Reportage

Libye «Si l’Occident ne nous aide pas à éliminer Kadhafi…»

Avec les djihadistes de Derna.

Des combattants islamistes ont-ils investi les rangs de l’insurrection, comme on le répète à Tripoli? Les services secrets occidentaux n’y croient pas. Et pourtant.
Abdelkarim al Hasadi © Paul Assaker

Pour renverser Kadhafi, ce n’est pas de l’Otan dont nous avons besoin, c’est de Dieu!» Abdelkarim alHasadi, l’homme qui se tient devant moi dans sa veste de camouflage se définit comme un militaire et un croyant qui dirige une katiba (camp d’entraînement) forte de près d’un millier d’hommes. Il enrage quand on évoque l’organisation de défense qui a repris ses bombardements autour d’Ajdabiya: « Quand un homme se noie, il tend la main à n’importe qui, même au diable. » La tête d’Al-Hasadi a été mise à prix par Kadhafi. Au cours d’une réunion avec les ambassadeurs des pays de l’Union européenne, Khaled Kaïm, le vice-ministre libyen aux Affaires étrangères, a affirmé que ce membre d’Al-Qaida a établi un émirat islamique en Cyrénaïque, qu’il impose le port de la burqa et liquide les personnes qui refusent de se plier à ses oukases religieux.

Qui sont vraiment les révolutionnaires soutenus par l’Occident? Des fondamentalistes se sont-ils immiscés dans les rangs des insurgés anti-Kadhafi? Ces questions hantaient les chancelleries, en particulier le Sénat américain. Les services secrets et les experts avaient fini par répondre non. Certes très dévots, les membres du Conseil national de Transition ne sont-ils pas profondément acquis aux principes démocratiques? Et s’il est vrai que les quelques barbus au visage fermé qu’on croise parfois sur la ligne de front ont l’air moins malhabiles que les autres à manier le lance-roquettes, ils semblent faire figure d’exception. D’ailleurs la rhétorique de Kadhafi, qui, dans une logorrhée délirante, affirmait devant des journalistes médusés que « tout son peuple l’aimait et que cette révolte était fomentée par Al-Qaida», avait fini par nous faire croire que cette propagande grossière était sans aucun fondement. D’autant que le Guide s’était employé à éradiquer tous les groupes extrémistes, à commencer par le Groupe islamique de Combat libyen, rallié à Al-Qaida en 2007. Le discours d’ Abdelkarim al-Hasadi montre que la situation est sans doute un peu plus complexe.

Cacophonie de prêches

Pour rencontrer Al-Hasadi, il faut quitter Benghazi et ses révoltés, qui ont soif de démocratie, de liberté d’expression, et qui crient chaque jour leur haine de Kadhafi sur la Corniche. Emprunter la route de l’est, passer devant les ruines désertées de Cyrène, la première ville édifiée par les colons grecs au VIsiècle avant Jésus-Christ. Se rendre au pied du plateau qui marque la fin des pâturages verts du djebel Akhdar, à Derna, une ville de 120 000 habitants qui étale ses barres d’immeubles léprosés par l’air marin. Derna qui a payé au prix fort son soulèvement contre Kadhafi en 1995 et dont les habitants prétendent que chaque famille a eu un prisonnier, un torturé ou un martyr. Derna, la seule ville de Cyrénaïque où les hommes ne serrent pas les mains des femmes et où celles-ci sont presque toutes en burqa. Ici, le vendredi, c’est une cacophonie de prêches qui émanent des trentecinq mosquées de la ville.
Abdelkarim al-Hasadi était l’imam d’une de ses mosquées jusqu’à ce que sa participation à la révolte islamique de 1995 ne le contraigne à l’exil. Martial, précis, ce qui surprend lorsque l’on parle avec Al-Hasadi, c’est la franchise presque brutale avec laquelle il assume sa haine de l’Occident et son extrémisme religieux. Il admet avoir mené le djihad en Afghanistan où il a passé cinq ans de 1997 à 2002: «Madame, on ne se rend pas en Afghanistan pour garder des moutons… » Il y a fréquenté tous les « bad guys » recherchés par les forces américaines: «Je vous mentirais si je vous disais que je n’ai pas rencontré les grands héros de la oumma. Je n’ai pas eu la chance de combattre aux côtés d’Oussama Ben Laden, mais j’ai fréquenté Ayman al Zawahiri [numéro deux d’Al-Qaida]. »

Arrêté en 2002 à Islamabad par les Américains, il a été transféré d’une geôle secrète à l’autre, pour finalement atterrir à Bagram, la grande base américaine de Kaboul. Ironie de l’histoire, c’est Seif al-Islam, le fils de Kadhafi, qui, avec son organisation d’aide aux prisonniers, a négocié sa relaxe auprès des Américains. Depuis son retour en Libye en 2002, Al-Hasadi a passé la plus grande partie de son temps en détention, dont trois ans dans la sinistre prison d’ Abou Salim, où il a subi les pires sévices. Son expérience carcérale explique qu’il haïsse autant les Etats-Unis que Kadhafi. «Je savais depuis longtemps qu’en réalité ils se fichent des droits de l’homme, explique le cheikh. Et s’ils n’interviennent pas pour arrêter le massacre de Misourata, ce qu’ils pourraient faire facilement, c’est parce qu’ils ont passé un accord secret avec Kadhafi… »

Ex-djihadistes

Quel rôle joue Al-Hasadi au sein du Conseil national de Transition de la révolution libyenne? Membre du conseil de Derna, il est responsable de la sécurité de l’est de la Cyrénaïque. «Nous avons quadrillé la région pour nous substituer aux miliciens de Kadhafi », explique-t-il. Et s’il commande une katiba de combattants de Dieu, c’est avec la bénédiction du général Abdel Fattah Younes, le chef militaire de l’insurrection. Cette semaine, il a acheminé des armes à Misourata, entraîné des combattants à Benghazi, récupéré et adapté tous les missiles antiaériens qu’il a pu trouver dans les casernes abandonnées de Derna. Lorsqu’il se rend sur le front, c’est incognito, car les hommes de Kadhafi le recherchent. La semaine dernière encore, on a tenté de l’abattre, mais l’homme chargé de son exécution y a renoncé puis s’est confessé au chef militaire, qui semble inspirer un grand respect à Derna. Pendant toute notre conversation, Al-Hasadi a reçu des appels de gens qui voulaient savoir s’il avait été blessé et comment il se portait.

Selon Achour Bourachid, l’un des membres du Conseil de Transition, originaire de Derna, Al-Hasadi est sous l’autorité du conseil, donc inoffensif. Cet avocat évoque les Lumières et la Révolution française. Il ne s’offusque pas de la présence des fondamentalistes au coeur de la révolution: « Nous sommes tous musulmans, dit-il. Nous sommes dans la phase de libération nationale. Ce n’est pas le moment d’exacerber nos différences. Nous commencerons à nous inquiéter lorsque ces gens s’exprimeront!»
Al-Hasadi a trois femmes, l’une afghane, les deux autres libyennes, et douze enfants. Il souhaite l’instauration de la charia. «N’est-ce pas son droit?» argumente Achour Choukri Assi, l’un des imams de la mosquée Qaramanli de Derna, la plus grande mosquée à coupoles de Cyrénaïque. Il a lui aussi passé le plus clair de son temps en prison pour «extrémisme»: «Nous sommes nombreux à appeler de nos voeux une démocratie qui respectera nos coutumes religieuses », dit-il. A Derna, personne ne songerait à se priver des compétences militaires d’un combattant du djihad qui affirme avoir étudié l’histoire de Che Guevara et même rédigé un précis sur la technique de la guérilla. Or le regard du stratège islamiste sur l’insurrection est sombre: «Nous n’avons pas d’armes, les chabab, ces jeunes insurgés inexpérimentés, restent dans nos jambes et nous gênent. Militairement, Kadhafi est le plus fort. Heureusement, il ne va pas dans le sens de l’histoire. Ses jours sont comptés. »

Pour pallier les insuffisances de l’Otan, l’expert en guérilla explique qu’il entraîne des volontaires originaires de Derna qui ont tous été réprimés par le régime à cause de leurs convictions religieuses. A l’entendre, tous les habitants de la ville sont prêts à aller se battre contre Kadhafi. Parmi ces jeunes qui assurent la sécurité de Derna en attendant de monter au front, à Ajdabiya ou à Brega, il y a Tarek al-Majri, étudiant à la faculté des beaux-arts. Comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, il raconte qu’il était parti se battre en Irak en 2003 pour prêter main forte aux forces de Saddam Hussein contre les Américains. Tarek s’était inscrit sur les registres ouverts par Kadhafi pour enrôler des Libyens dans la défense de Bagdad: « Mais notre départ était sans arrêt remis et, avec mes amis, nous avons décidé de partir par nos propres moyens. » Avec des ingénieurs, des avocats et des médecins libyens, il s’est rendu d’abord au Caire, puis en Syrie, où, devant l’ambassade irakienne, des bus attendaient pour les acheminer en Irak. Les fedayin de Saddam les ont cachés dans les écoles pendant les bombardements. Puis le jeune homme a été blessé alors qu’il était couché sur le dos pour recharger sa kalachnikov, le jour même où les Américains se sont emparés de Bagdad. Il a été très déçu par la rapidité avec laquelle ses frères irakiens se sont rendus: «Nous, nous nous battrons jusqu’au bout! », affirme l’étudiant, qui finit par admettre que Saddam Hussein était un tyran aussi sanguinaire que Kadhafi, même s’il ne regrette pas d’avoir « défendu un peuple arabe contre une invasion étrangère ».

Abdul Salam al-Gadi, ancien joueur de football de l’équipe de Derna, est lui aussi un exdjihadiste qui attend d’être mobilisé. Après le soulèvement de 1995, il avait quitté la Libye pour rejoindre l’idéologue islamiste Hassan al-Tourabi au Soudan. Puis il s’est battu en Afghanistan aux côtés des fidèles de Ben Laden. En 2002, il fuit vers l’Iran, où il sera arrêté par la Sepah, la police politique du régime des mollahs. Dès lors et jusqu’à la chute du régime de Kadhafi en Cyrénaïque, il ne sortira plus de prison. Des geôles iraniennes à celles de Kadhafi en passant par les prisons américaines d’Afghanistan comme Bagram, où les agents de la CIA lui demandaient pourquoi tous les djihadistes libyens venaient de Derna… « C’est vrai, nous ne sommes pas des anges, reconnaît Al-Gadi. Ce n’est que pour chasser Kadhafi que je soutiens les frappes des infidèles. »

«Encore faudrait-il qu’ils s’impliquent vraiment dans la bataille », s’énerve Abdelkarim al-Hasadi, qui ne décolère pas contre la coalition militaire occidentale. Le chef militaire islamiste prévient que, si la communauté internationale tergiverse trop, son cauchemar pourrait se réaliser: « Nous avons une grande frontière avec l’Algérie, où se trouve Al-Qaida. Le gouvernement de la Tunisie est extrêmement faible et l’Egypte est instable. Pour l’instant, on tient les frontières, mais si l’Occident refuse de nous aider, alors on devra se tourner vers d’autres forces », menace Abdelkarim en laissant entendre qu’il a gardé d’excellents contacts avec ses anciens camarades de djihad: « Contrairement à ce qu’affirme Kadhafi, je ne fais plus partie d’Al-Qaida. Mais si la situation d’instabilité perdure, je n’hésiterai pas à avoir recours à eux!»