «Les Américains n’ont pas voulu participer à ces négociations et offrir aux Iraniens ce qui aurait peut-être pu les convaincre : la levée de l’embargo qu’ils imposent à Téhéran depuis 1979 et l’assurance de ne pas les attaquer», ajoute Pascal Boniface. Quoi qu’il en soit, pour tenter de sortir de l’impasse, Moscou soumet, en novembre 2005, une solution intermédiaire, acceptée par les Occidentaux et les Chinois : la création d’une société irano-russe d’enrichissement qui fonctionnerait en Russie, sous le contrôle de l’AIEA. Nouveau refus de Téhéran, qui martèle sa volonté de procéder à l’enrichissement sur son sol. Toutes les voies diplomatiques ayant été, selon eux, épuisées, les Iraniens annoncent, début 2006, qu’ils reprennent leurs activités sensibles, suspendues quelques mois auparavant, y compris la fabrication de centrifugeuses. Un camouflet pour l’Europe et l’ensemble de la communauté internationale.
6) Que peut faire le Conseil de Sécurité ?
Probablement pas grand-chose. Après de multiples menaces, l’AIEA a donc, la semaine dernière, transmis le dossier iranien à l’instance suprême des Nations unies, le Conseil de Sécurité. Motif : les multiples manquements de Téhéran à ses obligations de signataire du traité de non-prolifération. C’est apparemment une victoire pour les Etats-Unis, qui réclament ce transfert à cor et à cri depuis bientôt trois ans. Mais à quoi cette nouvelle étape peut-elle aboutir ?
Les quinze membres du Conseil vont d’abord probablement lancer un appel solennel – mais non comminatoire – à l’Iran. Puis, si Téhéran persiste, viendra le temps des sanctions. «Le Conseil ne pourra prendre que des mesures limitées, explique Bruno Tertrais, comme la restriction des déplacements des dirigeants iraniens ou le gel de leurs comptes à l’étranger.» Car il y a fort à parier que deux membres permanents ne voudront pas s’aventurer plus loin.La Russie, d’une part, qui vient de vendre des missiles sol-air à l’Iran et qui négocie, entre autres, la fourniture d’avions de chasse. Moscou redoute aussi une déstabilisation à sa frontière sud en cas de crise grave avec la République islamique. D’autre part, la Chine, qui s’apprête à signer avec Téhéran un gigantesque contrat pétrolier et gazier, indispensable à la poursuite de sa croissance économique.
Les Etats-Unis ne chercheront sans doute pas non plus à passer en force. Echaudés par le fiasco irakien de début 2003, ils veulent préserver l’unité – bien fragile – de la communauté internationale sur ce dossier. En fait, seule l’Europe, ou presque, envisage de prendre des mesures plus sévères à l’encontre de Téhéran. Depuis plusieurs mois, la France et la Grande-Bretagne réfléchiraient à la mise en place d’une batterie de sanctions « ciblées », qui « épargneraient » le peuple iranien. Elles ne toucheraient que le programme nucléaire, les gardiens de la révolution et les leaders du régime. Mais personne ne peut prévoir l’effet de telles mesures. Sous pression, les dirigeants iraniens pourraient décider d’accélérer leur course à la bombe au lieu de la ralentir.
7) Une action militaire contre l’Iran est-elle envisageable ?
Englués dans le bourbier irakien, les Etats-Unis n’envisagent pas vraiment cette éventualité – du moins à courte échéance. Mais alors que le ministre britannique des Affaires étrangères l’exclut «quelles que soient les circonstances», Washington veut, à l’évidence, pouvoir brandir cette menace. «Une seule chose serait pire qu’une intervention militaire : que l’Iran possède l’arme nucléaire», répète le sénateur républicain John McCain. Les stratèges du Pentagone font donc savoir qu’ils travaillent aux scénarios d’une attaque sur les sites nucléaires iraniens. Celle-ci pourrait venir de bombardiers furtifs B-2 stationnés dans le Missouri ou de sous-marins d’attaque qui croisent dans la région. A moins qu’elle ne vienne d’Israël : le ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz, originaire d’Iran, n’a-t-il pas déclaré : «En aucune circonstance Israël ne pourrait tolérer que l’Iran soit en possession d’armes nucléaires.» Les Israéliens affirment disposer de toute la puissance de feu nécessaire à ces frappes préventives. Mais des questions demeurent sur le rayon d’action des bombardiers de l’Etat hébreu.
En fait, une opération militaire ne servirait qu’à retarder le programme iranien, pas à le détruire. Car les Iraniens ont tiré les leçons du bombardement d’Osirak en 1981, en Irak : ils ont dispersé et enterré leurs installations. Seule l’usine de conversion d’Ispahan est située loin d’un centre urbain et semble peu protégée. De plus, les conséquences d’une telle opération pourraient se révéler catastrophiques pour la stabilité de la région. L’Iran pourrait contre-attaquer en lançant des missiles Shahab sur Israël et des bases américaines au Moyen-Orient. La République islamique pourrait aussi attiser la guerre confessionnelle en Irak et y organiser un soulèvement chiite contre les troupes américaines. Elle pourrait également relancer les attaques du Hezbollah sur le nord d’Israël. Quant à la fermeture du détroit d’Ormuz, par où transite près de 25% du pétrole mondial, elle ferait exploser le prix du baril…
8) Jusqu’où le pouvoir iranien est-il prêt à aller ?
S’il existe des tensions entre les différentes instances du pouvoir iranien, la question nucléaire unit plus qu’elle ne divise. Il y a même un consensus dans le pays à ce sujet. «Même ceux qui sont opposés à l’arme nucléaire, y compris l’avocate prix Nobel de la paix Chirin Ebadi, défendent le droit de l’Iran a la technologie nucléaire civile», dit Pascal Boniface. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait unanimité sur la manière de conduire les négociations. Trois attitudes sont perceptibles au sein du pouvoir à Téhéran. Il y a ceux qui sont favorables à la poursuite du programme nucléaire à tout prix. Ce premier groupe est celui du président Ahmadinejad et du journal « Kayan », qui a toujours soutenu que l’Iran devrait quitter le traité de non-prolifération. Le deuxième groupe, représenté par Ali Larjani, le chef des négociateurs du dossier nucléaire iranien, considère que la poursuite du cycle nucléaire «est un droit inaliénable de l’Iran» mais voudrait continuer les négociations dans le cadre des traités internationaux. Pour le troisième groupe, qui est aussi le plus marginal, le coût de la poursuite du cycle nucléaire dépasse ses avantages. Il soutient également un dialogue direct avec les Etats-Unis. L’ancien président Rafsandjani pourrait partager ce point de vue. Reste la grande inconnue : la position du Guide suprême, Ali Khamenei, ultime décisionnaire sur le dossier nucléaire.
Quoi qu’il en soit, le bras de fer nucléaire n’est qu’un des symptômes des nouvelles ambitions iraniennes. L’enlisement des Américains en Irak et la hausse du prix du pétrole permettent à Téhéran de revendiquer haut et fort le statut de puissance régionale. D’autant que l’Iran a vu sa position renforcée par la défaite de ses ennemis (Saddam Hussein et les talibans) et par la victoire de ses amis (les chiites aux élections en Irak, et le Hamas en Palestine). Persuadé qu’une confrontation avec l’Amérique est inévitable, le président iranien préfère précipiter cet affrontement alors que le rapport de force lui est favorable. Selon International Crisis Group, «nous ne sommes pas au début d’un conflit entre l’Iran et les Etats-Unis, mais au milieu de ce conflit qui a pour théâtres l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie, le Liban et Israël».
Chronologie de la crise iranienne
Août 2002 : un groupe d’exilés iraniens affirme que l’Iran construit en secret deux sites nucléaires. Des photos satellite confirmeront ces dires.
Décembre 2002 : l’Iran accepte des inspections de l’AIEA.
Juin 2003 : l’AIEA accuse l’Iran de ne pas révéler l’étendue de son programme nucléaire.
Octobre 2003 : après une rencontre avec les ministres des Affaires étrangères français, allemand et britannique, l’Iran accepte de suspendre ses activités d’enrichissement.
Septembre 2004 : l’Iran reprend ses activités de conversion de l’uranium. L’AIEA lui demande d’arrêter.
Novembre 2004 : l’Iran accepte de suspendre ses activités alors que commencent des négociations avec les trois Européens.
Août 2005 : le nouveau président iranien rejette l’offre européenne. L’usine de conversion d’Ispahan redémarre.
Septembre 2005 : rapport très dur de l’AIEA contre l’Iran.
Novembre 2005 : Moscou fait une autre proposition, elle aussi refusée par Téhéran.
Janvier 2006 : l’Iran reprend ses activités sensibles.
9 mars 2006 : l’AIEA transmet le dossier au Conseil de Sécurité.