Reportage

L’ordre des pasdarans

Ce n’est plus seulement un bruit de bottes. Venue des casernes, la menace se répand désormais par tous les canaux officiels du régime de la République islamique.

Un appel aux armes qui a pris ces derniers jours la forme d’un appel au meurtre. C’est l’ayatollah Haeri Shirazi, par exemple, qui affirme récemment sur la télévision d’Etat que les arrestations d’opposants sont une mauvaise stratégie parce qu’elles transforment ces contestataires en victimes, qu’il vaut mieux éliminer sans autre procès: «Le fait de les tuer est commandé par l’obéissance à Allah et au Prophète. Ne pensez pas que le Guide suprême soit coiffé d’un turban moelleux. L’imam caché le soutient et son turban est de fer. E brisera vos têtes.» Ou l’ayatollah fondamentaliste Ahmad Jannati, chef du Conseil des Gardiens, qui, pendant son prêche du vendredi à la grande mosquée de Téhéran, menace ouvertement de mort les leaders de la révolte.

«Laissez-nous les mains libres pour rendre aveugle l’oeil de la discorde», demande aussi l’éditorialiste de «Sob-e Sadegh» («Matin sincère»), la revue politique des gardiens de la révolution. Une prière adressée au Guide suprême pour lui signifier que l’armée idéologique du régime, pas encore directement impliquée dans la répression, s’impatiente. Car jusqu’ici les assassinats, les milliers d’arrestations, les fermetures de journaux ont été commis par les miliciens de quartiers, les bassidji ou les forces de sécurité en civil, les lebaschahsi. Or, loin d’intimider les protestataires, cette répression a au contraire renforcé la détermination d’une opposition peu structurée dont tous les observateurs avaient prédit l’épuisement.

La «république des képis»

«Jusqu’à quand le régime va-t-il tolérer d’entendre les opposants appeler de leurs voeux sa chute?», s’interroge Ramin, qui s’est rendu la semaine dernière, malgré l’interdiction formelle du régime, au cimetière de Behecht-e Zahra où a été enterré le neveu de Mir Hossein Moussavi, tué par balle lors des célébrations de la fête de l’Achoura, le 27 décembre. Selon lui, lors des derniers rassemblements, c’est à peine si ses amis opposants évoquaient encore la fraude électorale qui a déclenché la crise politique, il y a sept mois. Ce qu’ils réclamaient, c’est la démocratie et la fin du velayat, ce pouvoir suprême du Guide qui demeure le fondement du régime. Si bien qu’aujourd’hui, dans les rues de Téhéran ou d’Ispahan, on ne se demande plus si mais quand le Guide suprême va lâcher les pasdarans sur l’opposition.

Est-ce pourtant si simple de donner carte blanche aux ultras de la nouvelle nomenklatura militaire, des jusqu’au-boutistes qui veulent éradiquer la révolution de velours à l’arme lourde? Pas sûr. Car cela signifierait que le Guide décide de laisser les mains libres à un homme comme Abdollah Araghi, le commandant des gardiens de la révolution de Téhéran, qui a prétendu que les contestataires avaient prévu de renverser le régime bien avant le résultat des élections du 12 juin, affirmant: «Le régime n’est pas en position de perdre du temps en jugeant les saboteurs. La Sécurité nationale exige que ces saboteurs soient punis aussi vite que possible.» Ou au général Massoud Jazayeri, chef de la propagande du régime, qui a exigé des services de renseignement et de la justice une plus grande sévérité, déclarant: «Les traîtres ne devraient pas être autorisés à faire la fête…»

Pour ces anciens commandants de la guerre contre l’Irak, la révolte verte n’est pas une affaire politique mais un simple problème sécuritaire. C’est aussi ce dont Moshtaba Khamenei, l’héritier, celui qui commande à tout l’appareil sécuritaire des gardiens de la révolution, voudrait convaincre son père. Tous appellent de leurs voeux l’instauration d’un état d’urgence qui les affranchirait une fois pour toutes du carcan juridique. Mais en Iran la Constitution ne permet la déclaration de l’état d’urgence qu’en temps de guerre, et pour moins de trente jours. Et l’ayatollah Ali Khamenei sait qu’une loi martiale risque de provoquer un embrasement. D’où sa volonté de temporiser, en ordonnant des assassinats ciblés, comme celui du neveu de Mir Hossein Moussavi, ou des arrestations périphériques, comme celle de la soeur de Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, qui visent à intimider les meneurs de la contestation. Surtout, il voudrait éviter d’imposer un régime d’exception qui le rendrait lui-même prisonnier de cette armée à laquelle il devrait sa survie politique.

Néanmoins, l’omniprésence d’une junte militaire devient de plus en plus évidente au fur et à mesure que la République islamique divorce de son clergé: «Depuis les événements de l’Achoura, la République islamique n’est décidément plus celle des mollahs mais celle des képis», analyse un militant de l’opposition. Car en ce jour sacré entre tous pour les chiites, les nervis du régime ont ouvert le feu sur la foule, ce que même la Savak, la redoutable police politique du shah n’avait pas osé faire à la veille de la révolution de 1979. Un tabou a été levé. Et dans un pays où l’on revit de manière passionnelle et incarnée la tragédie de Hussein, le petit-fils du Prophète, assassiné en 680 à Kerbala, chaque camp accuse l’autre d’être son Yazid, le calife omeyyade qui assassina le saint.

Qom, centre de la contestation

A coup d’anathèmes, le régime excommunie désormais les plus hauts dignitaires religieux qui osent condamner la répression. Comme à Shiraz, où les bassidji ont chanté des slogans contre l’ayatollah Dastgheib, un des marja (source d’imitation) d’Iran, membre de l’Assemblée des Experts. Une autre fois, c’est la maison de l’ayatollah Sanei qui était attaquée par des miliciens en civil. «Sur huit sources d’imitation religieuse en Iran, il n’en reste plus qu’un, l’ayatollah Nouri Hamadani, pour soutenir inconditionnellement le régime. La légitimité religieuse de la République islamique s’érode un peu plus chaque jour», décrypte un journaliste iranien qui préfère garder l’anonymat.

Qom, le Vatican iranien, est devenu l’un des centres de la contestation. Le 21 décembre dernier, les funérailles du grand ayatollah dissident Hossein Ali Montazeri ont tourné à la manifestation antigouvernementale. Théoricien de la révolution islamique de 1979 et artisan de la Constitution de la République islamique, l’ayatollah devait succéder à l’imam Khomeini jusqu’à ce qu’il prenne ses distances avec les dérives du régime et son principe fondateur du vehyat-e faqih, le «gouvernement du docte» qui confère au religieux la primauté sur le pouvoir politique. «Montazeri n’est pas mort, c’est le gouvernement qui est mort», scandait la foule qui suivait son enterrement en arborant des foulards, écharpes ou bracelets verts, signes de ralliement de l’opposition.

Un gouvernement de l’ombre

«Il y a encore des mollahs autour du Guide suprême, mais ils ont fait toute leur carrière dans les casernes. Sous le turban, on voit leur casquette», assure un universitaire iranien, en prenant l’exemple du général-ayatollah Saleh, membre des gardiens de la révolution, et qui supervise les questions nucléaires. Les gardiens sont-ils devenus les nouveaux apparat- chiks de ce régime en crise? Selon Mohsen Sazegara, un dissident qui fut l’un des fondateurs des gardiens de la révolution, cité par le rapport de la Rand Corporation: «Ils sont comme un croisement entre le Parti communiste, le KGB, une multinationale et la mafia.»

Déjà, plusieurs mois avant les élections de juin 2009, la militarisation du pays était effective. C’est à ce moment-là que les divisions des gardiens, auxquelles ont été incorporées les milices des bassidji, ont investi chacune des trente provinces d’Iran. Les gardiens ont alors formé un gouvernement de l’ombre qui a peu à peu dominé toutes les autres instances du pouvoir. Ils contrôlent non seulement des pans entiers du secteur judiciaire – les quartiers des prisonniers politiques, comme les sections 209 et 601 de la prison d’Evine à Téhéran – mais aussi les installations portuaires, les télécommunications et le bâtiment. C’est le «milibusiness»: les gardiens sont les premiers entrepreneurs de l’Iran. Ils ont notamment le monopole du commerce illégal de contournement de l’embargo. «Les sanctions, loin d’affaiblir la nomenklatura militaire du pays, la renforcent et transforment les généraux en millionnaires dont vous pouvez voir les placements fructifier dans les pays du Golfe ou s’effondrer comme dans la crise de Bubaï…», explique un économiste iranien. Cette mainmise des gardiens de la révolution sur l’économie de l’Iran, favorisée par le président Ahmadinejad, a été confortée par le dé- cuplement de leur influence politique à la faveur de la crise politique de ces derniers mois.

Pourtant, les gardiens de la révolution ne sont pas encore prêts à prendre seuls les rênes du pouvoir: «Ils n’ont pas produit de personnalités représentant les différents courants politico-militaires qui pourraient être les chefs d’une junte, assure un analyste iranien, mais avec l’affaiblissement de Khamenei, cela ne saurait tarder.» Certains proches du régime admettent que Khamenei est déjà de plus en plus dépendant de sa garde rapprochée, la division Mohammad Rassoul Allah commandée par le général Arahi. Avec la crise, le Guide suprême a aussi perdu son rôle d’arbitre entre des factions rivales qui se neutralisaient jusqu’à présent. Et depuis qu’il est privé du soutien des mollahs, donc de sa légitimité religieuse, il est autant cerné que protégé par ses gardiens. Reste que, comme tous les centres de pouvoir de l’Iran, les gardiens de la révolution sont divisés. Les idéologues sectaires et les sécuritaires s’opposent aux affairistes pragmatiques qui, ne pouvant quitter le pays leur fortune sous le bras comme l’avaient fait les barons du shah, sont enclins à trouver un compromis avec l’opposition.

Face à ce pouvoir sous pression, la stratégie de l’opposition est de gagner du temps. Comme l’explique un étudiant de l’université de Téhéran: «Nous devons rester un mouvement de désobéissance civile. Burer coûte que coûte. En attendant qu’ils se déchirent.»

SARA DANIEL