Reportage
Libye: les assassins de Benghazi
C’est un groupe de combattants djihadistes proche d’Al-Qaida qui aurait mené l’attaque contre le consulat américain.
A Benghazi, l’angoisse vespérale vous saisit dès que la nuit tombe et que l’on commence à épier les clameurs de protestation qui secouent régulièrement, depuis la chute de Kadhafi, la torpeur de cette ville de province. « En espérant que nous ne mourrons pas cette nuit », écrivait Sean Smith, l’expert informatique du consulat, à l’un de ses partenaires d’un site de jeux en ligne quelques heures avant de mourir avec l’ambassadeur américain en Libye, Chris Stevens, et deux soldats du corps des marines.
Ce soir-là, vers 20h30, racontent les témoins et les voisins, une centaine d’hommes arborant de longues barbes, armés pour certains de lance-roquettes, attaquent le consulat et font fuir les policiers qui gardaient les lieux. Profitant d’une accalmie, les diplomates américains parviennent alors à s’échapper pour gagner une propriété à la périphérie de la ville, louée par l’ambassade pour y servir de refuge. Seul l’ambassadeur Stevens reste bloqué dans le bâtiment où il sera découvert, mort par asphyxie, plusieurs heures plus tard, par une foule de curieux. Pendant ce temps, huit marines arrivés de Tripoli essaient de libérer les diplomates américains retranchés dans leur refuge, qui essuient une nouvelle attaque. Deux d’entre eux seront tués et plusieurs des Libyens qui les escortaient, blessés.
Norman Benotman, un ancien djihadiste libyen qui se consacre désormais à l’étude de ses anciens camarades de combat au sein de la Quilliam Fondation à Londres, en est convaincu: l’indignation suscitée par le film « l’Innocence des musulmans » n’a été qu’un prétexte. Il ne croit pas à la thèse d’une manifestation qui aurait mal tourné, d’abord parce que la date choisie, le 11 septembre, désigne clairement les djihadistes d’Al-Qaida, toujours très attachés aux dates symboliques. « Il est rare que l’on vienne avec des lance-roquettes pour participer à une manifestation spontanée et pacifique… et cela fait six mois que le film circule sur le Net », fait-il remarquer.
L’attaque ferait donc suite à la vidéo diffusée par la tête pensante d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, qui exhortait les musulmans à venger la mort de Yahya al-Libi, l’un de ses adjoints, lui-même d’origine libyenne, tué en juin dernier par un drone américain dans les zones tribales pakistanaises. « Son sang vous appelle, vous commande et vous presse à combattre et à tuer les croisés », éructait le docteur égyptien. Selon les contacts de Norman Benotman à Benghazi, l’assaut aurait été mené par les Brigades Omar Abdul Rahman, qui exigent la libération d’Abdul Rahman, le cheikh borgne responsable du premier attentat contre le World Trade Center à New York en 1993, détenu aujourd’hui dans une prison de Caroline du Nord. Ce groupe a commis deux attentats à Benghazi, le premier en mai dernier, contre le bâtiment de la Croix-Rouge internationale (CICR), le second en juin, déjà contre le consulat américain.
Mais l’attaque pourrait aussi être le fait de plusieurs autres milices extrémistes qui ont intérêt à attiser la colère du peuple. Le groupe Ansar al-Charia, dirigé par un ex-prisonnier de Guantanamo, par exemple, ou des combattants de l’Aqmi venus de l’étranger, du Yémen ou du Mali, comme semble le penser le gouvernement libyen qui a procédé à une cinquantaine d’arrestations. Depuis la chute du régime de Kadhafi, l’est de la Libye, en particulier la région de Derna, compte un certain nombre de groupuscules extrémistes prêts à en découdre avec l’Occident. Or, depuis la guerre, ils ont mis la main sur un armement important, lance-roquettes, lance-missiles, pièces d’artillerie, issu de l’arsenal libyen. En avril dernier, Abdulbasit Azuz, l’un des compagnons d’Al-Zawahiri en Afghanistan, qui commande une centaine d’hommes à Derna, s’est senti suffisamment fort pour organiser un grand rassemblement sur la place principale de la ville.
Il aurait aussi dépêché des militants à Ajdabia et à Marsa el-Brega pour tenter d’étendre le réseau d’Al-Qaida à l’ouest du pays. Dans un télégramme diplomatique daté de 2008 et révélé par WikiLeaks, l’ambassadeur Stevens avait déjà alerté sa hiérarchie sur la montée du fondamentalisme à Derna et dans l’est du pays, qui lui semblait être devenu le principal vivier libyen d’Al-Qaida. Il y soulignait les conséquences du chômage, l’acharnement particulier de Kadhafi contre cette ville, et l’influence déjà croissante des combattants islamistes de retour d’Afghanistan.